Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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réalisme (suite)

Le réalisme à l'étranger

Les éléments constitutifs du réalisme expliquent qu'il se soit diversement développé suivant les aires culturelles et les littératures nationales. C'est une constatation courante chez les écrivains anglais et américains du XIXe s. que le réalisme anglophone est limité, dans son approche du réel, par un souci de la convention : la réalité de la moyenne humaine devient moyenne morale, et se confond souvent avec une timidité de la représentation et une attention portée aux conduites recevables. Tel est le réalisme tempéré que Howells expose dans ses romans ; tel est celui que James définit par une alliance subtile de principes éthiques et de considérations esthétiques. Thackeray ne sépare pas le réalisme d'une dénonciation de la comédie sociale, tandis que George Eliot unit réalisme et analyse des mobiles psychologiques pour noter le jeu de l'avidité et de la déception, du matérialisme et de l'idéalisme. Gissing, plus naturaliste que réaliste, assimile l'intention réaliste à une description de classe : l'évocation de la pauvreté et du monde du prolétariat. Convenance ou plongée dans la misère, le réalisme est toujours marqué au coin du pessimisme qui commande la fatalité sociale et les limites anthropologiques de toute existence : Thomas Hardy donne les romans de cette double fable qui est déjà une récusation de l'objectivité réaliste. Le réalisme américain, suivant les antinomies du mouvement, est d'abord un réalisme culturel (James, Howells) avant de devenir avec Frank Norris un réalisme social et d'aboutir au naturalisme (Upton Sinclair, Theodore Dreiser). Stephen Crane fonde l'objectivité réaliste sur l'enquête sociale. Le réalisme tempéré d'Howells, réfracté par la « Genteel Tradition », donne le réalisme de la mondanité bourgeoise (Edith Wharton).

   En Russie, le réalisme de Gorki, de Leonid Andreïev, caractérisé ici par une attention au banal dans des situations d'exception et là par une perception des extrêmes et des partages sociaux, a pour antécédents les œuvres de Gogol, de Tourgueniev, de Saltykov, de Pissemski, de Leskov, de Tolstoï et de Tchekhov. Le réalisme reste toujours inséparable de l'attention portée aux mouvements politiques et sociaux qui ébranlent l'empire tsariste et qui, lisibles dans tous les milieux, se résument en deux rappels dominants : servage, socialisme. Cet environnement politique aiguise l'observation des groupes, des comportements, et définit le réalisme comme une constante du roman russe de la seconde moitié du XIXe s.

   En Allemagne, les conditions idéologiques et politiques retardent le développement du réalisme. C'est avec Theodor Fontane que l'influence du réalisme européen devient notable, encore que l'écrivain ne montre pas les centres réels de la société, mais saisisse le quotidien et l'ensemble social par leur incidence sur les sentiments et sur les mœurs. Le réalisme trouvera un prolongement dans le naturalisme de Holz et de Gerhart Hauptmann.

   Dans les littératures scandinaves, le réalisme, illustré par les romanciers danois, M. A. Goldschmidt et H. E. Schack ; sous l'influence de Georg Brandes, ce réalisme devient naturalisme avec J. P. Jacobsen et S. Schandorph, tandis qu'en Suède des romancières, Sofia von Knorring, E. Flygare-Carlén, Frederika Brenner, imposent, à travers une inspiration féministe, une esthétique réaliste.

   Ce même passage d'un réalisme débutant à une esthétique naturaliste est observable en Italie ; Giuseppe Rovani et Ippolito Nievo font la transition entre roman historique et roman naturaliste, et qui aboutit au vérisme, illustré par Cesare Tronconi, Carlo Dossi, Alfredo Oriani, et, plus remarquablement, par Giovanni Verga et Luigi Capanua, dont le roman Giacinta étudie un cas pathologique d'une manière qui rappelle à la fois Flaubert, les Goncourt et Zola.

   En Espagne, la comtesse Emilia Pardo Bazán, qui pratique le conte à la manière de Maupassant et cherche dans des tranches de vie le secret de la physiologie de l'organisme social, fera connaître à ses compatriotes le naturalisme français et le roman russe. Benitos Peréz Galdós, peintre de la petite bourgeoisie madrilène, évoquera les mutations de la société espagnole dans une suite de romans qui composent une vaste épopée prosaïque.

   En Amérique latine, le dénominateur commun de la littérature réaliste est dans la production de romans à thèse et dans la volonté des écrivains d'user d'une technique européenne pour développer des thèmes autochtones. Dans son ensemble, le réalisme latino-américain permet aux écrivains de se dégager du romantisme, avant de déboucher sur le naturalisme, d'où sortira le roman contemporain. Il est, avec le naturalisme, le dernier courant inspiré exclusivement par la littérature européenne.

Réalisme et modernité

Pour M. de Certeau (l'Invention du quotidien, I, « Arts de faire », 1980), le roman réaliste du XIXe s. trouve déjà son véritable espace moins, comme on le pense traditionnellement, dans la dynamique de l'époque (industrialisation, massification, aliénation) que dans la description de « micro-histoires », d'aventures personnelles et subjectives d'êtres et de pratiques laissés pour compte par l'aventure scientifique et culturelle moderne : « La littérature se mue en répertoire de ces pratiques dépourvues de copyright technologique. » Le réalisme ne rend donc compte que d'une partie du réel, celle qui est promise au moins d'avenir. Il va rejoindre par là (ou annoncer) le folklore (et la littérature ethnologique) et la psychanalyse (les Krankengeschichte, les « histoires de malades » de Freud) – qui rétablissent le discours de ce qui n'a plus ni langage ni lieu propre. On comprend donc l'intérêt que ceux qui voient plus haut et plus loin (Balzac, Zola) portent à la science de leur temps et leur tentative d'intégrer leur œuvre à une structure scientifique (la Comédie humaine : Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire ; les Rougon-Macquart : la biologie naissante). Au XXe siècle plus encore, le portrait du monde apparaît comme une entreprise utopique et l'encyclopédie du réel a cessé d'apparaître traduisible dans un lexique. Les choses sont intrinsèquement multiples et appellent des descripteurs spécifiques. L'encyclopédie n'est plus le cercle commun du savoir, mais la bibliothèque des réseaux qui cadastrent le commun des jours. Cette perdition assurée des signes, qui a conduit à tenir la littérature pour parente de quelque autonomie et vacuité du signifiant, interdit toute adhésion simple au monde et au langage ; elle exclut l'œuvre assertorique et généralise l'évidence de la modernité : il n'y a plus l'écrivain et le monde, mais l'écrivain seul, non par quelque malédiction, mais parce qu'il n'y a plus rien à dire du monde, dans l'ordre des vérités de fait.

   En ce sens, le relevé moderne des langages permet de revenir au langage comme acte et topologie. La réappropriation littéraire des langages assure paradoxalement un retour au réel, en ce que ce réel appelle toujours la singularité des signes. Cette représentation, qui est acte de présentation, devient manière de couvrir le réel de façon ponctuelle et constante, hors d'un langage véritablement partagé. Elle prête à la lettre l'évidence de l'objet.