Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
A

Algérie (suite)

Littérature de langue française

Phénomène relativement récent puisqu'elle ne commence qu'au XXe siècle tout en étant beaucoup plus importante que la littérature de langue arabe du même pays, la littérature algérienne de langue française, portée par l'actualité mouvementée de la colonisation puis de la décolonisation, et enfin celle du terrorisme, pose des problèmes de délimitation de son « corpus » : si les écrivains arabo-musulmans en forment le corps essentiel, on ne peut pour autant s'interdire de considérer comme écrivains algériens les Français nés ou ayant vécu en Algérie, découvreurs fascinés comme Isabelle Eberhardt (Mes journaliers, 1923) ou parole populaire des petits colons chez Antoine Robinet, dit Musette, qui créa dès 1896 le personnage truculent de Cagayous, ou encore chantres de la colonisation et de la latinité comme Louis Bertrand (le Sang des races, 1899), Robert Randau (les Colons, 1907). Ces derniers fondèrent en 1919-1920 le mouvement « algérianiste », avec J. Pomier, L. Lecoq et Charles Hagel, et autour d'eux se développait une littérature coloniale à travers les œuvres d'Albert Truphémus, Charles Courtin, Paul Achard, René Janon, Stéphane Chaseray, ou encore de femmes comme Élissa Rhaïs, Maximilienne Heller, Marie Bugéja, Magali Boisnard, Jeanne Faure-Sardet. Lucienne Favre observe « tout l'inconnu dans la casbah » , tandis que Ferdinand Duchêne se fait le peintre de la Kabylie. Parallèlement se développait un courant poétique avec Edmond Gojon, Albert Tustes, Léo Loup, Alfred Rousse, Edmond Brua. L'algérianisme est dépassé vers 1935 par le « méditerranéisme », si l'on peut qualifier ainsi le courant dit de l'« école d'Alger », que cherche à définir Gabriel Audisio dans Jeunesse de la Méditerranée (1935). Et dans la mouvance des éditions Charlot, fondées à Alger en 1936, de nouveaux auteurs se manifestent : Albert Camus, Emmanuel Roblès, Claude de Fréminville, René-Jean Clot, Jules Roy, Marcel Moussy, Jean Pélégri. Les écrivains musulmans dont on parle davantage depuis ne peuvent être décrits si l'on oublie ce cadre littéraire assez riche qui les vit émerger, et dont les derniers écrivains cités ont souvent été pour eux source d'encouragements et d'appuis.

Débuts de la littérature algérienne proprement dite

La littérature algérienne proprement dite, malgré des prédécesseurs célèbres comme Jean Amrouche (Étoile secrète, 1937), ne fut cependant perçue comme telle qu'à partir du début des « événements », dans les années 1950. Les premiers romanciers, comme Mouloud Feraoun (la Terre et le Sang, 1953) ou Mouloud Mammeri (la Colline oubliée, 1952), Mohammed Dib « 1re manière » (la Grande Maison, 1952 ; l'Incendie, 1954), décrivent, en partie pour répondre à la demande de militants français des droits de l'homme, des textes décrivant la société traditionnelle chez les premiers, ou moderne chez le troisième, dont l'optique est déjà plus revendicative. La véritable révolution littéraire devait arriver en 1956 avec Nedjma, de Kateb Yacine, qui en bouleversant les modèles d'écriture, et particulièrement de description, importés (le genre romanesque n'a pas de tradition dans la littérature arabe), posait indirectement la question de la nécessité d'une maîtrise du dire sur soi dans une situation de dépendance culturelle autant que politique.

   Après Nedjma, la description ethnographique des premiers textes laisse la place à une littérature plus « engagée », dénonçant en particulier la contradiction entre le discours humaniste français et le système colonial. C'est le cas avec les premiers romans d'Assia Djebar (la Soif, 1957 ; les Impatients, 1958 ; les Enfants du Nouveau Monde, 1962), laquelle devint peu à peu la voix des femmes vivant plus que les hommes encore ces contradictions culturelles, et de Malek Haddad (Le quai aux Fleurs ne répond plus, 1961), d'abord connu comme poète de la guerre d'Algérie (Écoute et je t'appelle, 1961). Et, déjà, le récit onirique de la guerre par Mohammed Dib dans Qui se souvient de la mer (1962) met à nouveau en question l'efficacité du réalisme devant l'horreur.

La modernité des années 1970-1980

Loin de tarir lors des indépendances avec l'arabisation, comme on l'annonçait, cette littérature connut au contraire depuis la fin des années 1960 un développement sans précédent, qui reposa d'abord sur une dynamique virulente d'opposition politique aux nouveaux régimes en place, dont les symboles les plus connus sont les romans le Muezzin (1968) de Mourad Bourboune, la Répudiation (1969) de Rachid Boudjedra, ou Mémoire de l'absent (1974) de Nabile Farès, ou encore les jeunes poètes rassemblés autour de l'émission Poésie sur tous les fronts de Jean Sénac, lequel publia en 1971 une Anthologie qui s'arracha en quelques jours, cependant que la mauvaise production de commande des éditions officielles restait sur les rayons des libraires. Cette dynamique d'opposition politique, porteuse, certes, comme l'avait été dans les débuts l'attente documentaire des premiers lecteurs européens, installe cependant les auteurs dans une sorte de malentendu qui n'était pas propre à la littérature algérienne : plutôt que par un simple développement de thèmes d'opposition dans une écriture traditionnelle, ces écrivains prétendaient être subversifs au niveau de leur écriture, volontiers éclatée, dont ils revendiquaient la modernité.

   À la même époque cependant, l'interrogation identitaire de Mohammed Dib nous vaut quatre romans graves comme la Danse du roi (1968), Dieu en Barbarie (1970), le Maître de chasse (1973), Habel (1977), cependant que Kateb nous gratifie de l'écriture atypique du Polygone étoilé (1966), puis tente une intéressante expérience de théâtre d'agitation politique en arabe dialectal. Et Assia Djebar développe dans ses meilleurs romans (l'Amour, la Fantasia, 1985 ; Ombre sultane, 1987 ; les Nuits de Strasbourg, 1997) un travail intéressant sur la voix féminine et la mémoire, historique, autobiographique, dont on peut retrouver certains aspects sous une forme plus violente dans l'œuvre abondante de Rachid Boudjedra (le Démantèlement, 1982), qui se développe désormais en deux registres parallèles : celui, exubérant et provocant de ses débuts, dans Topographie idéale pour une agression caractérisée (1975) ou la Macération (1985), et celui, plus discret, de l'Escargot entêté (1983), la Pluie (1987) et surtout Timimoun (1994), peut-être son meilleur roman.

Situation actuelle

L'aggravation de la situation politique algérienne depuis la fin des années 1980 et sa perte progressive d'un sens cohérent vont aller de pair avec la fin de cette subversion formelle collective de la modernité des années 1970, au profit d'un retour dans les textes d'un référent brut, dont l'horreur semble évacuer, avec le sens politique, l'élaboration formelle. On peut de ce point de vue décrire l'évolution de Rachid Mimouni : de l'écriture « moderne » très proche de Kateb dans le Fleuve détourné (1982) à l'irruption du réel brut dans Tombéza (1984), puis à la déliquescence formelle voisine de celle du référent décrit dans la Malédiction (1993). Les années 1990 vont voir ainsi une sorte de dissémination d'auteurs nouveaux entre des éditeurs de plus en plus dispersés, mais aussi des genres peu connus jusque-là, comme le roman noir greffé sur la violence politique du pays par lequel se signale surtout Yasmina Khadra, pseudonyme d'un officier qui a quitté l'armée récemment (Morituri, 1997 ; les Agneaux du Seigneur, 1998). Les témoignages souvent inégaux et éphémères se multiplient, mais des écrivains de grande valeur s'affirment également, comme Malika Mokeddem (l'Interdite, 1993 ; la Nuit de la lézarde, 1998) ou Boualem Sansal (le Serment des Barbares, 1999 ; l'Enfant fou de l'arbre creux, 2000), et, tout en étant parfois difficilement « classables », Nina Bouraoui (la Voyeuse interdite, 1991 ; Poing mort, 1992 ; l'Âge blessé, 1998) ou Leïla Sebbar (Shérazade : 17 ans, brune, frisée, les yeux verts, 1982 ; le Silence des rives, 1993), cependant que le surgissement progressif d'une littérature « de la 2e génération de l'émigration » (Mehdi Charef, le Thé au harem d'Archi Ahmed, 1983 ; Azouz Begag, le Gone du Chaâba, 1986 ; Farida Belghoul, Georgette !, 1986) confirme cette délocalisation-dissémination progressive dans laquelle on peut voir peut-être l'inscription de cette littérature dans une « post-modernité ».

   La littérature algérienne d'expression française a à présent dépassé son caractère « émergent », qui faisait ne considérer les écrivains que par rapport au groupe et à l'histoire dont ils font partie : on les lit enfin comme des individualités littéraires à part entière. Ce qui permet peu à peu de reconnaître une œuvre qui probablement, avec celle de Kateb Yacine, dépasse depuis longtemps cette clôture : celle de Mohammed Dib, présent dès les années 1950, et dont les derniers textes, parmi lesquels on citera surtout les recueils de poésie Omneros (1975) ou le Cœur insulaire (2000), et les romans ou récits les Terrasses d'Orsol (1985), le Désert sans détour (1992), l'Infante maure (1994), Comme un bruit d'abeilles (2001), sans ignorer tout à fait l'origine de leur auteur, se situent dans une universalité qui en fait sans aucun doute des œuvres parmi les plus importantes de notre temps.