Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Pascal (Blaise) (suite)

Les Provinciales

La nièce de Pascal, Marguerite Périer, est miraculeusement guérie le 24 mars 1656 dans la chapelle de Port-Royal de Paris, au plus fort de la campagne des Provinciales. Car depuis 1655 s'est engagée une violente polémique entre les jansénistes et leurs adversaires. Sollicité par Arnauld, Pascal se jette dans la mêlée : auteur anonyme – caché sous le nom de Montalte –, il se fait dans ces fameuses Lettres à un ami provincial le défenseur éclatant, habile, de la doctrine augustinienne, telle que l'avait expliquée l'Augustinus du Hollandais Jansénius (1585-1638). Rome avait en effet condamné en 1653, dans la bulle Cum occasione, cinq propositions de l'Augstinus. Pascal défend l'ouvrage et Arnaud, menacé alors de censure par la Sorbonne, et s'en prend à la doctrine jésuite des équivoques et de la restriction mentale : il dénonce la doctrine du laxisme moral dont le Tartuffe de Molière sera l'une des plus célèbres exploitations dramaturgiques.

   Les 18 lettres de Blaise Pascal, imprimées clandestinement du 23 janvier 1656 au 24 mars 1657 et réunies en recueil sous le titre de Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis et aux RR. PP. Jésuites, sur la morale et la politique de ces pères (1657), suivent les étapes des luttes en cours. Les trois premières lettres prennent la défense d'Arnauld. La censure est néanmoins prononcée. À partir de la quatrième, Pascal passe à l'attaque contre les jésuites et leur morale relâchée. Mais les menaces s'aggravent : tout Port-Royal encourt une persécution. À partir de la lettre X, Pascal ne feint plus d'écrire à un ami absent ; il s'en prend en son nom propre aux jésuites. Une XIXe lettre est commencée, mais l'ampleur de la lutte exigeant alors d'autres moyens, le texte s'interrompt là.

   Les lettres présentent une forte unité et une originalité proprement littéraires. Autant que par les implications religieuses, elles prennent leur sens par leur choix de forme et d'écriture. L'entreprise de Pascal consiste en un appel à l'opinion publique : d'une querelle de théologiens, il fait un sujet de réflexion pour tous les honnêtes gens. Pour cela il adopte le cadre, familier au public mondain, de la lettre à un ami absent que l'on informe de l'actualité parisienne. Le propos prend ainsi le ton et l'allure allègre d'une correspondance privée. À la place des exposés volumineux et de l'éloquence lourde des théologiens, Pascal donne un texte à la phrase brève, incisive, ironique. En même temps, il en anime la fiction : non seulement il imagine une correspondance entre deux amis, mais à l'intérieur des lettres du Parisien, il met en scène des dialogues entre ce dernier, un jésuite et un janséniste. Ainsi, face aux problèmes de la grâce et de la casuistique, l'« honnête homme » trouve, dans les lettres, des personnages qui lui ressemblent et dont il va pouvoir adopter les points de vue. Contre le molinisme et les thèses du jésuite Escobar, les Provinciales soutiennent des positions rigoristes, dans la lignée de la pensée augustinienne : la grâce n'est donnée qu'à peu d'élus, l'attrition (regret d'avoir péché, par peur de l'enfer), que les jésuites tenaient pour suffisante, ne peut être substituée à la contrition (remords d'avoir offensé Dieu) comme source du pardon. La forme et le style pascaliens vont entraîner les mondains à accepter ce rigorisme. Dans les années 1656-1658, Pascal composa divers autres écrits destinés à défendre et à diffuser le jansénisme, en particulier des Factums des curés de Paris. Son soutien à Port-Royal se manifeste aussi par la rédaction d'Éléments de géométrie destinés aux « Petites Écoles ».

Les Pensées

La fin de la campagne des Provinciales au printemps 1657 laisse à Pascal plus de temps pour travailler à son « Apologie ». L'occasion lui en a été fournie, selon Gilberte Périer, par l'épisode de la Sainte Épine, qui embarrasse les adversaires des jansénistes et l'engage dans une réflexion sur les miracles et les preuves de la vérité du christianisme. Bientôt l'épidoe devient secondaire, pris dans un projet beaucoup plus vaste, qui combine art de convaincre et de plaire en direction des « libertins ».

   Il subsiste bien des énigmes sur la genèse et la structure de l'Apologie de la religion chrétienne, publiée par ses amis sous le titre de Pensées. La plupart des Pensées datent des années 1657-1658, le projet est d'ailleurs exposé dans ses grandes lignes dans une conférence tenue à Port-Royal et c'est vers 1658 que les dernières recherches placent le classement par Pascal de ses notes préparatoires à l'Apologie. On sait qu'il les répartit en liasses. Malade durant les années 1659-1660, il doit renoncer à une grande part de ses activités. Il poursuit cependant sa défense du jansénisme au moment de l'affaire du formulaire de condamnation et lance, avec le duc de Roannez, l'entreprise des carrosses à cinq sols. Pendant cette période, Pascal mathématicien et Pascal apologète continuent d'œuvrer, jusqu'à sa mort en 1662.

   Dans ses Pensées, comme dans les Provinciales, Pascal entreprend une apologie du christianisme et s'adresse aux gens du monde. Mais il ne s'agit plus d'une polémique : il vise à persuader les libertins sceptiques. Les Pensées, tel a été le titre sous lequel ont été publiés en 1670, par ses amis de Port-Royal, les fragments laissés par Pascal d'une Apologie de la religion chrétienne. Huit cents fragments qu'on peut lire à plusieurs niveaux. Il s'agit de feuilles complètes, parfois de morceaux découpés, de notes ou de textes développés. La plupart des fragments suivent un dessein apologétique, d'autres reprennent la polémique antijésuite, d'autres enfin s'apparentent à des méditations.

   C'est en 1670 que ses héritiers (la famille de sa sœur Gilberte Périer) et ses amis (Arnauld, Nicole, le duc de Roannez) publièrent ses manuscrits. Pour être sûr de leur conservation, un neveu de Pascal colle les fragments qu'il rassemble en un grand album broché et c'est cet album qui est déposé à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés en 1711 pour être ensuite relié dans le Recueil original des pensées de Pascal. On se borne à reproduire cette première édition du texte, désormais intitulé Pensées de M. Pascal, jusqu'en 1842, où V. Cousin retrouva les manuscrits et des copies des liasses primitives. Celui-ci rédige alors un Rapport à l'Académie française sur la nécessité d'une nouvelle édition des Pensées de Pascal. Depuis lors, on note deux publications importantes : l'édition Brunschvicg (1897) précisa le détail du texte, mais sans chercher à rétablir le plan initial. Au milieu du XXe s., on s'efforça de retrouver celui-ci ; ainsi l'édition Lafuma (1951) suit le classement opéré par Pascal lui-même dans ses liasses.

   Effort décisif, malgré d'inéluctables incertitudes, car la signification des Pensées dépend de la structure qu'on leur confère (Pascal lui-même y insiste à plusieurs reprises).

   Le mouvement général n'est pas celui de la logique formelle, mais une progression souple, en apparence pleine de digressions, en fait ne perdant jamais de vue son but, comme l'indiquent les textes réunis dans la première liasse. Pascal ne part pas des preuves métaphysiques de l'existence de Dieu, mais de l'homme pour se tourner vers Dieu. Bannissant la démarche scolastique et technique, il instaure un nouveau rapport avec son lecteur qu'il fait entrer par cet art de persuader dans un dialogue qui ne réduit pas au silence le point de vue libertin. Ce lecteur incrédule a tort : fort de cette conviction, Pascal échafaude, dans un discours qui tend à la vérité, une traversée des opinions, qui doit ébranler et défaire les thèses adverses.

   Pascal part du sentiment même de l'existence pour amener l'incrédule à une inquiétude qui ouvrira la voie à l'interrogation sur la foi. Il montre l'homme jouet de forces qui l'égarent : l'imagination, l'amour-propre, la coutume. La coutume est arbitraire, souvent absurde, mais il faut s'y conformer (sauf quand elle tend à instaurer la tyrannie) afin de permettre au corps social de subsister. L'imagination et l'amour-propre poussent l'homme vers des grandeurs illusoires. Pour échapper au sentiment de son néant, il s'étourdit d'action, de « divertissement ». Mais l'illusion se brise devant la conscience de la faiblesse. Pessimisme que vient transformer, en une étape dialectique essentielle, un renversement du raisonnement : que l'homme soit capable d'avoir conscience de sa petitesse prouve sa grandeur.

   Le second mouvement s'ouvre par un argument emprunté aux mathématiques, celui du « pari ». D'un côté, pour l'incrédule, les satisfactions terrestres, accessibles, nombreuses, mais limitées. De l'autre, pour le croyant, l'espoir du bien divin, par essence infini. N'y aurait-il qu'une chance de bénéficier du second pour mille en faveur des premières, le raisonnement selon les probabilités montre qu'une chance d'un gain illimité offre l'espoir d'un gain ultime supérieur à mille chances de gains limités. Dès lors, « il faut parier » sur la foi.

   Pour accéder à celle-ci, plusieurs moyens s'appuient les uns les autres. Pascal se livre alors à l'examen des preuves de l'existence de Dieu, en particulier de la Bible, et il montre qu'il faut rechercher dans les Testaments le sens spirituel sous le sens littéral. Cependant, les preuves ne peuvent suffire. Si la foi n'est pas antinomique avec la raison, elle est affaire de cœur et non de rationalité : il conclut (chap. XXVII) sur l'élan du cœur, que seule la grâce produit, grâce qu'il faut rechercher et mériter pour espérer son intercession.

   Dans les Pensées, la concision des sentences, la brièveté des réflexions, la fulgurance des visages vont souvent de pair avec une construction paradoxale, qui emprunte à la maîtrise du raisonnement scientifique l'habitude des enchaînements dialectiques où la contradiction est marquée et dépassée. Le style fait place à l'ironie qui aiguise la réflexion critique. De tels procédés s'inscrivent dans la perspective d'une éloquence fondée sur des termes frappants parce que « naturels » et liés à un sentiment de vérité immédiate. L'esprit du lecteur est saisi, surpris, et accessible à l'émotion. Saint Augustin, dont Pascal s'inspire, définissait cette forme d'éloquence par la « suavitas », l'effort pour procurer un plaisir qui soit lui-même une propédeutique à la « caritas », l'amour de Dieu.

   Pascal composa encore divers écrits liés aux querelles provoquées par le jansénisme et des Discours sur la condition des Grands, qui montrent le poids de l'imagination dans la construction symbolique de la gloire et de la grandeur sociales.