Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Rimbaud (Jean-Nicolas Arthur) (suite)

Une saison en enfer

Du projet initial le texte, qui se présente sous la forme de huit fragments, a conservé quelques éléments formels qui l'assimilent à une autobiographie. Pourtant cette forme qui semble au début ordonner l'ensemble est contestée dans sa fonction : le Je est présent au début, ainsi que dans la plupart des fragments (sauf dans Délires I) ; il y a bien un « pacte autobiographique », avec destinataire : Satan. Mais, si se confesser à Dieu a du sens, puisque en échange du récit Dieu peut donner son pardon, Satan quant à lui n'accorde ni pardon ni rémission. Du coup le texte devient autiste, ou, si l'on veut, il n'a plus valeur d'échange mais valeur d'usage. La « personnalité » du destinataire d'autre part déteint sur le texte produit : Dieu ne semble pas avoir d'idées en littérature, mais Satan si, qui aime surtout dans l'écrivain « l'absence des facultés descriptives ou instructives ». Ainsi la Saison en enfer est-elle une pratique scripturale qui ne relève ni de l'expression, ni de la mimêsis (dont la description est le médiateur privilégié), ni de la « pédagogie » ou du message à transmettre. Enfin, à la différence de la coulée narrative qui caractérise les textes autobiographiques du XVIIIe ou du XIXe s., ce texte-là assume le rompu, le discontinu, le fragmentaire : sa forme est celle des feuillets arrachés au carnet du damné, dont il n'est même pas dit qu'ils se suivent... Même interrogation dès que l'on considère la série des identités du narrateur (dont toute autobiographie classique présuppose l'unité). Ici Je est hyène, barbare, païen, manant, lépreux, reître, sorcière, Jeanne d'Arc, aventurier, enfant, naufragé, poète, écrivain, maître en fantasmagories, opéra fabuleux... C'est dire qu'il transgresse les différences sexuelles (homme et femme), biographiques (enfant et adulte), géographiques (tous continents confondus), historiques (âge médiéval, époque moderne), génériques (animal et humain).

   Un parcours se dessine dans la Saison, qui comporte un certain nombre des étapes attendues : ainsi « Mauvais Sang » pourrait être lu comme la première page arrachée du carnet et consacrée aux récits des origines ; ni père ni mère pourtant ne se présentent. S'il y a déterminations, elles sont très anciennes et elles appartiennent à l'espèce. Peu à peu, du reste, ce qui pouvait passer pour une enquête sur les origines perd toute temporalité et toute spatialité. Le temps est à la fois celui des origines gauloises, le temps moderne, le temps de la Révolution. Il y a une impossibilité complète à s'originer, donc à se définir : pas de NOM, pas de PÈRE, pas de MOI. Pour se constituer, ce moi doit faire appel à sa mémoire – mémoire d'un texte, celui de l'histoire telle qu'on l'enseigne (ainsi que le prouve la formule stéréotypée « l'histoire de la France fille aînée de l'Église »), qui fournit une liste d'emplois ou de rôles. Le narrateur n'a donc pas de passé (au sens où l'on parle de « son » passé) ; il a le passé total de l'Occident chrétien, auquel il s'oppose en occupant le rôle du Barbare. Si ce n'est pas une biographie qui se constitue ici, l'écriture reste biographique en ce sens qu'elle est l'histoire de sa propre graphie et transforme le texte biographique en biographie de l'écriture.

Les Illuminations

Une saison en enfer fut un fiasco. Quant aux Illuminations – que Rimbaud paraît avoir commencées avant Une saison, même s'il est certain qu'il les augmenta et les reprit à Londres, à partir de mars 1873 pendant son voyage avec Germain Nouveau –, elles déjouent aujourd'hui encore les stratégies critiques, et l'admiration qu'on leur accorde semble être celle, toute négative, qu'on éprouve parfois devant ce qu'on ne comprend pas. Telle est au reste la question : on a un peu avancé le jour où l'on a cessé de poser le problème en termes sémantiques (« Qu'est-ce que ça veut dire ? ») et de chercher des « réponses » plus ou moins incongrues (les Illuminations racontent des bribes de la vie de Rimbaud – il a « fait l'expérience » de se lever tôt le matin pour jouir de l'aube, ou il a vu des ponts !... ; ou bien il n'y a rien à comprendre, puisque c'est un texte de drogué ; ou encore il s'agit d'un texte chiffré par un autre texte – alchimique, psychanalytique, etc.). Il semble plus opératoire de partir de cette incohérence, d'accepter de prendre en compte cette difficulté constitutive du texte, plutôt que de chercher à tout prix à réduire et à réunifier.

   De quoi est donc faite cette difficulté des Illuminations ? D'abord sans doute de l'incohérence des images (elles ne répondent ni aux critères de prévisibilité ni aux critères d'acceptabilité), de la juxtaposition de termes appartenant à des champs sémantiques différents, des ruptures de construction enfin. Le texte ne joue pas le jeu que le lecteur attend : quand il semble sur le point de se faire et de se conduire en honnête texte dont le but est de satisfaire le lecteur, il se défait par des moyens divers. Refus de faire croire que le monde textuel est vrai, par le recours au surnaturel, au surréel, au fantastique ; de faire penser qu'il est possible par l'emploi systématique de l'oxymore ; volonté d'afficher qu'il est de l'ordre du rêve et de l'illusion, par l'allusion directe aux spectacles et aux songes. En même temps, l'espace textuel est désorganisé, partout la juxtaposition l'emporte et quand, par hasard, il y a subordination, cette subordination exhibe la vacuité des rapports logiques. Comme le remarque T. Todorov, on comprend ce qui est dit, mais on ne sait pas de quoi on parle. Les Illuminations, premier texte sans référent ni sens, où l'initiative est donnée aux mots comme signifiants, les signifiés renvoyant toujours, fatalement, à la clôture du discours occidental ? Premier texte moderne au sens où l'entendait Rimbaud (« Il faut être absolument moderne ») ? Dernier texte rimbaldien en tout cas. Recommence l'errance, mais meurt la poésie. L'« homme aux semelles de vent » parcourt des contrées bien réelles, où il a chaud, où il a mal. Professeur de français à Londres, déserteur de l'armée hollandaise à Java, interprète dans un cirque en Suède, chef de chantier à Chypre, marchand de bazar en Éthiopie et trafiquant d'armes raté (il trouvera dans le futur négus Ménélik un négociateur plus rusé que lui), Rimbaud aura fait de son odyssée la parodie de l'expansion coloniale et culturelle européenne. Du voyage qu'il entreprend vers l'Afrique, au mois de décembre 1878 (celui de la mort de son père), il avait décidé de ne pas revenir. Il retrouvera pourtant, une dernière fois, l'Europe, avant de s'enfoncer dans une aventure qui n'est plus celle de la littérature : lorsque, en 1886, il part pour le Choa avec sa cargaison de fusils, il ignore que Verlaine compose l'épilogue de leur relation passionnée en publiant dans la Vogue la plus grande partie des Illuminations et il n'aura plus d'autre souci que de se tirer de l'enfer du climat, du travail sordide et de la gangrène qui le fera agoniser à Marseille, dans un délire où il invoque Allah et qui s'achève, selon la pieuse légende, en profession de foi chrétienne. Depuis longtemps Rimbaud s'était « opéré vivant de la poésie » qu'il ne désignait plus que par « ça » (« Je ne m'occupe plus de ça »). Éprouvant la faillite de l'art (« Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée »), il s'y tint contrairement à ses épigones qui ne cesseront d'écrire la mort de l'écriture. Rimbaud n'est pas un poète maudit, mais un poète qui a maudit la poésie.