Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
H

Hugo (Victor Marie) (suite)

De la critique à la politique

En 1834, Hugo fait le bilan de son évolution dans Littérature et Philosophie mêlées, avec un sens aigu de la composition des choses faites, dites, pensées ou vues, entre un manifeste autobiographique et esthétique, centré sur la question du style, et une étude sur Mirabeau, miroir de « l'homme-événement ».

   Sous la IIe République, député du parti de l'ordre, mais horrifié par la répression des journées de juin 1848, il fait soutenir par le journal de ses fils, l'Événement, la candidature de Lamartine, puis de Louis Napoléon Bonaparte ; à partir de 1849, sur la question de la misère, et à partir de 1850, sur celle de l'enseignement qu'il veut laïque, il rompt avec la droite. Il dénonce les ambitions du prince-président, organise en vain la résistance au coup d'État du 2 décembre 1851 et s'enfuit à Bruxelles.

L'exil

Banni, Hugo gagne Bruxelles où il rédige Napoléon le Petit, chef-d'œuvre du pamphlet, après avoir abandonné l'Histoire d'un crime, puis il doit se réfugier à Jersey où il occupe une position singulière dans le groupe des proscrits socialistes.

   Le clan Hugo rencontre alors la mode des « tables parlantes ». Leurs communications sont l'occasion d'un intense travail de poésie philosophique.

   Expulsé en 1855 de Jersey à Guernesey, il y achète une vaste maison (Hauteville-House), qu'il mettra des années à travailler comme un poème, symbole de sa propre dualité : débordements baroques des pièces d'apparat et strict dénuement de sa chambre. L'ennui de la vie insulaire disperse sa famille, sa fille devient folle, mais la présence de Juliette, l'exaltation de la création, le prestige que lui vaut la résistance intransigeante à l'Empire (il refuse l'amnistie de 1859) le soutiennent. Après le triomphe des Misérables en 1862, Hugo, qui, depuis 1860, se laisse pousser la barbe, prend sa figure et sa stature définitives.

L'œuvre poétique, de 1853 à 1865

Une cataracte de poèmes vengeurs s'organise en sept livres de Châtiments (1853), contre le nouveau César et la droite catholique. Diffusé clandestinement pour fustiger le coup d'État par lequel Louis Napoléon Bonaparte a mis fin à la IIe République, ce recueil « satirique » est aussi une épopée et un « art poétique » révolutionnaire. L'évocation des « actes et paroles » de 1848 à 1852 (livre IV) est le pivot de l'ensemble. L'exercice de la violence verbale conduit à une révolution dans le langage poétique, ouvert à tous les registres, argot compris. Un rire rabelaisien mêle ses éclats à ceux de l'invective, dans une alliance neuve du grotesque et du sublime. Cette poétique de la voyance se réclame de Jean de Patmos, visionnaire du Bas-Empire romain. Commémorant une Passion du peuple, les sept livres de cette Apocalypse proclament la certitude d'une délivrance, par l'intercession de « l'Ange Liberté », appelé aussi « Poésie ardente ». Ce véritable « appel au peuple » est peu entendu.

   Suivent cinq années de méditation d'où sortiront la Fin de Satan et Dieu, inachevés, l'Âne, bien des pièces de la Légende des siècles définitive (1883).

   Mais d'abord, c'est le chef-d'œuvre des Contemplations (1856), immense recueil poétique organisé en six livres selon l'opposition autrefois/aujourd'hui, centrée et conclue sur la mort et l'intercession de la fille morte. Ces quelque 12 000 vers forment les « Mémoires d'outre-tombe » du poète, bilan tout ensemble intime, littéraire, politique, philosophique. Deux années d'exil dégagent ces « mémoires d'une âme » qui complètent et reclassent près de vingt ans de production lyrique autour de l'abîme du deuil de Léopoldine (1843). Si le diptyque « Autrefois– Aujourd'hui » dit le tombeau sans remède, le polyptique des six livres conduit, de la célébration à la méditation, de l'aurore à l'infini, une marche traversée de bonheurs, de luttes et de rêves. Au terme de l'œuvre, les apocalypses de la « Bouche d'ombre » s'évanouissent dans le don du poème, dédicace à la fille morte, « restée en France », appel implicite au surgissement de tous.

   Le vaste poème Dieu reste, lui, inachevé. Deux mille vers, au début de 1855, devaient former sous le titre de « Solitudines coeli » le dernier livre des Contemplations : des êtres ailés présentent successivement au prophète envolé différentes approches de Dieu (nihilisme, scepticisme, dualisme, polythéisme, monothéisme juif, christianisme, puis le système de réincarnations révélé par les tables tournantes, enfin la religion propre du poète, qui est l'Amour). Mais aucune de ces approches n'est une révélation complète ; la mort elle-même permettra fusion, non connaissance. En 1856, sous son titre dernier, « l'Océan d'en haut », cette partie atteint 3 700 vers. Après la publication des Contemplations (avril), Hugo s'attaque à un nouvel ensemble qui paraît devoir servir de préambule au précédent. L'Esprit humain, puis onze voix, pathétiques ou sarcastiques, déconseillent au poète de tenter de connaître Dieu. La dernière recommande de « garder un calme horrible ». Il reste de ce « Seuil du gouffre », outre une suite organisée de 1 500 vers, des centaines de fragments dont une partie constituera les deux tiers de Religions et Religion (1880).

   En 1859, c'est la première série (« Petites Épopées ») de la Légende des siècles qui parcourt à grandes enjambées les étapes successives de l'humanité depuis son engendrement par Ève jusqu'à son basculement apocalyptique « hors des temps ». L'ensemble pivote autour du mythe naturaliste du « Satyre », affecté à l'époque centrale de la Renaissance, esprit même de cette épopée du Progrès. Depuis Châtiments, toute cette activité poétique déborde ses objets propres.

   Les Chansons des rues et des bois (1865), équivalent sur le mode mineur et populaire des Contemplations et de la Légende, surprennent les contemporains.

Les romans, de 1862 à 1869

En 1860, Hugo s'est remis aux Misérables, ébauchés de 1845 au début de 1848, « drame et roman » annoncé comme « épopée sociale de la misère ». Une année de travail mène à bien les ajustements de détail, voire d'opportunité, les développements fragmentaires, tout un gonflement intérieur. Les cinq parties (« Fantine », « Cosette », « Marius », « l'Idylle rue Plumet et l'Épopée rue Saint-Denis », « Jean Valjean ») couvrent l'adolescence du siècle (de Waterloo à l'émeute de juin 1832) et de l'auteur (de la puberté à l'union avec Juliette Drouet en 1833). Il réalise une synthèse entre plusieurs formes romanesques : le roman mélodramatique des bas-fonds, lancé par E. Sue, la fresque balzacienne d'un milieu, d'une ville et d'une aventure singulière, la saga populaire d'un héros mythique, le roman didactique renouvelé du XVIIIe siècle qui fait alterner intrigue et digressions. L'aspect déroutant de ce roman tient en partie à ses deux textes : d'abord celui d'un académicien plutôt bien-pensant, pair de France adultère provisoirement éloigné du pouvoir et qui cherche un autre public ; ensuite celui du grand républicain, de l'exilé irréconciliable avec toute forfaiture, séparé de la société. Et ces deux textes implosent finalement l'un dans l'autre. Conçue et réalisée de part et d'autre de la IIe République, l'œuvre sape tous les régimes, mais aussi les certitudes philosophiques et religieuses de Hugo lui-même. L'exil volontaire l'arrache à la fois à sa première version » – remaniée – et à sa « Préface philosophique » – abandonnée. Au terme du calvaire de régénération de Jean Valjean, l'échec de l'insurrection de 1832, repensé par la médiation des souvenirs de juin 1848, évoque moins le malheur des espérances et des tentatives révolutionnaires que la nécessité de l'évanouissement de la bourgeoisie pour que s'épanouisse l'humanité. De même, dans ce bouleversement moderne du genre romanesque, l'auteur ne mobilise tant sa propre biographie que pour disparaître lui-même. C'est un « Hugo-fantôme », présence absente, qui anime cette mise en cause critique de l'histoire et de la société. Le récit des Misérables – roman mythique autant que réaliste, populaire et savant, national et humanitaire – traverse tous les genres, argot, poème, chanson, prière, plaidoirie, réquisitoire, essai, etc. Le succès populaire fut universel.

   Les Travailleurs de la mer, écrits entre juin 1864 et mai 1865, publiés en 1866, méditation sur « l'abîme » de l'Océan et du cœur humain, transfigurent la mode du roman maritime en une réplique moderne de Notre-Dame de Paris : la pieuvre succède aux fatalités de la cathédrale, la machine à vapeur, aux tours de Notre-Dame, l'impérialisme britannique et protestant, à la monarchie dévote de Louis XI. L'action commence et se termine à Guernesey, vers la fin de la Restauration. Le jeune Gilliatt, ermite laïque d'origine incertaine, polytechnicien empirique à la réputation de sorcier, est tombé amoureux de Déruchette. Le vieux Lethierry, oncle et père adoptif de cette fille-oiseau, ancien marin devenu armateur, a investi toute sa passion dans l'œuvre de sa vie, son bateau à vapeur la Durande (prénom dont Déruchette est le diminutif). Une chaîne de vols et de trahisons aboutit à l'échouage du navire dans les rochers de Douvres, à l'absorption du traître par la pieuvre qui les hante, à l'immersion des économies de Lethierry dans le repaire de la bête. Pour mériter la main de Déruchette, Gilliatt va s'installer seul dans l'écueil ; il s'y livre pendant deux mois à un génial travail de bricoleur, parvient à endiguer une tempête, à tuer la pieuvre, à récupérer la fortune de Lethierry, et enfin, grâce à Dieu et à la nature, à sauver l'âme de la Durande, sa machine. Mais Déruchette, liée maintenant par une passion réciproque au beau pasteur Ebenezer, se détourne avec horreur de ce sauveur trop sauvage. Le dernier stratagème du solitaire sera d'assurer le mariage des amoureux, et son dernier acte de se laisser engloutir par la mer. Ce roman de l'exil, superbement ouvert par un tableau vivace de l'archipel de la Manche, offre plus d'un parcours à ses lecteurs : histoire, psychanalyse, politique, poétique et philosophie peuvent y croiser leurs démarches, dans la trame d'une expérience singulière des mots, des choses, des outils, du travail et du rêve, des profondeurs de l'âme et des abîmes de la matière.

   L'Homme qui rit (1869) transpose une quantité d'éléments biographiques et documentaires sur le thème majeur de la mutilation infligée par les pouvoirs aux vivants. Hugo retourne sa luxuriance en révolte suicidaire et panique, à la fois promesse et désespoir de la révolution. Roman de la tempête, du gibet, du théâtre, de la science, du désir, prolifération baroque et rusée d'une vraie philosophie cynique et pourtant religieuse, cette œuvre somptueuse, hantée par Shakespeare, concentre l'étude du phénomène « Aristocratie » dans la puissante Angleterre, au moment du déclin de la monarchie louis-quatorzienne et devait être suivie d'un roman sur la monarchie française avant 1789. Le plébiscite, la guerre de 1870, la proclamation de la République, qui ramène Hugo à Paris, conduisent à l'abandon de ce projet.

   L'enfant Gwynplaine, dont une « orthopédie à l'envers » a figé le visage dans l'expression du rire, sauve de la neige une petite fille qui restera aveugle, Déa. Ils sont recueillis par Ursus, saltimbanque érudit, misanthrope au grand cœur dont l'ami est un loup. En face, l'aristocratie anglaise, dénaturée (la mutilation de Gwynplaine « par ordre du roi » en est l'emblème) et perverse. Aimé pour sa monstruosité par lady Josiane, splendide incarnation rousse de la Fatalité sensuelle, le clown figé accède en coup de théâtre à l'empyrée des lords, fait de l'enfer des pauvres. Comment faire entendre le vrai dans la fausseté d'une société ? Gwynplaine jouait « Chaos vaincu », drame de « la victoire de l'esprit sur la matière aboutissant à la joie de l'homme » : par une inévitable contagion, le peuple riait du choc refusé de sa propre image. Les pairs font même accueil au nouveau lord venu « plaider la cause des muets » et redire les Misérables. In extremis, Hugo sauve du désastre la fonction du poète annulée par la division sociale, rendant au moment de leur mort le sourire à l'homme et la vue à la femme, sur la barque de l'exil.

   Mal accueilli, ce roman, livre de cauchemar et de fantasmes, ne cesse, par Rimbaud, les surréalistes, les philosophes, de faire œuvre profonde.