Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Russie (suite)

La littérature de l'émigration

Historiquement, la défaite de l'armée blanche sonne le début de l'émigration. Certains choisissent volontairement l'exil, d'autres sont expulsés (1922). Avec l'arrivée au pouvoir de Staline, l'exil n'est plus accordé qu'avec parcimonie ; Zamiatine, en 1932, est le dernier à pouvoir quitter la Russie. Parmi les exilés de la « première vague », certains retourneront en U.R.S.S., comme Gorki, A. Tolstoï ou Ehrenbourg, qui y trouveront la consécration officielle ; Tsvetaïeva y connaîtra une mort misérable. La « première vague » s'organise autour de 1925 ; il faudra attendre la « seconde vague », celle qui fait suite à la Seconde Guerre mondiale, pour voir se renouveler le milieu de l'émigration russe. Le centre de l'émigration russe dans l'entre deux-guerres, après avoir été Berlin au début des années 1920, devient Paris ; Put', revue éditée par Berdiaïev, joue un grand rôle dans la cohésion de ce milieu. Parmi les grands noms de la poésie russe d'alors, beaucoup, comme Balmont, Z. Hipius, Merejkovski, Ivanov, poursuivent leur œuvre en exil. Pour Khodassevitch, Tsvetaïeva ou Georgy Ivanov (1894-1958), l'émigration coïncide avec un épanouissement créatif. Apparaissent aussi tout un groupe de jeunes poètes, dont le critique Georgi Adamovitch (1884-1972) est en quelque sorte le chef de file. Boris Poplavski (1903-1935), qui ne publie qu'un seul volume de son vivant (Étendards, 1931), est peut-être le plus remarquable d'entre eux ; avec Anatoly Shteiger (1907-1944) ou Lydia Chervinskaïa, ils représentent le « courant parisien » de la poésie russe. Pour la prose, l'émigration est dominée par les figures de Bounine et de Nabokov, et par le succès de Nina Berberova. Bounine est déjà un écrivain reconnu lorsqu'il quitte la Russie ; Nabokov écrit le versant russe de son œuvre à Cambridge, à Berlin et à Paris, de 1919 à 1940. Si un écrivain comme Kouprine ne livre plus que des souvenirs nostalgiques, Zaïtsev, Aldanov ou Mikhaïl Ossorguine (1878-1942) et Nadejda Teffi (1872-1952) se révèlent pendant leur exil. On voit aussi apparaître de nouveaux talents : Berberova (1901-1993), Gaïto Gazdanov (1903-1971), Iouri Felzen (1895-1943).

De l'ère stalinienne à la perestroïka

Le destin de ceux qui restent est souvent tragique : Goumiliov est fusillé, Blok et Khlebnikov meurent d'épuisement, Akhmatova souffre dans sa chair (son fils est exilé à plusieurs reprises), Boulgakov est réduit à la misère. Mandelstam meurt en Sibérie. À partir des années 1930, le grand gel stalinien règne sur les lettres russes. À quelques exceptions près, les œuvres de valeur ont été écrites « pour le tiroir », sans espoir de publication, par des écrivains qui continuent à voir dans la liberté la condition nécessaire de la création, à l'instar de Boulgakov dans le Maître et Marguerite ou de Pasternak dans le Docteur Jivago.

L'édification du socialisme

En prose, des écrivains comme Leonov, Ehrenbourg, Fadeïev ou Cholokhov acceptent de mettre leur plume au service de la construction de la société socialiste ; ils donnent d'indigestes romans de production. Seuls Kataïev et Pilniak parviennent, à l'intérieur de ce genre obligé, à faire œuvre originale. L'approche de la guerre conduit les écrivains soviétiques à se tourner vers le roman historique, inauguré dans les années 1920 par Olga Forch (1873-1961). A. Tolstoï ou Alexeï Chapyguine (1870-1937) font revivre les grandes figures de l'histoire russe pour exalter le sentiment national. Le conflit mondial donne lieu, là encore, à des œuvres extrêmement convenues, exaltant l'héroïsme de l'Armée russe unie derrière son Guide. Vera Panova (1905-1973) ou Nekrassov sont parmi les seuls à donner du combat une description à échelle humaine. Vie et Destin, de Grossmann, peut-être le meilleur roman consacré au conflit n'est écrit que plus tard et refusé à la publication. La poésie se montre plus imaginative : Alexandre Prokofief (1900-1971) et Simonov reviennent à un lyrisme intime ; Tvardovski consacre ses vers au sort des plus humbles. La guerre a favorisé un bref relâchement de la dictature stalinienne : les intellectuels qui ont participé au combat pensent avoir conquis le droit de reprendre leur place dans la société, et la censure se relâche quelque peu. Mais, très vite, Jdanov met un terme à cette brève éclaircie (affaire des revues Leningrad et Zvezda). À l'aube de la guerre froide, la règle est « l'absence de conflit », qui exclut par définition toute parole vraie sur la réalité soviétique, présentée comme une société parfaite. L'idéalisation constitue un devoir de l'écrivain. Semion Babaïevski (né en 1909), Mikhaïl Boubiennov (1909-1983), Vassili Ajaïev (1915-1968) comptent parmi les écrivains les plus représentatifs de cette littérature.

Les dégels

À la mort de Staline, le climat – social et littéraire – évolue vers une libéralisation ; le monde des lettres connaît une alternance de « dégels » et de durcissements. De 1953 à 1966, date du procès Daniel-Siniavski, l'emprise de l'Union des écrivains se relâche. On assiste à la publication d'auteurs des années 1920 et 1930 jusqu'alors interdits (Boulgakov, Platonov...), d'écrivains étrangers, et l'on voit apparaître des noms nouveaux, qui tous ont en commun un rejet de la falsification imposée par le réalisme socialiste. L'individu, avec sa complexité, sa personnalité, retrouve droit de cité en littérature. Le succès de jeunes poètes comme Voznessenski, Evtouchenko, Akhmadoulina, qui reviennent à un lyrisme intime tout en portant un regard critique sur la société et l'histoire soviétiques, est comparable à celui que rencontrent les chanteurs de rock en Occident à cette même période. Des poètes « officiels » de la période stalinienne suivent ce mouvement de dénonciation du stalinisme : Semion Kirsanov (1906-1972), Pavel Antokolski (1896-1978), Leonid Martynov (1905-1980), Tvardovski. La génération de ceux qui ont eu 20 ans pendant le conflit mondial revient sur l'expérience des combats avec une sincérité qu'autorise le relâchement du carcan idéologique dans les lettres : Evguéni Vinokourov (1925-1993), Boris Sloutski (1919-1986), Naoum Korjavin (né en 1925), David Samoïlov (1920-1990) publient leurs premiers recueils. En prose aussi, le retour à plus d'authenticité dans le regard porté sur la guerre joue un rôle important, et inspire les premiers romans de Grigori Baklanov (né en 1923), Iouri Bondarev (né en 1924), Vassili Bykov (né en 1929), Voïnovitch. C'est à cette époque aussi qu'apparaît la « littérature du goulag », dominée par l'œuvre de Soljenistyne, dont la stature ne doit pas faire oublier les témoignages d'Evguénia Guinzbourg (1906-1977), Vladimov, Chalamov, Dombrovski. Le retour sur l'histoire récente se fait aussi par le biais de l'autobiographie comme celle d'Ehrenbourg (les Années et les Hommes, 1961-1965). De manière significative, le conflit générationnel – qui jusqu'alors « n'existait pas » dans une société qui excluait par définition le conflit – est souvent au centre des romans de « la jeune prose » (Axionov, Gladilin) ; Maximov, Trivonov manifestent un intérêt – nouveau dans la littérature soviétique – pour les détails de la vie quotidienne. Un pan extrêmement important de la littérature du dégel se consacre au monde des « villages », dont la « prose rurale » (Soljenitsyne, Astafiev, Choukchine, Abramov, Raspoutine, Zalyguine, etc.) dit les évolutions et les permanences, sans passer sous silence les excès de la collectivisation, du bureaucratisme ou de la rationalisation de l'agriculture.

La dissidence

Lorsque l'étau idéologique se resserre à nouveau, les œuvres de dénonciation commencent à circuler « sous le manteau », en samizdat (diffusion clandestine, avec les moyens du bord) ou en tamizdat (édition à l'étranger). Malgré l'étroit contrôle qui pèse sur la vie littéraire des années 1970, le mouvement contestataire reste actif ; une nouvelle génération d'émigrés (Soljenitsyne, Brodski, Siniavski, pour citer les plus grands) rejoint en Europe et aux États-Unis les vagues précédentes, mais portent sur l'exil un regard tout à fait différent : il est conçu par eux comme une période transitoire, et il ne s'agit pas tant de préserver une tradition culturelle, de la recréer par une transplantation, que de retrouver la latitude d'action nécessaire pour faire évoluer la situation en U.R.S.S. Les revues de l'émigration, comme Syntaxis, publiée à Paris, sont diffusées clandestinement en Union soviétique. Au sein du pays, les écrivains du dégel continuent leur travail d'exhumation ; les « bardes », ou auteurs-compositeurs, comme Vladimir Vyssotski (1938-1980) ou Alexandre Galitch (1918-1977), prennent le relais des poètes des années 1960. On voit se développer une culture « du magnétophone », rendue possible par l'ancrage profond de la culture orale dans la littérature russe. Bitov, Alechkovski, Sergeï Dovlatov (1941-1990) ou Venedikt Erofeïev (1938-1990) offrent un tableau terrifiant de la société russe, tout en renouant avec la recherche de formes d'expression nouvelles pour le roman.