Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
F

France (XVIIIe siècle) (suite)

La France, l'Europe, le Monde

« L'anglomanie »

Dans le mouvement des Lumières, l'Angleterre peut revendiquer un droit d'aînesse. Elle influence non seulement les idées, mais aussi les mœurs et les lettres françaises. Locke et Newton remplacent progressivement Descartes comme références intellectuelles. Les journaux anglais comme The Tatler de Steele (1672-1729) et The Spectator d'Addison (1672-1719) sont traduits et imités. Marivaux écrit le Spectateur français. Voltaire, après le Suisse Béat de Muralt, écrit des lettres anglaises qui deviennent des Lettres philosophiques (1734). Diderot traduit et adapte Shaftesbury dans son Essai sur le mérite et la vertu (1745). Prévost séjourne en Angleterre, publie à Londres le Pour et le Contre, traduit des romans de Richardson, et écrit le roman Cleveland. Montesquieu réfléchit sur la constitution anglaise et sur l'équilibre des pouvoirs. Malgré des critiques (comme celles de Fougeret de Monbron), l'Angleterre est considérée comme la patrie du commerce, du journalisme, de la liberté et de la tolérance. À la fin du siècle pourtant, l'opinion française prendra fait et cause pour les « insurgents » américains.

La France européenne, l'Europe française

Au XVIIIe s., il semble parfois que l'Europe intellectuelle se donne rendez-vous dans les salons parisiens. Carracioli, noble napolitain, publie en 1777 l'Europe française. On voyage, on échange. Galiani brille à Paris où l'on pourra aussi rencontrer Hume et bien d'autres. On vient voir à Ferney Voltaire, « l'aubergiste de l'Europe ». Inversement, les grands auteurs français voyagent. Montesquieu fait son « tour » à la mode anglaise. Voltaire est accueilli par Frédéric II, comme Diderot par Catherine II. On écrit et on parle en français à Berlin et à Saint-Pétersbourg. La Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et Diderot s'adresse aux princes et aux souverains européens. Le cosmopolitisme est une valeur. Voltaire peut féliciter Frédéric II d'une victoire contre la France. C'est l'Académie de Berlin qui propose un concours sur « l'universalité de la langue française ». Rivarol et Schwab, les deux lauréats, un Français et un Allemand, cherchent les raisons de cette prééminence. Le français ne serait-il pas la langue de la raison ? En tout cas, il a évincé le latin comme idiome de l'élite intellectuelle. Il est aussi la langue de l'écriture pour Casanova (Histoire de ma vie) ou Beckford (Vathek).

   Pourtant, cette idée européenne est traversée d'incertitudes. Les stéréotypes nationaux perdurent dans les récits de voyage. Frédéric II, qui parle le français, souhaite également le développement d'une littérature nationale allemande qui se fera en partie contre la France. Catherine II et Frédéric II sont des despotes éclairés, mais aussi des conquérants acharnés.

L'universel singulier

L'horizon n'est pas seulement européen. D'ailleurs, l'idée européenne se construit par rapport à un ailleurs dont on élabore l'image. La Chine, connue par les Lettres édifiantes des pères jésuites, est une référence importante et apportera des arguments aux partisans des idées nouvelles qui y voient un empire sans religion et néanmoins vertueux. Ce modèle chinois suscitera des doutes à la fin du siècle. Le voyage est un modèle structurant pour le roman. Le Télémaque (1699) de Fénelon est une des grandes lectures de l'époque. On apprécie l'exotisme. Galland traduit les Mille et une nuits en 1704. Les Lettres péruviennes de Mme de Graffigny (1747) connaissent un grand succès.

   Marana a écrit l'Espion turc (1684), La Hontan, les Dialogues avec un bon sauvage (1704), Bougainville publie le récit de son Voyage autour du monde (1771). Pour eux, comme pour Montesquieu, Voltaire ou Diderot, le regard étranger, persan, huron ou tahitien, fournit une arme essentielle à l'esprit philosophique. Il permet l'ironie et porte la critique. Mais l'utilisation de l'altérité pose aussi le problème de l'européocentrisme. L'homme de la nature est-il spontanément le « bon sauvage » ou doit-il être « civilisé » ? Les esprits éclairés (Montesquieu, Raynal) dénoncent l'esclavage, mais on applique le « code noir ». Le mythe de l'autre se heurtent à sa réalité. L'universel de la nature humaine rencontre la diversité des coutumes.

La littérature et les idées

La littérature d'idées prédomine au XVIIIe s. Les textes servent les idées, philosophiques, morales, politiques ; en retour, les idées structurent les œuvres. Il suffit de songer à Candide ou l'Optimisme qui se heurte à la théodicée de Leibniz ou encore à Jacques le Fataliste qui mêle Spinoza aux jeux de l'anti-roman. L'utopie, par exemple, présente chez Marivaux, Montesquieu, Prévost, Voltaire, Diderot, Rousseau, Rétif, donne un cadre et des constantes à la fiction tout en ouvrant très largement l'espace de la réflexion. Le genre et l'idée évoluent d'ailleurs ensemble en « uchronie » grâce à Louis Sébastien Mercier et l'An 2040 (1771).

La question de Dieu

La pensée critique touche d'abord la religion. Les esprits forts dans les cafés brocardent « Monsieur de l'Être » et arborent leur scepticisme. À l'intérieur même du christianisme, chez les catholiques et chez les protestants, se développe la critique biblique (Richard Simon). La crise janséniste se poursuit au début du XVIIIe s. Certains apologistes qui combattent les philosophes n'opposent pas la foi à la raison. Cependant, la polémique conduit parfois à des étiquetages abusifs. Toute critique de l'orthodoxie pourra ainsi être décrétée « athée ». L'utilisation de Spinoza au XVIIIe s. est un cas d'école.

Tolérance

Pour Voltaire, c'est la multiplicité des « sectes » qui provoque la discorde et qui rend nécessaire la tolérance au nom d'une religion naturelle et contre le fanatisme. « La discorde est le grand mal du genre humain et la tolérance le seul remède. » (article « Tolérance » dans le Dictionnaire philosophique). Le « tolérantisme » trouve ses références chez Locke (Lettre sur la tolérance, 1689), qui fonde son analyse sur la séparation de l'État et de l'Église, et chez Bayle, qui proclame les droits de la « conscience errante ». La tolérance trouve ses limites : Locke ne veut pas l'appliquer aux « papistes », le Contrat social de Rousseau impose une religion civile et n'admet pas l'athéisme.

Déisme

Le déiste refuse la révélation chrétienne, exclut toute idée de péché originel, mais il admet un « auteur de la nature ». Il cherche les fondements d'une religion raisonnable et naturelle. Répandu en Angleterre (Shaftesbury, Toland), le déisme suscite l'image du dieu horloger chez Voltaire, qui s'appuie sur Newton. Dieu est à l'origine du monde, mais il est loin et mystérieux, hors de tout anthropomorphisme. C'est un thème qui court dans les contes philosophiques. Voltaire mène un combat sur deux fronts : contre les religions historiques et contre l'athéisme (Histoire de Jenni ou le sage et l'athée, 1775). Le déisme de Rousseau est autre, il se déploie dans la célèbre profession de foi du vicaire savoyard du livre IV de l'Émile, il fait appel au sentiment et à la conscience, « instinct divin ». Rousseau voudrait « unir la tolérance du philosophe et la charité du chrétien » (Lettres écrites de la montagne, 1764).

Matérialisme

La matière peut-elle penser ? Le matérialisme suppose que, douée de « sensibilité », elle peut s'organiser elle-même et se passer de l'intervention divine. « L'âme immortelle » perd son statut et n'est plus alors qu'un effet de l'organisation. Le libre-arbitre est critiqué, le déterminisme affirmé. Le matérialisme représente la version la plus radicale de la philosophie des Lumières. Les historiens de la philosophie l'opposent au spiritualisme et à l'idéalisme. Il se développe d'abord dans les écrits clandestins (Testament du curé Meslier), puis il se fera plus visible et plus militant autour du baron d'Holbach. Comme il y a plusieurs déismes, il y a aussi plusieurs matérialismes. La Mettrie insiste sur la physiologie et sur « l'homme-machine ». Helvétius met l'accent sur la société et sur le pouvoir de l'éducation. Diderot critiquera et discutera l'un et l'autre. Dom Léger-Marie Deschamps met en place la construction la plus profondément athée du siècle.