Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
M

Mallarmé (Étienne, dit Stéphane) (suite)

Le néant

Car le mot débouche sur une absence et toute la poésie de Mallarmé le souligne, qui voit d'abord en lui un « aboli bibelot d'inanité sonore ». « En creusant le vers », le poète débouche sur « le Néant ». Ce qui s'effectue dans l'œuvre, c'est une mort, celle du personnage et celle du locuteur ; celle du sujet de l'énoncé. « L'œuvre pure, écrit Mallarmé, implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l'initiative aux mots » : c'est aller bien plus loin qu'un simple rejet du lyrisme et l'on comprend que, dans cette défaillance soudaine, de nombreux critiques aient voulu voir la naissance d'une nouvelle ère pour la littérature. Après Mallarmé, pourra-t-on faire autrement que feindre de croire à la plénitude du sujet ?

   À tant poursuivre l'absence, Mallarmé lui-même ne peut éviter, malgré la volonté d'impersonnalité qu'il prône (« Je suis maintenant impersonnel »), ou à cause d'elle, une grave crise existentielle qui commence par de violentes névralgies, se poursuit par des insomnies et se traduit par une persistante tentation du suicide. Il est bien, selon la définition qu'il donne du poète, « un homme qui s'isole pour creuser son propre tombeau » et qui doit toujours lutter pour n'y pas sombrer. On retrouve dans l'œuvre cette interrogation désespérée de soi, cette obsession de l'anéantissement, cette hantise de se retrouver dans la fascination du miroir. Celui-ci, absorbant le reflet, reste essentiellement une « eau froide dans son cadre gelée » (Hérodiade) qui ne dévoile rien. « La destruction fut ma Béatrice », dit celui qui, à tant vouloir approcher le néant, frôle constamment la folie et la mort.

Construire

Absences vécue et théorique, manques mis à nu : sur ces gouffres, Mallarmé édifie une stratégie qui vise à les combler. Sa poésie est aussi une lutte contre le néant ; ainsi le vers est-il conçu de façon que « lui, philosophiquement, rémunère le défaut des langues », car « de plusieurs vocables » il « refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire » ; il se joue de la signification, de la communication, de toute linéarité. Il est le lieu du multiple.

   La poésie mallarméenne joue contre une poésie narrative ou descriptive. Le parallèle avec la musique, puisqu'il s'agit pour les poètes de « reprendre à la musique leur bien », ne met pas en scène le thème de la durée ; c'est l'espace qui prime, l'écart spatial entre les notes, leur constellation ; la musique n'est donc pas enviée pour son déploiement, mais pour sa fulguration (ce que reprend le Coup de dés). Ce qui est visé en réalité, c'est l'éternité.

   Cette poésie nominale n'est pas nominative ; elle ne prétend pas dire le monde pour le créer, ou plutôt le poète ne s'avère démiurge qu'après avoir purgé le monde de l'impureté de sa nomination première ; il faut vider le mot de son acception triviale pour le faire résonner, étinceler, en le nommant. Il y a là quelque terrorisme : la volonté de détruire le sens commun. Contre la dénotation, Mallarmé préconise les connotations, contre la nomination, il met en avant la suggestion, d'où l'axiome fameux : « nommer un objet, c'est supprimer les trois quarts de la jouissance qui est faite de deviner peu à peu », qu'on retrouvera dans la non moins célèbre formule : « Je dis : une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets. »

   Le vers s'oppose donc au langage traditionnel comme au monde ; il échappe à leurs lois, se dresse contre l'usure du temps, contre le hasard, et détermine un autre pôle de la langue. Grâce à lui, Mallarmé peut définir, en le hiérarchisant, le « double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel ». C'est poser qu'il existe un langage poétique presque indépendant du langage de communication courant auquel il ne devrait rien. La syntaxe n'est plus considérée comme une armature visant à ordonner et à clarifier la pensée ; elle devient plus dense. La figure de style n'est plus ornementale ; la périphrase ouvre la porte à de nouveaux sens et la métaphore ne privilégie aucun terme. Le lexique relativement simple, sans les multiples enluminures fréquentes dans le goût symboliste, est utilisé de manière à pouvoir sursignifier. D'où la perplexité et la virtuosité des commentateurs qui se sont souvent rabattus sur une interprétation allégorique. On peut remarquer que le procédé de l'ellipse, du détour, en même temps que la tendance à la polysémie se retrouvent dans l'activité du rêve, telle que l'envisage la théorie freudienne, avec les phénomènes de déplacement, de condensation ou de surdétermination. Peut-être pourrait-on concevoir alors le « rêve » mallarméen comme autre chose qu'un vague idéal imaginaire et mieux saisir les risques de folie ou de suicide pour qui frôle ainsi les berges de l'inconscient.

   À la recherche d'un nouveau langage, cette poésie a voulu englober tous les langages ; elle a tenté d'intégrer tous les arts en elle, mais en les épurant. Ainsi Mallarmé, qui appréciait Wagner pour avoir su allier la musique et le drame, lui reprocha-t-il cependant de trop s'appuyer sur la légende. La danse était pour lui comme une évanescence du corps, elle permettait l'envol de l'idée, son écriture dans l'espace. Certes, les arts se répondent : Mallarmé n'a-t-il pas conçu ses poèmes, et en premier lieu le Coup de dés (publié en mai 1897 dans la revue internationale Cosmopolis), comme des drames ? Mais à cette condition de se dépouiller de l'anecdotique et de n'être plus des représentants de l'expression. Ils pourront alors tous rayonner et converger dans « le Livre ». Le poète s'est fait un peu critique d'art (Crayonné au théâtre) pour formuler une synthèse nécessaire à l'édification de cet ouvrage qui reste probablement pour lui un objet mythique, même si, dit-il, « tout au monde existe pour aboutir à un livre » ; il ne fallait pas renier cet idéal, garant de la qualité de toutes les productions qui s'y rattacheraient, et les poèmes de Mallarmé auraient dû être les fragments de ce projet impossible mais indispensable, son asymptote. L'impossibilité d'écrire le Livre a souvent conduit à parler d'un « échec » mallarméen : c'est oublier que le poète avait déclaré à Mauclair : « La récompense est d'être précisément sur le plan supérieur un raté. » Il proclamait ainsi la nécessité de ne jamais renoncer au Livre.

Postérité

Si un tel espoir, par définition irréalisable, fut par la suite bien peu caressé ou partagé – excepté peut-être par Borges et par Jabès –, la postérité de Mallarmé ne manqua pas d'importance. Le poète n'eut qu'un disciple immédiat, Valéry, mais toute la poésie moderne s'est nourrie de lui à travers le statut nouveau qu'il donne au vers, et cela sans souci de versification. Car Mallarmé n'innove pas en ce domaine ; il accumule au contraire les contraintes, utilisant le plus souvent alexandrins, sonnets, rimes riches. Mais il renonce à l'expressivité et à la prolixité ; il est le poète de 1 500 vers environ (dont 200, jugeait-il, pouvaient passer à la postérité), de quelques poèmes qu'il appelle « études en vue de mieux ». Il touche l'impersonnel, il tue le sujet et mène, en parallèle avec son travail de composition, une activité critique de réflexion. Il accepte d'être une victime soumise de la « Muse moderne de l'impuissance », faisant du blanc sur la page un élément intrinsèque de la poésie. Il détruit la notion de plénitude de l'être, pour les mots comme pour les choses. Massacreur d'illusions, théoricien de la langue, bien en avance sur son temps qui ne put le comprendre, il est le vrai fondateur de la poésie pure, de la poésie moderne, et, plus largement, d'une conception renouvelée de la littérature.