Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
N

Nerval (Gérard Labrunie, dit Gérard de) (suite)

Aurélia

De l'époque de la « bohème galante » à celle du « fou sublime », Nerval a vécu en contact permanent avec ses contemporains : nulle réclusion qui l'eût soustrait à ses connaissances féminines, à ses amitiés fidèles (Gautier, Houssaye, Stadler, Dumas), à la proximité problématique de son père (relation marquée au coin de la culpabilité), voire aux mondanités. Homme de lettres, il écrit à J. Colon : « J'arrange volontiers ma vie comme un roman. » L'œuvre, complexe dans ses cheminements, ressemble à une sorte d'autobiographie destituée, soustraite aux prestiges équivoques du genre : « Je suis du nombre des écrivains dont la vie tient intimement aux ouvrages qui les ont fait connaître » (Promenades et Souvenirs). Dominée par l'idée de la répétition et de la ressemblance, thème originel qui fait corps avec elle, l'œuvre se déploie dans une complexité poétique qu'ont méconnus ses contemporains mais dont nous goûtons aujourd'hui l'incroyable raffinement. Aurélia y brille d'un éclat particulier, en apparaissant comme une forme de condensation : dans sa « descente aux enfers », Nerval a la révélation d'une « Vita nova ». Résumé d'une existence vécue comme un échec (« une dame que j'avais aimée longtemps [...] était perdue pour moi », I, 1), le récit convoque tous les thèmes et les mythes chers à Nerval : le rêve, le double, Isis, Orphée, etc. Mais, loin de doubler les textes précédents (Sylvie, les Chimères), Aurélia, en procédant à une modification radicale (« une vie nouvelle commence, affranchie des conditions du temps et de l'espace », II, 6), rend possible ce qui jusqu'alors ne pouvait conduire qu'à la fragmentation d'un moi écartelé entre rêve et réalité, passé et présent, ici et ailleurs. Et, de fait, l'expérience d'Aurélia s'inscrit sous le signe de la réduction à l'unité : la vita nuova nervalienne n'est-elle pas « épanchement du songe dans la vie réelle » (I, 3) ? Et les « Mémorables » (II, 6) n'assurent-ils pas le triomphe d'un lieu et d'un temps mythiques (« Le ciel s'est ouvert dans toute sa gloire... ») où viennent se fondre les voix du récit ? Car c'est bien ce jeu des voix narratives qui donne au texte sa véritable tension : plus que quête de la femme ou recherche du pardon, Aurélia est avant tout conquête de et par l'écriture. D'où la structure du texte qui enferme l'accumulation des signes – l'histoire proprement dite, au passé – entre deux fragments de commentaire assertif qui en donnent le sens (« Le Rêve est une seconde vie », I, 1) et la fonction (« Toutefois, je me sens heureux des convictions que j'ai acquises... », II, 6). D'où aussi ce cheminement qui conduit de la voix fantastique du héros, isolé dans un univers de doute et d'interrogations, aux « convictions » du commentateur, dévoilées selon le mode du discours théorique, en passant par la lente évacuation des impuissances ou des réticences du narrateur cherchant vainement à transposer les images oniriques en images linguistiques. D'où enfin l'assomption finale que réalisent les « Mémorables », poèmes en prose livrés dans leur nudité (« J'inscris ici les impressions de plusieurs rêves... »), comme si désormais le sens n'était plus problématique et ne supposait plus le passage par tout un jeu de rhétorique référentielle. Triomphe ultime de la parole sur la vie et réalisation du souhait formulé par Nerval dans la Préface des Filles du feu (« La dernière folie qui me restera ce sera de me croire poète »), Aurélia apparaît donc bien comme un acte de foi en la littérature tel que la vie ne peut être vécue hors des mots et de leur puissance. Nerval est de fait convaincu d'une « vaste conspiration de tous les êtres animés pour rétablir le monde dans son harmonie première », harmonie perdue qui est l'enjeu d'un combat immémorial dont le Voyage en Orient esquissait les cycles en deux de ses épisodes (l'Île de Roddah, Histoire de la reine du matin et de Soliman : thème du feu, élément natif de l'âme), harmonie dont les ondes ne cessent d'animer son expérience : « L'alphabet magique, l'hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu'incomplets et faussés. » Il faut donc « retrouver la lettre perdue ou le signe effacé ». Et la montée en lui des souvenirs, qu'il compare dans Angélique à un palimpseste, l'expérience d'une ressemblance généralisée des êtres et des choses (« Tout se correspond ») assimilent le progrès de l'œuvre à un ressouvenir. Témoignage d'une expérience initiatique, Aurélia est le lieu de la rédemption et de la révélation de la déesse Isis, « la même que Marie, la même que ta mère, la même aussi que sous toutes les formes tu as aimée », tandis que Nerval, en « mystique isiaque », lit sa propre filiation dans les figures qu'il a déposées tout au long de son œuvre : Napoléon, Restif « le spiritualiste païen »). Ses amis littéraires ont salué en lui un grand connaisseur, voire un créateur de mythes, dimension essentielle, édulcorée dans la publicité qu'ils ont faite de l'image d'un rêveur inoffensif et d'une victime. Artaud a justement écorné le portrait falsifié d'un « gentil esprit » qu'on devait à la sollicitude de Janin ; l'auteur délicat des tableaux en demi-teintes d'un Valois, qui était certes essentiel à son « culte des souvenirs », a pris place, au-delà du bon goût, au panthéon des « rêveurs définitifs » (Breton) : « pendu devant la naissance des fables et les sources des allégories » (Artaud). Situation paradoxale de ce « prosateur obstiné » – ainsi que se qualifiait lui-même Nerval –, qui, à l'instar de ses contemporains, ranima l'érudition des néoplatoniciens, mais en la mettant au service d'un rêve essentiel et éternellement contemporain.

Nervo (Amado)

Poète mexicain (Tepic 1870 – Montevideo 1919).

Figure de proue du modernisme au Mexique, il se fit d'abord connaître par un récit naturaliste (le Bachelier, 1895), fonda la Revista moderna (1896) et commença à publier des vers remarquables par leur sensualité et leurs couleurs (Perles noires, 1898). Son inspiration se fit plus dépouillée et plus intime (À voix basse, 1909 ; Sérénité, 1914 ; Élévation, 1917), dans une tonalité mystique et panthéiste. On lui doit également quelques brefs romans (le Diable désintéressé, 1916).