Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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France (XIXe siécle) (suite)

Une redéfinition des genres

Effacement et renaissance du théâtre

Le théâtre était au XIXe siècle le seul genre à toucher toutes les catégories (ou presque) de la société, et bien souvent le principal accès à une émotion d'ordre esthétique. Caractérisé par une événementialité et une socialité fortes, il était l'objet privilégié de la critique journalistique, et pour les créateurs le terrain par excellence d'une conquête et d'une éducation du public. Aussi le théâtre fut-il plus que tout autre genre au cœur des débats esthétiques et poétiques. Mais il était aussi une structure économique lourde, condamnée au succès ; en ce sens il révéla particulièrement la tension entre l'audace créatrice et la sécurité de recettes éprouvées.

Les recettes du succès

Héritage des siècles classiques, la tragédie faisait toujours au début du XIXe siècle figure de genre noble. Elle avait toutefois, après Voltaire, largement déserté les sujets tragiques au profit d'actions et de sentiments conformes à ceux que requéraient Diderot et Beaumarchais pour le drame bourgeois. Restait la forme, en alexandrins et en cinq actes, qui signalait le genre et le registre. Les tragédies de N. Lemercier, sous l'Empire, illustraient le motif voltairien de la résistance à l'autorité ; celles de C. Delavigne tentaient l'alliance de ce modèle avec celui, plus moderne, du drame historique. La dernière résurgence de la tragédie fut en 1843 la Lucrèce de Ponsard, qui signa en fait plutôt que la résurrection du genre l'échec désormais avéré du drame romantique.

   Si la tragédie ne touchait qu'une élite sociale, le vaudeville s'imposa à tous les publics et domina la production dramatique tout au long du siècle. Genre chanté issu de la Révolution, il s'orienta rapidement vers l'anecdote moralisante, à la fois divertissante et édifiante, et vers la farce. Fondé sur un répertoire diversement combiné de situations et de personnages stéréotypés, il offrait du monde social et moral une image statique et rassurante qui le confirmait. Champion de la « pièce bien faite » et du « bon sens », Scribe domina une production par ailleurs illustrée par E. Augier, V. Sardou et A. Dumas fils. Le vaudeville farcesque vit pour sa part s'affirmer dans la seconde moitié du siècle les talents de Labiche et de Feydeau, qui poussèrent jusqu'à l'absurde et au détraquement les stéréotypes du genre.

   Autre genre à succès, d'origine populaire également et lui aussi né sous la Révolution, le mélodrame mobilisait les ressorts d'un pathétique fondé sur la terreur et la pitié. La fin, toujours heureuse, restaurait la morale et la famille menacée. Les mélodrames de Guibert de Pixérécourt, V. Ducange ou A. Bourgeois, dans la première moitié du siècle, étaient ainsi bâtis sur un dispositif de tension-détente dont la clef était le « clou » – machinerie visuelle spectaculaire (et coûteuse) qui portait l'émotion à son comble, et assurait la notoriété des théâtres où elle était montée autant que des acteurs prestigieux qui jouaient dans ce type de pièces. Dans le second demi-siècle, le mélodrame dut ses principaux succès aux intrigues des « romans honnêtes » (Ohnet, Sandeau) de la production feuilletoniste. Le succès croissant du cinéma populaire, au XXe siècle, marquera sa fin.

L'enjeu du drame : une totalisation esthétique du social

L'importance sociale du théâtre fit que les efforts des théoriciens et des créateurs romantiques portèrent d'abord sur ce genre – seul à vraiment pouvoir justifier, avant la multiplication des moyens éditoriaux, une fonction démocratique de l'art. Les modèles revendiqués étaient, au premier chef, les tragédies de Shakespeare (vers Stendhal : Racine et Shakespeare I et II ; Guizot : Éloge de Shakespeare ; Hugo : « Préface de Cromwell » ; Vigny : « lettre à Lord *** »), mais aussi les drames allemands (Goethe, Schiller, Lessing) – étayés par le Cours de littérature dramatique de A. W. Schlegel. L'ambition du drame était, à travers la mise en scène d'un moment-clef du passé, d'élaborer une représentation totalisante de l'Histoire, d'une époque ou d'une individualité. D'où la nécessité de récuser, dans les principes comme dans les œuvres, tout ce qui pouvait limiter cette totalisation : unités de temps et de lieu, découpage des actes, unification des registres (ainsi Hugo revendiqua-t-il l'alliance du grotesque et du sublime). Jouant simultanément sur le terrain de la tragédie (mais ils inventaient, eux, un tragique moderne qu'ignoraient les tragédies néoclassiques) et sur celui du mélodrame (tableaux spectaculaires et coûteux, mêmes comédiens, parfois mêmes théâtres et même public), les drames prenaient le risque de contradictions difficiles à surmonter malgré une période de succès (inaugurée en 1830 avec Hernani de Hugo) : contradictions entre les publics visés par un théâtre qui se voulait à la fois savant mais spectaculaire, complexe mais pathétique. Les années 1840 marquèrent le déclin, sur les scènes, du drame qui n'avait pu, comme le comptait son ambition esthétique et sociale, unifier les publics (et donc la société même). Après quelques échecs (la Nuit vénitienne en 1830, les Burgraves en 1843), Musset et Hugo renoncèrent à faire jouer leur théâtre, et se tournèrent vers l'écriture d'un théâtre à lire : Théâtre en liberté de Hugo, Spectacles dans un fauteuil de Musset, qui donna l'incontestable chef-d'œuvre du drame romantique, Lorenzaccio (1834). Ils libérèrent ainsi poétiquement le genre – au prix du sacrifice de son audience immédiate.

   Le théâtre joué, dans la seconde moitié du siècle, fut entièrement dominé par les vaudevilles, les mélodrames, les spectacles divertissants de la « Fête impériale ». Certains essayaient toutefois de le sortir de ce conventionnalisme : ainsi Zola voulut que la scène proposât l'équivalent du roman naturaliste (le Naturalisme au théâtre, Nos auteurs dramatiques), H. Becque opposa aux théâtres « d'imagination » et « d'esprit » des générations précédentes un « théâtre de vérité » (vers les Corbeaux). Le renouvellement, très marginal, du théâtre, passa en fait principalement par la fondation en 1887, par Antoine, du Théâtre-Libre où furent joués, outre les naturalistes français, des auteurs étrangers (Ibsen, Strindberg, Shaw), et par celles, en 1890 et 1893, du Théâtre d'Art par P. Fort et du Théâtre de l'Œuvre par Lugné-Poe, où furent notamment représentées des pièces de J. Renard, M. Maeterlinck, Villiers de L'Isle-Adam, P. Claudel (Tête d'or) et A. Jarry (Ubu-Roi, 1896). Une bonne part de la production dramatique (Villiers, Maeterlinck) restait toutefois non représentée, se déployant – conformément au vœu de Mallarmé – dans l'espace d'une textualité pure, et dans l'expérience nouvelle d'une confrontation de la parole au silence et au murmure qui renouvelait le genre, mais sanctionnait là encore son renoncement à l'efficace sociale.

Une refondation du poétique

Un nouveau statut du lyrisme

Genre à diffusion confidentielle – sauf exceptions remarquables (Lamartine, Méditations poétiques ; Hugo, les Contemplations) –, la poésie prétendait pourtant aux yeux de nombre d'écrivains et de penseurs (Schelling, Novalis, Coleridge, Hölderlin, Hugo) au statut de genre originel, exprimant l'état de fusion primitive de l'homme avec la nature et affirmant l'antériorité – idéologiquement constitutive pour l'époque moderne – de l'individu par rapport à la société (vers Rousseau). Aussi le romantisme lui conféra-t-il une place éminente. La fonction de la poésie devint celle d'une révélation de l'intime (vers Hugo : « la poésie est tout ce qu'il y a d'intime dans tout »), d'une expression émotionnelle abolissant idéalement les frontières entre l'intériorité et l'extériorité, entre le je et le tu, et porteuse comme telle de l'universalité du sujet. Aussi les formes poétiques – quoique souvent reprises à la tradition antique et classique dans le premier demi-siècle (élégies, odes, épopées) – étaient-elles moins considérées comme des sous-genres que comme les modalités souples, libérées et individualisées d'une parole essentiellement personnelle. Les Méditations poétiques de Lamartine (1820) inaugurèrent ainsi en France une nouvelle référence qui fit époque pour l'énonciation lyrique du romantisme.

   Ce schéma énonciatif allant du singulier à l'universel faisait dans les poèmes l'objet d'une représentation volontiers spéculaire et problématique : accédant au seuil d'une origine fusionnelle retrouvée, écho du verbe divin (les Chimères de Nerval furent à cet égard exemplaires), le langage poétique risquait de se trouver coupé du langage commun. Cette contradiction assignait à la poésie un espace tragique et une fonction réparatrice. Le langage du symbole, théorisé depuis la fin du XVIIIe siècle en opposition à l'allégorie (vers Goethe, Schiller, Coleridge, Novalis), tendait ainsi à élaborer un passage formel entre l'ordre désormais occulté du divin et celui des choses visibles, entre la dégradation de la condition présente du sujet (et de son langage) et une condition originelle à restaurer dans l'avenir (vers Nerval ; Hugo, les Contemplations). Fondant toute une rhétorique figurale sur l'analogie (dont le modèle relevait largement des spéculations illuministes, cf. supra), le symbole était ainsi porteur d'une visée performative qui se déploya sur le plan narratif dans le genre (repris de Dante, de Milton, de Klopstock) de l'épopée religieuse et humanitaire, illustré dans les années 1820-1840, en prose par Ballanche et Quinet, en vers par Vigny, Lamartine, Soumet et plus tardivement Hugo (la Légende des siècles, la Fin de Satan, Dieu). Le gigantisme de la forme était en l'occurrence l'expression même de cette visée totalisante, dont seuls Hugo, Leconte de Lisle et Sully Prudhomme reprendront après 1850 le geste devenu un peu anachronique.

Contestation du lyrisme et dépassement du symbole

La dislocation des rêves d'une réconciliation politique et esthétique de la société se retrouve dans la contestation du langage symbolique au cours du second demi-siècle, et dans la récusation des modèles romantiques (Lamartine, Musset) par les nouvelles générations. Vigny, en intellectualisant le symbole (Stello, les Destinées), avait fait de la poésie un art élitiste et solitaire, en lesquels se sont reconnus Baudelaire, Mallarmé et la plupart des poètes symbolistes. Baudelaire, dans les Fleurs du mal, brisa partiellement le modèle de lisibilité réciproque des langages sensible et suprasensible, faisant de la poésie l'espace d'une expérience intérieure de confrontation à l'altérité, à un « inconnu » dont la quête suppose la recherche de nouveaux alliages verbaux et sensoriels. La poésie en ce sens rompait avec le modèle naturel qui fondait la parole dans le lyrisme romantique, au profit de la construction délibérément artificielle d'un dispositif réflexif et ironique, où le sens n'est plus ce qui fonde le langage en lui préexistant mais ce dont le texte, désormais coupé de toute garantie divine, poursuit la quête par sa forme même (vers Baudelaire, l'Art romantique). Ce déplacement de définition et d'enjeux du poétique, lié au repli du lyrisme, commande les créations poétiques les plus importantes du second demi-siècle. On le trouve dans la revendication d'autonomie absolue du poème et le culte de la forme plastique chez Gautier et les parnassiens des années 1860-1870 (Banville, Leconte de Lisle, Hérédia). On le trouve dans la veine antilyrique des dissidents du Parnasse et des « excentriques », mettant rageusement à mal l'éloquence romantique, et au-delà les héritages formels du vers et du recueil (vers Corbière, Laforgue). De ce retournement du lyrisme témoigne la saturation, érudite et carnavalesque, des références intellectuelles qui évacuent le sens, ou le malmènent par la subversion parodique (vers Rimbaud, Lautréamont, Laforgue).

   C'est essentiellement avec les aventures poétiques de Lautréamont, de Verlaine, de Rimbaud et de Mallarmé que s'opéra, dans le dernier tiers du siècle, un renouvellement radical du langage poétique, parfois assimilé à une invention de la poésie moderne. On n'en retiendra ici que quelques traits. Tout d'abord le dépassement de la problématique du symbole, engagé par Baudelaire et ici accompli par l'autotélie d'un dire poétique qui, éludant les arrière-mondes et rompant avec le langage discursif commun, se retourne réflexivement sur lui-même. La musique propose en l'occurrence le modèle d'une énonciation qui absente la signification, ou plutôt la redéfinit dans les apports acoustiques ou suggestifs entre les mots. Verlaine, Mallarmé et Rimbaud brisent à cet effet le module syntaxique dans une prosodie toujours novatrice et rigoureusement concertée – au risque d'une rupture de toute continuité sémantique. La figure du sujet tend à s'effacer au bénéfice d'une quête de l'impersonnel, dès lors qu'il s'agit d'éveiller le langage à toutes ses virtualités (Mallarmé, Rimbaud), de le confronter à ses limites à travers le minimalisme sensoriel (Verlaine) ou le constat de sa défaillance à dire pleinement le monde (Rimbaud, Mallarmé). C'est en effet, chez ces derniers, l'excès du sens qui fonde la poésie tout en menaçant paradoxalement – dans l'aporie, le blanc ou le silence – le langage même où elle se dit.

Poétique, discours, prose

On peut faire par ailleurs deux remarques relatives aux redéfinitions du genre poétique au cours du XIXe siècle. L'une concerne les rapports entre langage poétique et langage prosaïque (ordinaire), qui ont été concurremment d'affirmation et d'effacement de leur différence. Affirmation : au-delà du recours à un registre lexical élevé, héritage classique encore fort présent dans la production romantique (Lamartine, Vigny), le langage poétique s'est émancipé de la rhétorique du discours à travers l'importance prise par la description (vers Delille), le rôle majeur pris par les figures (métaphores, analogies, oxymorons, antithèses, etc.) dans le processus de la construction poétique et sémantique des œuvres, enfin la séparation des langages littéraire et ordinaire opérée par Mallarmé. Mais aussi effacement de cette différence : la poésie s'est progressivement annexée au fil du siècle tous les langages (vers Hugo, langage courant ; Baudelaire, langage journalistique ; Laforgue, argot). Ces deux processus ne sont pas contradictoires sur le fond : ils signalent à la fois l'autonomisation de la littérature (tous genres confondus) et sa vocation à dire – voire à transformer – le monde dans son entier.

   La seconde remarque porte sur les relations entre poésie et prose, et recoupe partiellement la précédente. Si nombre de poètes ont maintenu fermement l'exigence du vers et de la prosodie (Hugo, Mallarmé), d'autres ont aboli cette barrière prosodique en inventant la forme nouvelle du poème en prose, héritée de la prose poétique classique mais s'en distinguant par le choix de la brièveté, d'une poétique de la rupture, de l'attention à l'immédiateté sensorielle ou aux caprices de la fantaisie, mais aussi par la prise en compte du quotidien et de la modernité urbaine (Baudelaire, Rimbaud). A. Bertrand, M. de Guérin, Baudelaire surtout (le Spleen de Paris) furent à cet égard des pionniers d'un langage poétique renouvelé, qu'illustrèrent par la suite Lautréamont (les Chants de Maldoror, Poésies) ou Rimbaud (Illuminations, Une saison en enfer), et qui sera appelé à un développement considérable au XXe siècle.