Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
K

Kadaré (Elena)

Romancière albanaise (Fier 1942).

Auteur de contes pour enfants et de nouvelles (Éteins la lumière, Vera), elle évoque dans ses romans la condition féminine et l'évolution de la famille dans la société albanaise (Une naissance difficile, 1976 ; les Époux, 1981 ; une Femme de Tirana, 1995).

Kadaré (Ismail)

Écrivain albanais (Gjirokastër 1936).

Formé à Moscou à l'Institut Gorki (il évoquera, en 1975, ce milieu de stricte orthodoxie littéraire dans le Crépuscule des dieux de la steppe), il débuta par le journalisme et la poésie (Inspirations juvéniles, 1954 ; Rêveries, 1957 ; Mon siècle ; À quoi pensent ces montagnes, 1965 ; le Temps, 1976). Mais il est essentiellement un maître de la nouvelle (l'Emblème de jadis, 1977 ; Invitation à un concert officiel et autres récits, 1985) et du roman (le Général de l'armée morte, 1963 ; Chronique de la ville de pierre, 1970 ; les Tambours de pluie, 1970 ; le Grand Hiver, 1973 ; le Concert, 1988 ; le Palais des rêves, 1990), entrelaçant le passé historique de son pays à son aventure personnelle, notamment à l'évocation de son enfance. Cette « autopsie » d'un peuple et cette quête de l'identité à travers les légendes anciennes lui ont valu de sévères critiques de la part de la Ligue des écrivains albanais, choquée par son « traitement subjectiviste des éléments historiques » (la Niche de la honte, 1978 ; le Pont aux trois arches, 1979 ; Avril brisé, 1980 ; Qui a ramené Doruntine, 1986 ; Eschyle ou le grand perdant, 1988 ; le Dossier H., 1989). En 1990, il a demandé l'asile politique en France. Actuellement, il vit entre l'Albanie et la France.

   Après la chute du communisme en Albanie, il a publié : la Pyramide, 1992 ; l'Ombre, 1994 ; Spiritus, 1995 ; Froid de fleurs d'avril, 2000 ; l'Envol du migrateur, 2001. Dans les œuvres d'Ismail Kadaré on se familiarise, durant la lecture, avec les façons de penser, de sentir, de parler, d'agir, de vivre et de chanter, des Albanais d'il y a trois mille ans et de ceux de nos jours. Le mérite de Kadaré est d'avoir ressuscité aussi l'historicité du « miracle » albanais, de cette culture devenue presque intemporelle. Les Albanais redeviennent une peuplade préhistorique, non privilégiée, par rapport aux autres, apparentée aux autres : ses princes redeviennent des rois, ses nations redeviennent des clans et des tribus, ses devins redeviennent des sorciers et des monstres, ses dieux redeviennent des fétiches ; ses cérémonies redeviennent des pratiques. Le peuple albanais entier rentre dans l'histoire et dans l'ethnographie. L'œuvre d'Ismail Kadaré est traduite en plus de trente langues du monde. Il est nommé docteur honoris causa de plusieurs universités.

Kaddour (Hédi)

Poète français (né en 1945).

Attentif aux mouvements de langue, il propose dans le sillage de Follain et de Frénau un lyrisme de l'attention au quotidien prosaïque, présent dès le Chardon mauve (1987) et la Fin des vendanges (1989), aux vers plus longs. D'un poème à l'autre, d'une scène du présent à la suivante, le moi recherche sa mesure exacte, comme sa situation (dans le monde, avec l'autre, en lui-même). Écrivant à la lumière d'un sens critique qui dit sa dette envers le classicisme et l'Aufklärung (il traduit Minna von Barnhelm de Lessing en 1997), Kaddour est aussi dramaturge (Waltenheim, 1998) et essayiste (l'Émotion impossible, 1994).

Kafka (Franz)

Écrivain pragois de langue allemande (Prague 1883 – sanatorium de Kierling, près de Vienne, 1924).

Destin paradoxal que celui de cet homme qui réunit les caractéristiques de toutes les minorités (juif en pays chrétien, écrivain dans une famille hostile à toute activité artistique, choisissant d'écrire en allemand dans la capitale tchèque de la Bohême) et dont le nom exprime l'angoisse la plus universelle du monde moderne : une situation sans issue, une atmosphère oppressante, un espace labyrinthique, composent un univers kafkaïen. La vie de Kafka et son œuvre ont en commun, comme le notait Camus, « de tout offrir et de ne rien confirmer »  ; c'est qu'il conçoit l'existence comme un combat, mais perdu d'avance (Description d'un combat, 1909) – la tuberculose le ronge, son emploi de bureaucrate dans une compagnie d'assurances empêche l'épanouissement de son activité littéraire, ses tentatives de mariage se soldent par un échec. Les correspondances avec Félice Bauer et Milena Jesenska en sont de dramatiques illustrations. Il laissera inachevée une grande partie de ses récits et son œuvre ne lui survit que contre sa volonté expresse (il avait demandé à son ami et exécuteur testamentaire Max Brod de brûler ses manuscrits). Kafka voit dans Kierkegaard et Flaubert des préfigurations de son destin : la solitude irrépressible, le sens de la culpabilité, l'assouvissement du désir d'unité et d'union cherché désespérément dans l'art. Si Kafka vit sa maladie comme le châtiment d'une faute mystérieuse, il y a aussi, dit Max Brod, « la plaie dont celle des poumons n'est que le symbole ». Cette forte charge symbolique de l'œuvre, issue à la fois de l'expérience vécue et de la triple pratique de Goethe, de Strindberg et de Bouvard et Pécuchet, est d'autant plus sensible qu'elle est plus ambiguë : Kafka décrit, avec de plus en plus de minutie, dans un style qui passe du fantastique des œuvres de jeunesse au réalisme le plus précis, des parcours dont on ne peut saisir ni l'origine ni le but. Karl Rossmann, le héros de son premier roman fragmentaire l'Oublié (écrit en 1912, publié en 1927 par Max Brod sous le titre l'Amérique), est un jeune exilé sans défense dans l'univers d'une Amérique cauchemardesque. Le premier chapitre du roman, le Soutier, fut publié en 1913. Le héros du Procès (écrit en 1914-1915, publié en 1925) ignorera toujours le motif de son arrestation et de sa condamnation à mort ; le récit la Colonie pénitentiaire (rédigé depuis 1914, publié en 1919) porte au paroxysme l'arbitraire du monde judiciaire ; le géomètre du Château (rédigé en 1922, publié en 1926) s'épuisera dans la recherche de la nature du monstre bureaucratique et architectural qui le fascine. Les principaux héros de Kafka ne sont désignés que par l'initiale de son propre nom (Joseph K. dans le Procès, l'arpenteur K. dans le Château), à la fois clef et emblème, simple matricule dans un univers pénitentiaire, signe d'une insupportable transparence : le monde indifférent leur refuse identité et consistance dans la Métamorphose (écrite en 1912, publiée en 1915), la transformation du voyageur de commerce Gregor Samsa en vermine provoque non l'étonnement mais la colère de sa famille). Si l'on peut voir dans le rapport de Kafka à son père (qu'il explicite dans le bref récit le Verdict, écrit en 1912, publié en 1913, puis dans la Lettre au père, écrite en 1919, publiée en 1952 !) l'élément majeur de son mythe personnel, il faut cependant chercher une raison plus complexe à l'échec le plus réussi de la littérature du XXe s. Comme le dit le héros du dernier récit publié de son vivant  (Un champion de jeûne, publié en 1922) : « Vous ne devriez pas admirer mon jeûne... Je ne peux pas faire autrement... Parce que je n'ai pas pu trouver d'aliment qui me plaise... », Kafka ne s'assied pas à la table d'hôte. Marginal (dans son Journal, il définit sa volonté de s'affranchir de la nature et de la société : « quitter les rangs des assassins » et « sortir de Canaan pour traverser le désert »), il est condamné par tous ceux qui se réclament de la communauté, de la collectivité, à plus forte raison du collectivisme. La question « Faut-il brûler Kafka ? » fut posée par des intellectuels communistes dans Action en 1946. Brecht le jugeait « inutilisable » dans ses entretiens avec Walter Benjamin. Son œuvre souterraine comme un rhizome (G. Deleuze et F. Guattari, Kafka, pour une littérature mineure, 1975) pousse des tiges aériennes où on ne les attend pas ; Max Brod insiste sur le rire communicatif des auditeurs lors de la lecture du Procès ; les communistes réformateurs tchécoslovaques font de la conférence de Liblice (1963) consacrée à Kafka le détonateur du « printemps de Prague » ; Elias Canetti voit en lui « le plus grand expert du pouvoir » (l'Autre Procès, 1969). Aragon, Garaudy et Ernst Fischer réclament en son nom un « réalisme sans rivage » opposé à l'anathème lancé par Lukacs. Kafka déconcerte parce que, devant un mécanisme (bureaucratique, social, politique et théologique), il ne le démonte pas : il le fait fonctionner, il le « pousse » , comme on le fait d'un moteur. Et l'écriture qui rend compte de ce mécanisme fonctionne comme une « machine célibataire »  : le « procès » est d'abord un « processus », le roman, un « agencement » de « blocs » isolés mais contigus. Au fond, l'analyse de l'œuvre de Kafka relève d'une topologie – des phénomènes temporels ou psychologiques se transforment en espaces – ou encore de la « théorie des catastrophes ». Une particularité du dernier Kafka est son recours aux fables animalières pour décrire sa situation désespérée : Un rapport pour une académie (1917), Recherches d'un chien (1922), le Terroir (1923-1924, inachevé) et enfin le dernier texte de Kafka, Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris (1924).

La Métamorphose, récit (1915). Suivant un projet finalement abandonné, ce récit, écrit à la fin de l'année 1912, devait être publié avec deux autres textes de la même époque, le Verdict et le Soutier (c'est-à-dire le début du roman l'Oublié ou l'Amérique), dans un volume sous le titre les Fils. Les trois récits ont en commun qu'ils décrivent la révolte des fils contre le monde des pères. Dans la Métamorphose, la protestation du héros Grégoire Samsa contre l'oppression mortelle de l'autorité paternelle, contre le dépérissement de la vie affective et contre l'exploitation économique s'exprime par le fait qu'il s'éveille un matin transformé en un « énorme cancrelat ». Objet de répulsion et de honte pour les siens, Grégoire, qui pourtant continue à penser et à sentir en être humain, est relégué dans un coin où il se laisse mourir : ses restes sont balayés comme un petit tas d'ordures par la femme de charge. Le choc que ce texte provoque chez le lecteur naît de la manière dont Kafka transpose sur le plan physique l'aliénation de son héros et la décrit comme s'il s'agissait d'un événement banal et quotidien, mais qui devait, très vite, prendre une valeur universelle.

Le Procès publié après la mort de l'auteur par Max Brod (1925). Ce second roman de Kafka a été écrit en 1914-1915 sous l'emprise du sentiment de culpabilité ressenti par l'auteur après la rupture de ses fiançailles avec Felice Bauer. Il raconte l'histoire de Joseph K. que l'on vient arrêter un matin à sa grande surprise. Le héros, devenu accusé, cherche sans relâche de nouvelles explications à ce qui lui arrive, tentant d'identifier le tribunal, qui se dérobe, et de comprendre la signification du procès qui lui est fait. À la fin, sans qu'il ait jamais compris quelle était sa faute, il est exécuté « comme un chien ». Le roman se déroule sur deux plans parallèles qui se correspondent parfaitement : d'une part, les efforts subjectifs de K. pour interpréter les événements (efforts inévitablement voués à l'échec, comme le montre la légende Devant la loi, insérée dans le roman) d'autre part, la réalité des bureaux, attestée par d'innombrables détails, et l'action judiciaire qui aboutit à la condamnation à mort. Grâce à cette polarité, il devient manifeste que l'arbitraire terroriste de l'État et de son administration se fonde sur les obsessions des individus. C'est aussi cette polarité qui donne au texte son effroyable logique et son « inquiétante étrangeté ».

Le Château roman inachevé, écrit en 1922, publié en 1926, deux ans après la mort de l'auteur. Dans son troisième roman, Kafka traite une dernière fois le thème fondamental de son œuvre : les vains efforts de l'individu pour trouver la vérité qui donne un sens à l'existence humaine. Le géomètre K., venu dans le village pour y travailler, mais ne pouvant prouver qu'il y a été appelé, s'épuise en efforts inlassables pour être reçu au château : celui-ci apparaît de plus en plus inaccessible, les fonctionnaires qui le peuplent semblent des personnages mythiques, apparemment tout-puissants. Dans sa lutte solitaire, K. est freiné par les habitants du village et surtout par une jeune fille, Frieda, qui cherche à le retenir dans le quotidien. Il échoue finalement aussi bien dans sa relation amoureuse que dans sa tentative pour entrer au château. Cette histoire, inachevée et dont le dénouement reste ouvert, traite au fond le propre problème de Kafka en tant qu'écrivain. Quant à la nature de cette vérité inconnue et inatteignable, le champ des conjectures est virtuellement illimité, comme le prouvent les innombrables interprétations divergentes qui ont déjà été avancées pour comprendre l'itinéraire de K., surnuméraire métaphysique qui ne trouve sa place dans aucune structure sociale, idéologique ou religieuse. L'une des interprétations les plus convaincantes est liée aux épisodes où K. rencontre la famille du messager Barnabas : ceux-ci permettent de lire le roman comme une allégorie du vain effort assimilationniste des Juifs occidentaux.