Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
A

Afrique noire

La découverte de l'Afrique et de ses langues

Nous avons peine à nous pénétrer de l'idée que l'Afrique noire est demeurée terre inconnue jusqu'à la fin du XIXe siècle. Le voyageur écossais Mungo Park n'établit avec précision le sens dans lequel coule le Niger qu'en 1799 et il faut attendre 1830 pour situer l'embouchure de ce fleuve et accepter l'idée que son estuaire n'est pas celui du Congo. La géographie n'avait pas beaucoup progressé sur la localisation des sources du Nil depuis Ptolémée : le géographe alexandrin du IIIe siècle abhorrait les « blancs de la carte » et peuplait ses dessins de montagnes et de lacs fantaisistes. La découverte de l'Afrique, la cartographie de ses fleuves et de ses montagnes sera la grande entreprise du XIXe siècle, celle à partir de laquelle Jules Verne lance la série de ses Voyages extraordinaires en 1863. Cette même année est établi le cours supérieur du Nil : les idées sur les langues et les littératures de l'Afrique ne pouvaient échapper à ce climat d'ignorance.

   D'un continent dont les réalités géographique demeurèrent si longtemps obscures, il était difficile de sortir des mythes et des théories extravagantes. Le centre de l'Afrique, domaine des mystérieux – et cannibales – Nyam Nyam de Jules Verne, les Azande, était censé être peuplé d'hommes à queue. La diffusion de l'évolutionnisme et d'une conception plus « positive » de la recherche ne dissipa en rien les théories racistes sur l'Afrique. La connaissance des réalités géographiques puis humaines accompagna le développement du colonialisme et la mainmise européenne sur l'Afrique ; en même temps s'élaborait tout un système complexe de dévalorisation des productions africaines, dont seul l'art plastique fut sauvé par quelques originaux au début du XXe siècle. Le succès même des créations plastiques de l'Afrique noire conduit en fait à se poser à nouveau la question de la création graphique : le continent qui contient le plus de peintures rupestres, dont les créations plastiques sont reconnues, a ignoré l'écriture alphabétique. Il n'a pas ignoré l'écriture idéographique, celle des hiéroglyphes. Les production égyptiennes se sont diffusées au-delà de la basse vallée du Nil : la culture de Meroé est encore une énigme : l'écriture déchiffrée ne donne pourtant pas la clé d'une langue, qui reste incompréhensible et nous sommes bien au Soudan, en plein Sahel. De même, de nombreuses énigmes archéologiques demeurent qui témoignent de créations plastiques, sans laisser de documents écrits pour en témoigner : Igbo uchkwu dans l'est du Nigeria ou dans une autre région, le grand Zimbabwe. Les cultures du masque ont élaboré de complexes systèmes de signes qui conservent une information de type religieux ou généalogique, mais ne se prêtent pas à la manipulation technique ou à un usage purement fonctionnel. Tout au long des siècles, depuis la culture d'Axum, les syllabaires guèzes ont accompagné la culture religieuse éthiopienne et, plus récemment, dans les régions en contact avec l'islam, des esprits féconds ont inventé des systèmes graphiques qui relèvent plus de la création plastique que de la conservation et de la diffusion de l'information, les deux fonctions essentielles de l'écriture alphabétique. La dernière de ces inventions africaines de l'écriture est celle de Njoya, sultan de Foubam au Cameroun, qui imagina au début de ce siècle une écriture et mit par écrit l'histoire de son royaume. Tout ceci fut détruit par la colonisation française et ne servit jamais à d'autres qu'à son inventeur. Les littératures et les arts du verbe pâtirent longtemps de l'incompréhension des problèmes linguistiques, inséparable de l'ignorance des réalités africaines, que l'on ne peut résumer sous le vocable commode et trompeur de civilisation de l'oralité, dans un continent très largement musulman et chrétien.

Les premiers travaux sur les langues et les littératures

Dès les premiers contacts entre Portugais et Congolais ont été entreprises des études sur les langues de l'Afrique noire : un catéchisme en langue kongo et une grammaire de la langue d'Ardra (adja, ewe, langue de la côte des Esclaves) furent publiés au XVIIe siècle, mais il fallut attendre 1834 pour que soit exposé clairement le système de la classification nominale typique des langues bantoues, qui couvrent une grande part de l'Afrique. Le nom même de « Bantou » ne fut créé qu'en 1857, par W. H. Bleek, docteur en philologie de l'université de Bonn, qui soutint, en 1850, une thèse sur les genres dans les langues africaines. Il élabora la catégorie de « Bantu » pour classer les langues à classes nominales des peuples de l'Afrique australe « Bantu » désignait les hommes dans la majorité d'entre elles (Wa– ou Ba-, marques du pluriel, plus racine –ntu). En même temps, il s'intéressa aux langues des Bochimans, les San : il recueillit les contes d'animaux (Reynard the Fox, 1864) et un important corpus de leurs contes que sa fille mettra des décennies à éditer. Ce recueil constitue jusqu'à aujourd'hui le premier et le plus remarquable exemple de la littérature orale des Bochimans. Les textes ainsi transcrits et recueillis ont fait l'objet d'une adaptation poétique par S. Watson, le Chant des Bushmen /Xam (trad. fr., 2001). Mais alors même que ce travail respectueux de leur langue voyait le jour, se mettaient en place des hiérarchies « raciales ». Les idées les plus étranges sur l'origine des langues et des peuples de l'Afrique noire – qui seraient venus du nord de l'Afrique de ces « pasteurs à la peau claire » qui auraient apporté la civilisation aux agriculteurs noirs –, eurent cours jusqu'au début du XXe siècle.

   Les travaux de traduction, de collecte, d'édition de textes étaient rares et les idées reflétaient plutôt des préjugés racistes, comme ceux de Pierre Larousse qui, à l'article « nègre » de son dictionnaire en 1875, affirmait comme un fait « incontestable » que les Nègres avaient le cerveau plus rétréci.

   Au début du XIXe siècle cependant, des travaux de collecte et de traduction ont été entrepris. En Sierra Leone, à Freetown, une mission américaine recueille des esclaves libérés et prépare sur une base comparative les vocabulaires qui permettront à S. Koelle de donner un premier recueil de textes en langues de l'Afrique (Polyglotta africana, 1854). Le wolof, langue du Sénégal, où les Français s'étaient établis depuis plusieurs siècles, était connu ; des Contes du Sénégal, traduits par le baron Roger, paraissent en 1828. En Afrique australe, la pénétration européenne est marquée par les travaux de la Mission de Paris et des autres confessions protestantes. En 1841, Eugène Casalis donne une étude sur la langue sechuana, qui est en fait une étude de la poésie des Basotho. Ce texte est véritablement le premier traité, comportant un choix de textes et de traductions, sur la littérature d'un peuple africain. E. Casalis y développe des théories sur la poésie et sur la composition des poèmes d'éloge, qui sont aujourd'hui encore acceptées et ont été saluées par toute la tradition de l'anthropologie linguistique, attachée à la littérature des Bantous du Sud.

   Son collègue Thomas Arbousset publie en 1842 un chant d'éloge zoulou de Dingan, le successeur de Chaka, recueilli sur le terrain vers 1838, qui est sans doute le plus ancien texte bantou transcrit, traduit et annoté dans une langue européenne. Ce texte est encore l'objet d'éditions et d'études car il signale justement la spécificité de la poésie orale : celle-ci ne fonctionne pas à partir de formules métriques fixes, mais repose sur une dynamique du discours du sujet, vrai invariant anthropologique de toute poésie, et non caractéristique africaine comme les poètes de la négritude semblaient le croire.

   Ces travaux demeurèrent longtemps peu connus en France alors qu'ils étaient commentés et traduits en anglais. La naissance de la monographie ethnologique a suivi le genre du récit de voyage dans la seconde moitié du XIXe et l'étude linguistique des productions littéraires a été le corollaire du travail de traduction de la Bible qui a accompagné la diffusion du christianisme et la mainmise européenne sur l'Afrique noire. En Afrique australe, les travaux de Junod sur les Ronga, ceux de Jacottet sur les Basotho permettaient à la fin du XIXe siècle de disposer de corpus de textes oraux, de contes et de récits historiques dans des éditions d'une excellente qualité scientifique.

   En Afrique de l'Ouest, la situation de la connaissance des langues et des littératures est aussi allée de pair avec la christianisation des peuples de la côte : en 1857 paraissait un journal en yoruba à Abeokuta, et un évêque africain, Samuel Ajayi Crowtther, traduisait la Bible dans sa langue en même temps qu'il élaborait une grammaire. Chez les Ewe du Togo, les missionnaires allemands donnaient traductions de la Bible et études de la langue avant la fin du XIXe. Dans les régions proches du Sahel, dans lesquelles il existait une influence musulmane, on observe une expansion de l'islam et une renaissance de la littérature de piété, en particulier sous l'influence d'Ousmane Dan Fodio. Ces auteurs écrivent en arabe, en peul, en graphie arabe, mais aussi en haoussa. Des textes ont circulé depuis le milieu du XIXe sous forme de manuscrits ; des éditions et des traductions en ont été données au XXe siècle, en particulier par Henri Gaden, traducteur d'un poème fameux sur El Hadj Omar. On ne saurait donc oublier que l'Afrique sahélienne de Dakar à Djibouti est une Afrique qui connaît les religions du livre, islam à l'ouest, christianisme monophysite et islam à l'est, et que ces religions sont des univers du manuscrit et de la voix : elles propagent le livre mais n'impriment pas des livres.

   Ainsi, sur la côte de l'océan Indien, sont nées depuis plus de dix siècles la langue et la littérature swahili du contact entre l'Afrique bantoue et les négociants et mercenaires arabes et persans. Des fonds de manuscrits recueillant les compositions originales, mais aussi les traductions, ont existé : ce n'est que depuis près d'un siècle que des traductions et des transcriptions en graphie latine existent : il s'agit en somme de détacher de son contexte religieux une langue liée à la diffusion de l'islam, voire de la laïciser. Cet effort a été couronné de succès avec le kiswahili : il n'en a pas été de même avec les langues de l'Afrique de l'Ouest, restées très proches de leur contexte islamique, en particulier dans le cas du peul et du haoussa.

   Continent de peuples migrants et relativement peu peuplé, l'Afrique a donc été considérée comme une sorte de Babel inexpugnable : or il existe de grandes langues de communication, aux multiples variantes dialectales mais comprises dans de très larges zones : le mandingue, le haoussa, le peul en Afrique de l'Ouest sahélienne ; l'akan, l'ewe, le yoruba, l'igbo, l'efik, l'edo sur la côte du golfe du Bénin. Plus bas, le kikongo, le lingala font de la cuvette congolaise une zone de langues de grande expansion, différente des régions très morcelées linguistiquement comme le Cameroun et la Côte d'Ivoire côtiers. Enfin, en Afrique australe, le xhosa, le zoulou, le sesotho, le shona (Zimbabwe) sont des langues importantes, jouant un rôle en partie analogue à celui du kiswahili en Afrique de l'Est. De plus, la logique de la description linguistique, celle des Atlas par exemple, n'est pas celle des poètes ou des pédagogues qui ont leur mot à dire en matière de communication linguistique. En d'autres termes, il ne faudrait pas présenter comme une donnée de la situation ce qui a souvent été le produit d'une politique coloniale visant à diviser pour régner et à bloquer le développement de langues interafricaines de communication. Le cas de l'adoption par la Tanzanie du kiswahili comme langue officielle montre bien qu'une politique cohérente obtient avec une langue africaine des résultats qui aboutissent à la naissance d'une véritable littérature. A contrario, les hésitations sur les graphies de plusieurs pays sahéliens, les politiques linguistiques incohérentes de l'ex-Zaïre, de la Guinée ou du Bénin retardent l'harmonisation des systèmes graphiques et découragent les éditeurs et les auteurs.