Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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France (XVIIe siècle) (suite)

Le classicisme comme catégorie esthétique

Outre les références à l'Antiquité gréco-latine, le rappel ou l'imitation du classicisme français deviennent, dans l'histoire des littératures européennes, les moyens de caractériser le classicisme, alors souvent assimilable à un « néoclassicisme » : c'est en ce sens qu'il faut entendre le Klassizismus allemand d'un Gottsched. La notion de « Klassik » en Allemagne s'applique plus précisément, depuis le milieu du XIXe s. (Laube, Gervinus) aux deux décennies qui vont du voyage de Goethe en Italie (1786) à la mort de Schiller (1805), le « classicisme de Weimar » : le recours au modèle antique (préparé par Wieland, Lessing, et surtout Winckelmann, dont les travaux mettent en lumière le côté « apollinien » de l'art grec) ne passe plus par le filtre français. Il forme une synthèse originale avec la tradition proprement allemande, du piétisme à l'Aufklärung, du baroque au Sturm und Drang : c'est un idéal de vie (les œuvres théoriques de Schiller traitent autant de morale et de pédagogie que d'esthétique) autant qu'un idéal artistique ; le classicisme allemand s'incarne moins dans la forme des œuvres (les grands drames ou les poèmes philosophiques de Goethe et de Schiller) que dans leurs personnages et la vision de la vie qu'ils représentent (l'idéalisme kantien est partout sensible).

   Dans le domaine anglo-saxon, c'est moins l'« âge » de Dryden ou de Pope qui importe que la postérité critique du classicisme, lisible aussi bien chez un T. S. Eliot (Qu'est-ce qu'un classique ?, 1944) que chez les formalistes du New Criticism : le jeu de l'art et de la nature atteste que toute œuvre peut se construire et s'interpréter suivant des traits et des qualités (régularité, harmonie) qui participent directement du beau et du vrai, et qui sont encore des moyens de lecture, les médiations établies entre l'œuvre et le public ; c'est l'universalité de l'être humain qui commande cette construction et ces médiations. Le faire ne se distingue pas de l'être. Classicisme et perfection classique, parce qu'ils définissent l'œuvre par une absence d'écart à la communauté culturelle et à la langue de la communauté, supposent une communauté elle-même définissable en termes d'excellence (qualité de la langue, cohérence du groupe). L'accomplissement classique n'est possible que dans une société transparente à elle-même, homogène et assurée de la maîtrise de sa propre histoire, alors que le « néoclassicisme » identifie souvent la perfection au refus de cette histoire (T. E. Hulme, Romanticism and Classicism, 1924).

   Il est difficile de parler du classicisme et nombreux sont ceux qui préfèrent aujourd'hui parler des classiques, mettant en évidence les effets différentiels (A. Viala) qui sont à la base du phénomène de classicisation. La légitimation, la perpétuation, la patrimonialisation font voir le rôle historique, politique, des détenteurs de pouvoirs symboliques. C'est cette histoire que l'historiographie du XVIIe s. se doit, sans en évincer les extravagants et les irréguliers, de poursuivre.

France (XVIIIe siècle)

L'évolution de la littérature et des styles suit les grandes ruptures de l'histoire. Pour le XVIIIe s., deux cadrages sont en concurrence : un XVIIIe s. court commence à la mort de Louis XIV (1715), suivie de la Régence, pour s'arrêter à 1789 et à la Révolution française ; un XVIIIe s. long prend pour départ la révocation de l'Édit de Nantes (1684) qui coïncide avec le début des déboires militaires de Louis XIV, et qui peut être pris comme un tournant négatif du règne, ou comme le point d'aboutissement du classicisme avant que n'éclate la première querelle des Anciens et des Modernes. Ce siècle long englobe la Révolution et l'Empire avant que les méditations poétiques de Lamartine ne marquent enfin l'entrée de la France dans le mouvement romantique. D'un point de vue strictement historique, 1789 aide à lire rétrospectivement l'ensemble de l'Ancien Régime. Louis XIV a porté à son apogée le principe et l'ordre de l'absolutisme monarchique conçu comme rempart contre les féodalités d'un côté, les conflits religieux de l'autre, source de guerres civiles.

   Le XVIIIe s. se définit par référence et par opposition à cet héritage sur le double plan politique et esthétique : la France s'était imposée à l'Europe par la consistance de son pouvoir centralisé culminant dans le culte du pouvoir louis-quatorzien, et par la solidité et la cohérence d'un projet qui englobait la littérature, la langue, les arts visuels (beaux-arts, arts décoratifs, organisation de l'espace et de la ville) : clarté, simplicité, perspective centrale, agrément, convenances sociales, ces principes imprégnaient toutes les activités culturelles et intellectuelles et assuraient partout l'éminence d'un modèle français. Celui-ci s'appuyait plus précisément sur un ensemble de réflexions théoriques (emblématisées dans les alexandrins de l'art poétique de Boileau) et sur des écrivains qui avaient su renouveler les genres littéraires, les plier à leur propos et pouvaient ainsi incarner chacun une perfection fascinante : pour la fable, la maxime, la comédie, la tragédie, l'essai moral, le roman-histoire. Les deux querelles des Anciens et des Modernes tirent de ces réussites deux conclusions inverses : l'une qu'il faut s'imprégner des traditions, en suivre les enseignements, l'autre qu'il faut s'émanciper et tenter à chaque génération des créations nouvelles.

   Le développement des sciences, le triomphe de la philosophie sensualiste inspirée de Locke, engagent tout le XVIIIe s. dans le sens du progrès et de l'attention critique : les écrivains se sentent chargés d'aménager le monde en le connaissant. Cet essor incontestable vient nourrir la réflexion épistémologique et plus particulièrement le matérialisme athée qui se diffuse à partir de manuscrits clandestins. D'un point de vue politique, l'esprit critique hésite entre une volonté d'aménager l'absolutisme (en l'éclairant, en l'équilibrant par les parlements ou les pouvoirs intermédiaires), de le corriger (en donnant à des représentants de l'opinion publique un partage du pouvoir), ou de le supprimer, au nom de la volonté populaire : plus le siècle avance, plus les critiques se font précises, plus impérieux les appels aux changements.

   Sur le plan de la littérature et des arts, prévaut une même hésitation à l'égard de la leçon classique : celle-ci est détournée dans des stratégies d'évitement ou d'inversion narquoise, invoquée pour des restaurations déformantes dans la raideur, infléchie dans le sens de l'énergie et du pathétique. Dans l'histoire des styles décoratifs, une rupture se fait en France vers les années 1760 : amorcé dès les années 1700, forgé pendant la Régence, le style « rocaille » ou « rococo » se développe et s'exaspère, modifiant les villes, les immeubles, les décors, les peintures. La réaction appelée à partir de 1750 et bien engagée à partir de 1760 aux formes les plus pures de l'Antiquité conduit à ce qu'on appelle concurremment le style Louis XVI ou, dans une terminologie européenne, le néoclassicisme.

   Du point de vue de l'histoire du livre, des idées et des formes littéraires, une coupure nette se fait à partir de l'Encyclopédie en 1750. Le discours préliminaire de l'Encyclopédie marque une nouvelle conscience du philosophe, le projet de construire une « science de la communication des idées », et la tentative de mettre l'ensemble du siècle sous l'égide des Lumières (ce qui conduit à faire un tri dans ce qu'a proposé le premier XVIIIe s., ce qui amènera la critique à y voir des « Lumières naissantes »). Désormais, les écrivains se veulent les acteurs d'un projet qui se réalise dans l'audace philosophique (avec les textes de Rousseau, de Diderot), dans la recherche d'une littérature utile et engagée, dans le sens où elle procède de l'engagement de l'écrivain et cherche à engager les lecteurs dans la voie de l'action et de la discussion. Les thèses les plus hardies se mêlent aux condamnations de la monarchie et des privilèges nobiliaires, et viennent nourrir la revendication bouleversée de l'individu : naît alors le genre de l'autobiographie. La mort de Louis XV et l'avènement de Louis XVI (1774) ne correspondent donc pas à une coupure dans l'histoire des styles, de la littérature et des idées.

   Au-delà des tournants et des évolutions, l'histoire littéraire a coutume d'unifier une époque par une formule. Le XVIIIe s. dans son ensemble est ainsi désigné comme le « siècle des Lumières », qui a promu le libre examen, la lutte contre les préjugés et les traditions, la science, l'expérience, le progrès, le bonheur comme idée nouvelle. Tout cela est vrai et se résume dans la devise que Kant a proposée  : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. » (Qu'est-ce que les Lumières ?, 1784). Pourtant le travail des historiens et des critiques a contraint les Lumières à révéler leurs ombres et à reconquérir leur pluriel. Les clichés, comme le « triomphe de la raison » ou la « douceur de vivre », ont leur part de vérité, mais aussi leur poids de caricature simplificatrice. Le siècle de Voltaire est aussi celui de Rousseau et de Diderot, mais encore celui de Marivaux, de Montesquieu, de Sade, de Rétif de la Bretonne, de Laclos, des Mémoires de Saint-Simon qui meurt en 1755... et de nombreux écrivains que l'on redécouvre et réévalue, comme Robert Challe.

   La littérature française du XVIIIe s. déborde donc les Lumières, mais, de surcroît, elle n'est pas seulement littérature et pas seulement française. Elle concerne virtuellement toute une Europe de l'esprit, elle entretient une relation complexe avec la « philosophie » et les idées, elle bouscule les frontières des disciplines actuelles. Le mouvement des genres et des formes littéraires possède sa logique tout en étant travaillé par « l'esprit philosophique ». Le XVIIIe s. nous convie ainsi à une critique de la littérature pure, mais il nous invite aussi à apprécier les prestiges de la forme et les séductions du style.