Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
J

Joyce (James) (suite)

Ulysse (1914-1922)

Dans Ulysse, Joyce veut recréer ironiquement à la fois « sa » ville, sa langue, son peuple ; restituer « l'âme de cette hémiplégie que beaucoup prennent pour une ville ». C'est le récit d'une journée, le 16 juin 1904, du courtier de Dublin Léopold Bloom, dont les parcours croisent ceux de sa femme, Molly, et du jeune Stephen Dedalus, composant ainsi une structure triangulaire capable de toutes les variations de la combinatoire familiale, sociale et spirituelle. Participant de la légende, de l'histoire, du reportage, de la farce, du drame, de la symphonie, du traité scolastique, cette œuvre, version moderne et parodie de l'Odyssée, riche de symbolismes et de correspondances (elle superpose plusieurs « grilles » de composition et de lecture : division en « chants » analogue à l'épopée homérique ; évocation de tous les arts techniques et libéraux ; essai de tous les modes possibles de narration), tente d'unifier tous les procédés de style en un langage total. Sa technique du « courant de conscience », fondée sur le monologue intérieur, fait du langage la réalité fondamentale : le réalisme du roman est d'abord un réalisme verbal, les personnages se construisent à travers ce qu'ils disent, faisant coïncider exactement temps de l'action et temps du récit. Les périples de son héros ne couvrent qu'un lieu et une journée, où s'engouffre l'histoire de l'humanité et de la langue anglaise, minutieusement parodiée ; l'immobilité monoculaire du « sujet » permettant de donner la parole à toutes les parties du corps, à tous les rites, à tous les désirs. On parlera de « courant de conscience » et de parole de l'inconscient : c'est surtout l'humour des reconstitutions et des transpositions qui frappe. Un homme mûr (l'homme moyen sensuel) et un jeune artiste finiront par s'adopter en urinant ensemble à la sortie d'un pub. Le désir de respectabilité chafouine de Bloom, petit, juif et cocu, doit plus à Sterne, à Rabelais, à Chaplin et à Stroheim qu'aux grandes mythologies héroïques : récits de quête dont il évide soigneusement la coque pour les farcir de réalité. La masturbation de Bloom, les menstrues de Nausicaa, le « Oui je dis Oui » qui conclut le monologue intérieur de la Femme Éternelle, Molly, firent scandale (le livre fut interdit pour pornographie). De la distance pincée et défensive de ses premières œuvres, Joyce est passé à l'adhésion joyeuse aux moindres détails d'un monde qu'il n'est plus besoin de parodier, puisqu'il se parodie lui-même. Tout est et tout est drôle. Savourant le « Rien de neuf », Joyce est un Ecclésiaste gai, libéré des intimidations collectives (culpabilité, héroïsme, honte, pudeur). La jubilation du « créateur qui à distance de son œuvre se cure les ongles », formulée dans le Portrait de l'artiste jeune, cède pourtant aux évolutions irréversibles de l'existence : la quasi-cécité, à la suite d'une longue série d'opérations, et la folie de sa fille.

Finnegans Wake (1922-1939)

D'abord intitulé Work in Progress (divers fragments en sont publiés en 1924 et en 1930), cette « œuvre en devenir » est l'impasse la plus prestigieuse de l'histoire littéraire, illisible à force de raffinement, mais audible (Joyce en enregistra plusieurs passages) : le « langage de la nuit » colle au délire du monde, périodiquement secoué par la rivalité des frères ennemis, rénové par la fusion d'Anna Livia Plurabelle, fluidité féminine, et de son père, l'océan froid et fou. Anna, c'est la Mère éternelle, déesse du printemps et du renouveau : c'est aussi la liquidité de la vie (Life) et de la Liffey, la rivière de Dublin qui rejoint « son père froid et fou » l'Océan : dissolution qui est l'annonce d'une renaissance. Hymne lyrique à l'éternel féminin, litanie crépusculaire où l'univers ressasse son désir de signifier et où toute signification s'enlise. En écho au Jaberwocky de Lewis Carroll, pullulent allitérations et mots-valises en plusieurs langues, tandis que le symbolisme se diffracte et que la syntaxe vole en éclats. Édité en partie dans le magazine Transition (1927-1929), puis au complet en 1939, l'ouvrage (dont la traduction française intégrale ne paraîtra qu'en 1983) narre le rêve d'un tavernier de Dublin cuvant une bonne cuite. Le héros, HCE (Humphrey Chimpden Earwicker), vit, comme un drame cosmique, les affres et les remords d'un crime et d'un désastre obscurs ; poursuivi, condamné, liquidé, HCE ne cesse de renaître en subissant d'innombrables mutations (Adam, le roi Marc, le géant Finn, le soleil, Cronos, Osiris, etc.), qui lui font revivre le destin de l'humanité selon la scansion qu'en suggère la théorie cyclique de Vico – jusqu'à devenir Dieu, un Dieu que, dans les Gens de Dublin, le jeune Joyce qualifiait déjà « musicalement » de « bruit dans la rue ». Car l'œuvre est envahie de musique : en deçà des transformations « thématiques » (ALP, alias Anna Livia Plurabelle, femme de HCE, est aussi sa « moitié », sa part d'ombre et de sommeil ; et encore le fleuve Liffey, qui coule à Dublin – dont les deux rives ne sont autres que Shem et Shaun, fils jumeaux d'ALP et HCE, lesquels représentent la jeunesse de HCE, etc.), chaque énoncé voit s'exacerber les opérations de condensation, déplacement et allusion qu'effectue l'inconscient selon Freud. D'où une ouverture prophétique sur une « postmodernité » babélienne livrée au bruit et à la fureur, distincte de la modernité synthétisante d'Ulysse. C'est d'ailleurs dans cette mouvance que travaillent aujourd'hui poètes et musiciens « expérimentaux », comme John Cage, qui, par une série de transformations liées à des tirages au sort, vise à « faire jaillir directement une musique de Finnegans Wake ».

Après Joyce

Après Joyce, dit-on couramment, on ne peut plus écrire comme avant. Cela est vrai, mais dans la mesure où l'on prend cet aphorisme dans l'esprit inverse de son acception commune : Joyce n'a pas inventé une nouvelle manière d'écrire, il a poussé jusque dans leurs dernières conséquences une théorie esthétique, qui date d'Aristote et de saint Thomas d'Aquin, et une pratique littéraire, amorcée par Flaubert et George Moore. Il a accompli, exténué, une certaine forme de la littérature : expérience et preuve faites, le terrain est libre pour d'autres aventures. Joyce a ainsi retourné la notion de « réalisme »  : la réalité de la littérature est dans la pratique de son matériau propre, le langage. La réalité de l'écrivain est avant tout verbale. Aussi, plus Joyce a rejeté de cadres sociaux et culturels, plus il a été attiré dans la construction de son œuvre par les structures fortes et ramifiées, par les « grilles » symboliques qui dessinent pour chacun de ses livres des strates de lisibilité. Quand le mot épouse exactement la chose, tout l'art est dans la méthode – méthode qui distingue trois « niveaux » de littérature : le lyrique (domaine du cri rythmique, où celui qui le profère est « plus conscient de l'instant de son émotion que de soi-même ») ; l'épique (dont « le centre de gravité émotionnel se trouve équidistant de l'artiste et des autres ») ; le dramatique (atteint lorsque la personnalité de l'artiste se « subtilise » au-delà de l'œuvre). Joyce est lui-même passé par ces trois moments. Grâce aux modifications apportées à sa technique de l'épiphanie : cet éclair brut de réalisme jaillit d'abord du concret quotidien (Gens de Dublin), puis du langage (Dedalus), enfin de l'ensemble de la culture (Ulysse) – Finnegans Wake manifestant une étape ultime, le langage y ayant pour objet de reproduire le langage, dans un fonctionnement dont les modèles se situent plutôt dans la thermodynamique et la chimie moléculaire. La littérature s'est alors constituée en objet autonome et l'écrivain s'est dilué dans son langage (ou incarné dans son verbe) : réalisation parallèle et parodique à la fois de la passion antique (Homère) et scolastique (saint Thomas), de la somme scientifique et esthétique, et du désir d'unité spirituelle (Joyce aimait à rappeler que l'Église catholique est fondée sur un calembour : « Tu es Pierre et c'est sur cette pierre que je bâtirai mon Église »). D'où l'irrépressible résonance morale de l'œuvre de Joyce, qui compose au fond un livre unique, la « bible » d'une culture qui s'effondre (le tonnerre roule dans Finnegans Wake à travers un mot de cent lettres qui combine une bonne vingtaine de langues, au moment où préludent les canons de la Seconde Guerre mondiale) dans le « cauchemar de l'histoire ».