Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
E

Espriu (Salvador)

Écrivain espagnol de langue catalane (Santa Coloma de Farnés 1913 – Barcelone 1985).

Sa vie se partagea entre Barcelone (où il fit des études de droit et d'histoire et exerça divers emplois de juriste) et Arenys de Mar, évoquée dans son œuvre sous l'anagramme de Sinera, d'où sa famille est originaire. Après s'être fait connaître par divers recueils de nouvelles (Laia, 1932 ; Aspects, 1934 ; Ariane dans le labyrinthe grotesque et Mirage à Cythère, 1935), il publie à partir de 1946 une œuvre poétique qui cristallise les angoisses et les espoirs de l'après-guerre (Chansons d'Ariane, 1949 ; les Heures et Mrs. Death, 1952 ; Celui qui marche et le mur, 1954 ; Fin du labyrinthe, 1955 ; Livre de Sinera, 1963 ; Semaine sainte, 1971 ; Formes et paroles, 1975). La Peau de taureau (1960) est l'œuvre la plus connue et la plus représentative du mouvement de « poésie civile » caractéristique des années 1960 en Catalogne. Espriu est aussi un auteur de théâtre (Antígone, 1939 ; Première Histoire d'Esther, 1948 ; Une autre Phèdre, 1978). Caractérisée par l'abondance des références aux civilisations anciennes, surtout hébraïques, l'œuvre poétique d'Espriu présente d'abord un aspect intimiste dominé par l'obsession de la mort et le repli sur les souvenirs du « monde perdu » de Sinera. Elle manifeste par ailleurs, surtout dans les années 1960, un engagement personnel dont le retentissement a été considérable, dans le combat de la Catalogne pour reconquérir son autonomie politique et culturelle.

Espronceda y Delgado (José de)

Poète espagnol (Almendralejo 1808 – Madrid 1842).

Emprisonné à 15 ans pour ses idées libérales, il compose une épopée inachevée (Pélage). Il s'exile à Lisbonne, à Londres puis à Paris, où il prend part aux journées de juillet 1830. Rentré en Espagne (1833), il est plusieurs fois inquiété pour ses activités politiques et journalistiques. Dès 1835, il se tourne vers le romantisme social. Ses Canciones, sur les thèmes du pirate, du condamné à mort, du bourreau, sont les premières poésies à rendre un son nouveau en leur temps. Son conte en vers, l'Étudiant de Salamanque (1840), reprise du mythe de Don Juan dans la tonalité la plus « satanique » du romantisme, met pour la première fois en scène un héros « titanesque » espagnol. Il laissa inachevé son Diable monde (1839-1842), poème désespéré où le parcours du héros, Adam, à travers les divers milieux sociaux madrilènes, est l'occasion d'une satire sans pitié, coupée de digressions humoristiques ou lyriques.

Esquiros (Alphonse)

Écrivain et homme politique français (Paris 1814 – Versailles 1876).

Enthousiasmé par les idées socialistes, il donne en 1840 l'Évangile du peuple, qui lui vaut huit mois de prison, et milite pour la condition féminine (les Vierges martyres, 1842). Sa carrière politique le mène de la direction de l'Accusateur public à l'exil en Angleterre (1851) et, enfin, aux sièges de député (1869) et de sénateur de l'extrême gauche. Il avait publié un roman en 1834, le Magicien, et des poèmes, les Hirondelles, aimés de Hugo.

essai

Le mot « essai » a beaucoup prêté à confusion dans l'histoire de la littérature : depuis Montaigne (Essais, 1580), ce terme sert à désigner des œuvres si diverses formellement et thématiquement qu'il est presque impossible de le circonscrire. En 1694, le Dictionnaire de l'Académie propose une définition : « Il se dit encore de certains ouvrages qu'on intitule ainsi soit par modestie, soit parce qu'en effet l'auteur ne se propose pas d'approfondir la matière qu'il traite. » De fait, par opposition au traité et à la somme, l'essai désigne une multitude variée d'œuvres qui ne partage que l'absence d'exhaustivité, une certaine liberté formelle et une relative « brièveté ». C'est ainsi que l'on peut trouver des « essais » à peu près dans tous les domaines (« de la goutte au grec », dira sir W. Temple) et à toutes les époques : en physique par exemple (Essai du chaud et du froid, de Mariotte, 1679), mais aussi en botanique (Essais élémentaires sur la botanique, de J.-J. Rousseau, 1771), en minéralogie (Essai de minéralogie des Monts-Pyrénées, de l'abbé Palasson, 1781), en mathématiques (Essai philosophique sur les probabilités, de Laplace, 1814) et bien évidemment en littérature, de Dryden (Of Dramatick Poesie : an Essay, 1668) à Bachelard (l'Air et les Songes, essai sur l'imagination du mouvement, 1947), et en philosophie, de Locke (Essai sur l'entendement humain, 1690) à Bergson (Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889). Aujourd'hui, le mot essai sert encore à qualifier les genres les plus divers : mémoires, journaux, études critiques (du type des Situations de J.-P. Sartre ou des Répertoires de M. Butor), réflexions politiques. G. Lukács (l'Âme et les Formes, 1911) y inclut même les Parerga de Schopenhauer et pratiquement toute l'œuvre de Kierkegaard. Pour peu qu'un texte en prose présente un point de vue relativement personnel sur un sujet quelconque, on se croit autorisé à l'appeler « essai ».

Essai d'étymologie

Venant du latin exagium, qui signifiait à la fois pesée exacte et, par extension, épreuve, puis examen, le mot apparaissait déjà au Moyen Âge dans des locutions du type « faire l'essai » ou « mettre à l'essai ». On sait le parti qu'après Montaigne en ont tiré philosophes, savants et écrivains : avec la « science expérimentale » et le goût philosophique de l'« observation » concrète des « faits », un mot comme « essai » fut des plus utiles. Il permit de désigner à la fois une épreuve (expérimentale, morale, physique), un examen (de conscience), mais aussi un exercice, et même une épreuve sportive. « Essaier », c'est donc, en même temps, mettre à l'essai, mais aussi faire l'essai (l'expérience), éprouver, subir. On ne s'étonnera donc pas de voir ce terme qualifier des « œuvres » hétérogènes : pour commettre un essai, il suffit d'éviter un ton docte, de faire « court » et de se proposer de mettre quelque chose (idée, corps, chose) à l'épreuve de sa propre réflexion.

Lectures de Montaigne

La création du genre de l'essai soulève des problèmes théoriques : l'essai littéraire, tel que Montaigne le lègue à la postérité, a toujours eu un statut à part. Sans doute du fait des principes qui les gouvernent – allure « à sauts et gambades » du style, absence de sujet unifié, « inachèvement » philosophique, irrespect des normes rhétoriques de plan, de progression, de composition –, les Essais de Montaigne n'ont cessé d'être en discussion : du rejet (genre dégénéré, peu « sérieux » et même dangereux, selon Pascal et Malebranche par exemple) à la valorisation (c'est l'attitude de Gide ou de Valéry). Lorsque la question du genre est abordée de front, l'apparition de l'essai et son mode d'organisation sont rapportés au contexte de l'époque, à l'instar de P. Villey (les Sources et l'Évolution des « Essais » de Montaigne, 1908), qui fait dériver l'œuvre de la multitude de genres et de sous-genres en vogue alors : Adages et Apophtegmes d'Érasme, Lectiones antiquae de Caelius Rhodiginus, Épîtres dorées de Guevara, ainsi que de la masse des compilations, commentaires, « leçons » et Moralia. Les Essais apparaissent alors comme un effort pour s'orienter à nouveaux frais dans la pensée. C'est l'existence de ces « genres » qui expliquerait la variété des propos chez Montaigne : l'essai ne paraît donc « inachevé » ou « non composé » que pour un esprit « moderne ». Il ne surgit pas d'un néant littéraire, mais d'un « champ littéraire » disparu. C'est quasiment la même idée que l'on trouve chez H. Friedrich (Montaigne, 1968), pour qui l'essai exprime une libération « antiscolastique », qui explique l'émergence de la « forme ouverte » et le « goût des mélanges ». Toutefois, une telle démarche parvient mieux à montrer ce qui, dans l'essai, participe des autres genres, qu'à saisir ce qui n'appartient qu'à lui.

   Michel Beaujour (Miroirs d'encre, rhétorique de l'autoportrait, 1980) souligne que, si l'essai a pu passer longtemps pour un discours sans « origine » et « sans précédent », c'est moins du fait de l'oubli des sous-genres qu'il est censé avoir repris en les transformant, que du fait du « refoulement » par les critiques modernes de la « matrice » rhétorique qui conditionnait tous les genres de la Renaissance. Le « désordre » et l'absence d'« achèvement » philosophique de l'essai ne sont donc qu'apparents : induits en erreur par l'attitude antirhétorique de Montaigne ou par une vulgate psychanalytique qui nous cache les topoï rhétoriques, nous prendrions pour de la « licence poétique » et pour du nouveau radical ce qui obéit en fait à un code rigoureux – J. Starobinski montre ainsi, dans son Montaigne en mouvement (1982), le respect des catégories des ouvrages techniques médicaux dont témoigne Montaigne en construisant son « autoportrait » corporel. Seule la rhétorique adéquate nous manque : l'essai n'est un galimatias sans origine que pour ceux qui n'ont pas de mémoire.