Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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France (XXe siècle) (suite)

Des directions par décennies

Sombres mais actives années 1940. Durant la guerre, la poésie est « de circonstance ». Temps de poètes engagés : Eluard, du poème Liberté (1942) ; Aragon, de la Diane française (1944). Seghers, M.-P. Fouchet, l'école de Rochefort et Cadou le généreux font vibrer leur humanisme. Pour ou contre l'engagement ? Au collectif l'Honneur des poètes (1943) répond, cinglant, le Déshonneur des poètes (1945) de Péret : en logique surréaliste, la poésie a un ordre propre, irréductible à l'événement. Ne publiant pas sous l'Occupation, Char livre Fureur et mystère en 1948. Le cœur en est les Cahiers d'Hypnos. Le rapport du Poète à l'Histoire y est dit. D'outre-Atlantique, Perse donne Exil (1944). Jacob et Desnos ne reviennent pas de la guerre. Contre le « cancer romantico-lyrique », Ponge bâtit sa « rage de l'expression ». Le Parti pris des choses (1942) est un « compte tenu » des mots. De cette écriture expérimentale, objectale, les avant-gardes se souviendront, parfois indûment (Tel Quel). Poètes « à hauteur d'homme », Follain (Usage du temps, 1943) et Frénaud (les Rois Mages, 1943), disent les moments simples, prosaïques de l'existence, ce que Perros nommera plus tard une vie ordinaire : la poésie est « lieu commun ». Guillevic dit frontalement le monde (Terraqué, 1942). Prévert publie Paroles (1946).

   Les années 1950 sont celles de la matière. Cette génération est née vers 1920. Dupin donne à la parole l'aspérité minérale de l'Ardèche (Gravir, 1953) ; Du Bouchet, la spatialité du blanc. Avec De l'immobilité et du mouvement de Douve (1953), Bonnefoy dit la « présence », idée centrale au demi-siècle poétique, sur laquelle il s'explique à la chaire de poétique du Collège de France (1981), jadis tenue par Valéry. Jaccottet (l'Ignorant, 1953) refuse les images surréalistes pour une humble justesse de voix. Point commun de ces poètes, ils sont traducteurs : la poésie, dans un mouvement remarquable, caractéristique, s'ouvre au legs du passé national (Deguy, dresse un tombeau de Du Bellay en 1973) et aux poésies du monde.

   Les années 1960 et 1970 sont très riches. Si, en 1966, D. Roche déclare, téméraire : « La poésie est inadmissible, d'ailleurs elle n'existe pas », Hocquard propose des énoncés convaincants. Il est avec Pélieu un des passeurs de la poésie américaine, qui a tant apporté à la poésie française dans sa refondation (« Beats », dont le francophone Kerouac ; « objectivistes », comme Reznikoff, Palmer). Minimaliste, Royet-Journoud (la Notion d'obstacle, 1978) est l'homme d'une poésie dense, la plus convaincante de la « littéralité ». À cette mouvance, cette « tabula rasa » qui rappelle la « netteté » valérienne, se rattachent Albiach (État, 1971 puis 1988), Daive (Décimale blanche, 1967). Signe d'époque, à l'acmé du structuralisme, les années 1970 sont marquées par l'importance du signifiant. Héritier de Queneau, l'Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) de Le Lionnais et de Perec, de Roubaud en poésie, s'adosse à la contrainte.

   Années 1980 et 1990, nouvelles voix : après Réda, Sacré et sa maladresse savante (Une fin d'après-midi à Marrakech, 1980), Goffette et l'amour impossible (Éloge pour une cuisine de province, 1988), Lemaire et son christianisme urbain (Visitation, 1985), Bobin (Lettres d'or, 1985), Maulpoix (Ne cherchez plus mon cœur, 1986). Ce « néolyrisme », ou lyrisme « critique » refuse une caricature du lyrisme de l'épanchement (ce que Ponge, sans beaucoup de charité, nomme le « cancer romantico-lyrique »), adopte un ton sobre, bien tempéré, soucieux d'articulation. Sacré, Écrire pour t'aimer, à S. B. (1984), réhabilite la poésie amoureuse. À ce lyrisme requalifié fait pendant la « littéralité » (selon un mot prêté à Rimbaud, « littéralement et dans tous les sens »), prônant un travail marqué du signifiant. S'opposant à la « restauration » lyrique, elle est travail du négatif, « affirmation autre ». Ces années sont encore marquées par le souci de l'altérité sous toutes ses formes (avec Jabès, l'hospitalité ; avec Lévinas, le « visage de l'autre », chez Bobin, « l'autre visage »).

   Mais nombre de démarches œuvrent loin de ce découpage par décennie, anglo-saxon dans son principe, qui ne rend pas compte d'œuvres rétives aux classifications : Audiberti, Bénézet, Borne, Dhainaut, Fargue, Levet, Lely, B. Noël, P. Oster, Pesquès, Stéfan, Vargaftig ou Velter, et tant d'autres avec eux. Michaux a toujours poursuivi sa voie solitaire. Et beaucoup d'œuvres importantes restent discrètes : Cayrol, Clancier, Flamant, Laude, Thomas, Tortel. Plus qu'une et indivise, la poésie du siècle, « parole en archipel » (Char), obéit à une loi d'éclatement. S'il est aisé en histoire littéraire de parcourir le XIXe siècle d'un mouvement l'autre, rien de tel ici : ces nébuleuses sont difficilement organisables en constellations. Le siècle est celui de Jouve ou de Jacob plus que de tel ou tel mouvement.

Marges

Des chanteurs sont poètes : Ferré, Brassens et Brel ; Koltès est poète sur scène, comme Genet. Les régions ne sont pas en reste : en langue d'oc gascon, Bernard Manciet est un des très hauts poètes français, auteur d'un « poème-monde », l'Enterrament a Sabres (1989). L'Alsace a Goll, la Bretagne Keineg et Perros. La beauté de la langue vient aussi d'autres pays. Au seul Uruguay, on dut Lautréamont et l'on doit Supervielle. Gaspar, Isou, Jabès, Lubin, Luca, Stétié, Tzara, tant d'autres, ont choisi le français. La poésie francophone est remarquable : île Maurice (De Chazal), Madagascar (Rabearivelo), Maghreb de Yacine ou du Ben Jelloun ; Belgique d'Elskamp, Dotremont, Kegels, Cliff, Goffette ; Suisse de Roud, Cingria, Crisinel, Jaccottet ; mais aussi Liban de Schéhadé, de Stétié ; Égypte de Henein, Mansour, Québec de Saint-Denys Garneau. Colosse de la poésie élégiaque et solennelle que Senghor, magiciens du vers que Césaire ou Tchicaya U Tam'si. Autres pays, autres voix, même langue plurielle.

La vie poétique

Du surréalisme dont elles sont le bras séculier (Littérature, SASDLR, V. V. V.) à l'heure Internet, le cœur de la poésie bat dans des revues œuvrant in actu à la construction de la modernité. Et d'abord la N.R.F., lieu d'échanges. La chronique de poésie va du numéro initial jusqu'à la fin des années 1990. Des anthologies de poésie N.R.F. (1936, 1958), des numéros d'hommage (Grosjean, Godeau) paraissent. Aucune revue n'a accordé autant d'importance à la poésie. Des poètes comme Dupin, Bonnefoy, Du Bouchet, mais aussi Celan, Leiris ou Des Forêts ont croisé leurs écrits dans l'Éphémère. Le Mercure de France, les Cahiers du Sud, GLM, Fontaine ont aussi compté. Plus près de nous, citons Change, Action poétique, Argile, Poésie 1, Poésie, le Nouveau Recueil, Nioques, Scherzo, les Nouvelles Littéraires. La poésie est présente dans la presse (le Monde, Libération, le Figaro littéraire), à la radio (France Culture), à la télévision beaucoup plus rarement (Un siècle d'écrivains, FR3). De précieuses collections de poche existent : « Poètes d'aujourd'hui », du pionnier et regretté Seghers, « Poésie » qui s'appuie sur l'immense richesse du fond Gallimard, les « livrets gris de Cluny » chez La Différence. Des anthologies paraissent, parfois inutilement partisanes, des travaux d'escorte ou des études elles-mêmes poétiques (Blanchot, Richard). La poésie est ouverte, jusqu'à la création d'un « Printemps des poètes » par le Ministère de la Culture en 1997. Le « Marché de la poésie » se tient à Paris place Saint-Sulpice en juin.

   Des choses ont bougé, rompant parfois avec une tradition séculaire. Signe des temps, l'inspiration religieuse (Claudel, Péguy, M. Noël, Milosz, Emmanuel, Renard), voire mystique (Pozzi) recule. Celle de Lemaire se fait urbaine, quotidienne. Le sacré est aussi sans Dieu (Jouve, Glissant). Et mis à part le surréalisme, exception géante, le temps n'est pas aux mouvements. Il y a certes l'École de Rochefort (pour l'instituteur Cadou, « une cour de recréation »), l'Oulipo, Tel Quel (Pleynet, Risset) mais l'époque est plus aux personnalités qu'aux « –ismes » (sauf le spatialisme de Garnier, le lettrisme d'Isou, puis le situationnisme de Debord), ce dont témoigne la disparition des manifestes : mis à part De la déception pure, manifeste froid en 1973, il faut remonter aux années 1920 (en 1924, l'année du Manifeste de Breton, paraissent pas moins de sept manifestes dada !). La poésie a-t-elle renoncé à influer sur son temps ? Des postures semblent difficiles aujourd'hui : celle du poète hugolien à « charge d'âme », de l'artiste romantique dominant tous les genres (poésie, roman, théâtre). Mais le siècle est un laboratoire verbal où la forme brève, voire le blanc, sont tenus pour indice de la modernité : tentative babélienne de Robin, laisses de Claudel ou de Perse, poèmes en prose de Reverdy, sonnets de Bosquet, poèmes de 13 vers de Goffette, vers de 21 syllabes de Guez-Ricord ou haiku de Jaccottet. Il faut enfin rappeler des voix : Becker, Dadelsen, et bien d'autres. Qui sait la splendeur baroque de Salabreuil, la densité vécue des courtes notes de Metz ? Certes, aucun des poètes cités, pas même Apollinaire ou Breton, ne résume le siècle, à la manière dont Hugo « était » le sien, mais tous l'illustrent. L'exploration du banal, le lien à la peinture sont seulement des directions d'ensemble. Richesse et diversité, en tous cas.