Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
B

Balzac (Honoré de) (suite)

Le succès

En juillet 1830, Balzac est en Touraine avec Mme de Berny. Lorsqu'il rentre à Paris en septembre, il commence par tenir une chronique régulière des événements politiques dans le Voleur de Girardin : ce sont les Lettres sur Paris, qui analysent, au fil des semaines, la retombée de l'enthousiasme et le début de la réaction après la chute de Charles X. Balzac tend à devenir féroce pour l'illusionnisme du parti démocratique, pour la phraséologie qui envahit la politique, en même temps qu'il souhaite que la révolution continue et aille au bout de ses conséquences. Dans le même temps, il signe un très riche contrat avec la Revue de Paris, pour laquelle il va écrire une quantité considérable de nouvelles. Il devient une figure de la vie de la capitale, surtout après le foudroyant succès, au mois d'août 1831, de la Peau de chagrin. Dès lors, Balzac gagne de l'argent et dépense cet argent comme un fou. Balzac, dont le snobisme et l'arrivisme sont incontestables, entre alors dans les milieux aristocratiques. Il milite auprès du duc de Fitz-James, prépare une candidature aux élections, collabore au Rénovateur, à l'Écho de la Jeune France. Du même mouvement, il se met en tête d'être aimé de la marquise de Castries, qui se moque de lui et le conduit au bord du désespoir.

Balzac balzacien

L'été 1832 voit l'une des grandes crises de la vie de Balzac. Au bord de l'écroulement nerveux, il part pour son havre de Saché (chez M. de Margonne, un ancien amant de sa mère) et il écrit Louis Lambert, en quelques nuits. Puis il file vers la Savoie où l'attend Mme de Castries. Pour avoir l'argent du voyage, il vend à Mame un roman à écrire, le Médecin de campagne, centré sur deux éléments contradictoires : le salut d'un homme, que la passion a failli détruire, par l'œuvre sociale de transformation d'un village des Alpes ; la confession du médecin de campagne, qui utilise la catastrophe Castries (à Aix, la marquise s'est définitivement refusée). Le Médecin de campagne est ainsi une suite et un prolongement de Louis Lambert : Louis Lambert est mort fou, tué par les idées, tué par le désir, mais le docteur Benassis échappe à cet enfer par la création et l'organisation d'une utopie. Au moment où Michelet (Introduction à l'histoire universelle, mars 1831) veut voir la modernité, depuis Juillet, comme transparente promesse, le texte balzacien en dit le caractère profondément problématique et truqué. Si l'on ajoute que c'est parallèlement à cette carrière d'écrivain fantastique et philosophique que Balzac s'est remis aux Scènes de la vie privée (une nouvelle série paraît en 1832, avec le centrage sur une double figure désormais clairement nommée : la femme abandonnée, la femme de trente ans) et qu'il greffe ainsi son écriture de l'intense sur une grande maîtrise de l'intimisme réaliste, on comprendra que l'on soit alors au seuil de quelque chose de capital. Le maillon intermédiaire va être, en 1833, dans le cadre d'un contrat passé avec la veuve Béchet, l'idée des Études de mœurs, puis bientôt (dans le cadre d'un autre contrat avec Werdet) celle des Études philosophiques : le polygraphe brillant et pathétique se mue en organisateur de son écriture et de sa vision des choses. Des préfaces retentissantes (Félix Davin, Philarète Chasles) soulignent l'ambition de l'entreprise. Une cathédrale est en train de naître. C'est ce que, à l'orée de l'époque décisive qui s'ouvre, signale le roman-carrefour qu'est la Recherche de l'absolu, à la fois étude philosophique et scène de la vie privée, ravage de la passion dans le quotidien, vision de l'unité ascendante et fascinante de la réalité. Nul n'a raison ni tort, de Claës qui ruine sa famille pour l'Absolu, et de sa fille qui entend vivre et faire vivre la vie. Et les descriptions de maisons et d'intérieurs sont là comme éléments décisifs d'un nouveau type de narration.

   À la fin de cette année 1834 se produit l'événement décisif, la grande cristallisation. Balzac écrit, pour la Revue de Paris, le Père Goriot, scène de la vie privée, scène de la vie parisienne, roman d'éducation. Balzac applique pour la première fois un système appelé à devenir fameux, celui du retour des personnages : on retrouve le Rastignac de la Peau de chagrin, mais à vingt ans, lors de son arrivée à Paris. Balzac, par ce moyen technique, découvre un moyen d'unifier son œuvre à écrire et constate l'unité profonde de son œuvre déjà écrite ; il n'y a plus qu'à débaptiser quelques personnages, qu'à arranger quelques dates (ce sera souvent du bricolage, et les invraisemblances ne disparaîtront jamais toutes) pour que les récits sortent de leur isolement et tendent à constituer les fragments d'une fresque. Conquête suprême : grâce à ce système, on s'affranchit même du fameux dénouement, héritage du théâtre bien fait, et Rastignac peut conclure par son « À nous deux maintenant ! » : on attend la suite, que d'ailleurs on connaît déjà un peu, puisqu'il y a la Peau de chagrin. Le roman balzacien est vraiment né, non par miracle et génération spontanée, mais dans le mouvement d'une recherche. Si l'on ajoute que c'est en 1834 qu'un article (désagréable) de Sainte-Beuve consacre (quand même) Balzac comme écrivain important, on verra que c'est bien en cette année charnière que Balzac est définitivement sorti d'apprentissage. Et comme rien ne va jamais sans rien, Mme de Berny va bientôt mourir. Il est vrai aussi que, depuis 1832, elle est remplacée dans les préoccupations de Balzac par une comtesse polonaise, Mme Hanska, qui lui avait écrit une lettre d'admiration signée l'Étrangère. Désormais, Balzac dispose d'une incontestable maîtrise littéraire à défaut d'être sociale (échec de la Chronique de Paris, revue littéraire et politique qui le ruine). 1836 voit naître le roman-feuilleton, qui va lui fournir un nouveau support, un moyen d'étonnante multiplication de soi (publication d'abord en feuilleton, ensuite en volume isolé, puis reprise dans des publications collectives) et lui permettre de toucher un tout nouveau public. À grands coups d'ébauchoir, pour un public encore dressé à la lecture des genres nobles, Balzac est en train de faire dériver le romanesque vers ce qui n'avait jamais été réellement son objet : la connaissance du réel et son explication. Balzac renonce, vers cette époque, au conte philosophique, et il est exact que le roman-feuilleton condamnait ce genre quelque peu élitiste, qu'il appelait de l'intrigue, voire du mélodrame, qu'il privilégiait les sujets parisiens, les bas-fonds, etc. Mais aussi, la philosophie se fond désormais aux fictions vraies qui sont racontées ; elle n'a plus réellement besoin de se manifester en discours explicites. La Comédie humaine peut venir.

La Comédie humaine

C'est le feuilleton qui va, chose étrange, permettre, dans ses bas de pages quotidiens et sur son papier sale, cette explosion et cette diffusion : les Employés et César Birotteau (1837), la Maison Nucingen (1838), Une fille d'Ève (1838-1839), le Curé de village (1839-1841), Béatrix (1839), Pierrette (1840), Une ténébreuse affaire, la Rabouilleuse, Ursule Mirouet (1841) sont tous des carrefours de personnages balzaciens, mais aussi des diffuseurs des anciennes théories désormais incarnées, marchant dans leur force et leur singularité personnelles. Le meilleur exemple est sans doute celui de César Birotteau, d'abord programmé comme conte philosophique sur les dangers de l'ambition et du vouloir-être (reprise de la Peau de chagrin) et qui devient la peinture minutieuse du commerce parisien, expliquant les mécanismes d'une faillite, mais diluant la démonstration abstraite dans une histoire qui s'adresse à l'imagination et provoque l'intérêt. Le caractère pompeux du sous-titre : Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau, avec son clin d'œil en direction de Montesquieu, amplifie et souligne le projet. Mais l'essentiel est bien que Balzac ait désormais fondu son projet philosophique dans sa pratique romanesque. « Le plus fécond de nos romanciers », comme l'appelle alors avec une méchanceté calculée Sainte-Beuve, celui que, non sans agacement, lisent Stendhal et le jeune Flaubert, va franchir en 1840 un pas décisif. Cette année-là échoue une nouvelle entreprise de presse, la Revue parisienne, dans laquelle il aura quand même le temps de saluer la Chartreuse de Parme en des termes surprenants. Mais cette année voit naître aussi la Comédie humaine.

   La Comédie humaine est d'abord une entreprise de librairie (édition compacte, suppression des préfaces, des alinéas, des chapitres, souscription). C'est aussi une entreprise d'unification un peu extérieure aux textes : beaucoup de romans réédités seront remaniés de manière à entrer dans le système de reparution des personnages ; les plus anciens, comme les Chouans ou la Peau de chagrin, subiront les modifications les plus importantes ; souvent les personnages réels disparaîtront et céderont la place à leurs homologues de l'univers balzacien (le plus intéressant est le poète Canalis, qui remplace sans problème apparent, du moins Balzac le pense-t-il, Lamartine et Victor Hugo). Le point le plus important est évidemment la naissance d'un espace biographique imaginaire, aucun personnage n'étant connaissable dans un seul roman, et surtout les périodes les plus anciennes de sa vie n'étant données à lire qu'après les périodes les plus récentes (ainsi pour Rastignac, dont le passé le plus lointain figure dans le Père Goriot, dont la période 1830 est contée dans la Peau de chagrin, la période intermédiaire dans la Maison Nucingen et l'Interdiction, et dont l'aboutissement politique se trouve dans les Comédiens sans le savoir). Mais, surtout, la Comédie humaine est l'occasion pour Balzac de classer ses romans et de les « présenter » en termes philosophiques. Un classement ascensionnel de la vie privée conduit aux études analytiques et refuse les facilités de la chronologie des intrigues. Un Avant-Propos inflige au lecteur de bonne foi toute une théorie de la littérature et de la société. Le contrat fut signé en 1841, les premiers volumes parurent en 1842. Il devait y avoir dix-sept volumes, dont le dernier devait paraître en 1848. Désormais, Balzac, dans ses lettres à Mme Hanska, pouvait parler de lui comme du « grand auteur de la Comédie humaine ».

   Bien des choses cependant demeuraient à faire, et le grand œuvre était plein de trous. De plus, Balzac continuait à courir après l'argent. C'est d'abord la tentative au théâtre : Vautrin est interdit en 1840, les Ressources de Quinola tombent en 1842. C'est surtout une sorte de troisième carrière romanesque : Un début dans la vie et Albert Savarus (1842), Honorine et la Muse du département (1843), Modeste Mignon (1844), Splendeurs et Misères des courtisanes (1847), l'Envers de l'histoire contemporaine (jusqu'en 1848), les Paysans, le Député d'Arcis, les Petits Bourgeois sont aussi de cette époque. En 1846-1847, une œuvre capitale, les Parents pauvres (le Cousin Pons, la Cousine Bette) accomplissent la prouesse de rejoindre le temps : la date de l'intrigue est la même que la date de l'écriture. Le temps est rattrapé au moment où règnent les nouveaux maîtres dont le lecteur connaissait le passé. Pendant les journées de juin 1848, Balzac, ruiné par la révolution, hurlera à la mort, du moins dans les lettres à Ève. En 1850, il finira par épouser sa comtesse, mais mourra presque aussitôt d'épuisement, salué par Victor Hugo. Après sa mort, sa veuve paiera ses dettes et fera éditer ou terminer les manuscrits disponibles. Balzac avait corrigé de sa main un exemplaire de sa Comédie. C'est lui qui devait servir aux éditions ultérieures.

La Peau de chagrin (1831). Raphaël de Valentin, figure de Balzac jeune, trop pauvre pour satisfaire ses passions et acculé au suicide, rencontre, en octobre 1830, un étrange vieillard qui lui offre un talisman, une peau de chagrin, grâce à laquelle le jeune homme verra tous ses souhaits réalisés immédiatement ; mais à chaque désir assouvi la peau se rétrécira, et, quand il n'en restera plus rien, Raphaël mourra. Raphaël accepte, mais il s'épouvante vite en voyant décroître le cuir maudit ; il s'efforce alors, en vain, de ne plus éprouver un seul désir car « vouloir nous brûle et pouvoir nous détruit ». Il meurt dans le dernier baiser donné à son premier amour, Pauline, qui finalement l'aura tué. Ce conte fantastique qui est aussi, de manière inséparable, un bilan idéologique délibérément sombre de l'après-Juillet, a été écrit de l'automne 1830 à l'été 1831. Balzac y utilise ses souvenirs de jeune intellectuel pauvre ; il y fustige une société qui, sous la Restauration, est déjà celle qui se révèle sous la monarchie nouvelle. Il met en place deux personnages clés : Foedora, « la femme sans cœur », incarnation de la société, et Rastignac, qui n'est alors qu'un viveur et un proxénète littéraire, mais qui permettra en 1835, dans le Père Goriot, la mise en place de l'un des maîtres mythes de l'œuvre en train de trouver sa voie. De plus, la Peau de chagrin entend se structurer autour d'une théorie, celle de l'usure vitale : l'individu, comme les sociétés, dispose d'une quantité limitée d'énergie, et il faut trouver le système régulateur qui concilie l'expansion et la durée ; faute de quoi, c'est la mort, soit par immobilité et sous-vie, soit par dépense folle et autoconsommation de soi. Enfin, œuvre d'actualité, la Peau de chagrin devait séduire le public par la synthèse du genre journalistique et des plus hautes ambitions culturelles.

Le Colonel Chabert (1832). Porté mort à Eylau, où il a décidé de la victoire, le colonel Chabert revient dix ans après pour trouver sa femme remariée, qui refuse de le reconnaître : il abandonnera volontairement nom, famille et fortune et finira à l'hospice de Bicêtre. Une occasion pour l'avoué Derville, une des consciences de la Comédie humaine, d'une réflexion sur la société.

Le Père Goriot, roman [1834-1835] qui prend place dans les Scènes de la vie privée. Goriot, vieux profiteur enrichi par la Révolution, a poussé l'amour paternel jusqu'à la monomanie ; mais ses filles, Mme de Restaud et Mme de Nucingen, toutes à leurs passions, l'abandonnent à la solitude dans la misérable pension Vauquer sur la montagne Sainte-Geneviève. Un de ses voisins de pension, l'étudiant Eugène de Rastignac, qui deviendra l'amant de Mme de Nucingen, est témoin des souffrances du vieillard : il sera son seul appui dans l'agonie, accompagnera sa dépouille au Père-Lachaise, et, dans son célèbre « À nous deux, maintenant ! », décidera, par vengeance et revanche, de conquérir la société.

Le Lys dans la vallée (1835). Première étude des Scènes de la vie de province, livre original par sa structure déséquilibrée, il rassemble deux lettres. La première lettre, qui compose la quasi-totalité du roman et dans laquelle Félix de Vandenesse révèle à Nathalie de Manerville, qu'il est sur le point d'épouser, l'amour platonique qui le liait à une femme vertueuse, Mme de Mortsauf, vivant dans un château de la vallée de l'Indre avec ses enfants et son mari, malade égoïste et dément – cette femme est morte de douleur en apprenant la passion, toute sensuelle, qui lie Félix à lady Dudley ; la seconde lettre est la réponse ironique de Nathalie qui rend à Félix sa liberté. Roman typique de « l'homme aux deux femmes », le Lys dans la vallée est aussi le dernier des romans « poétiques » et « romantiques » de Balzac.

Illusions perdues (1837-1843). Un jeune poète d'Angoulême, Lucien Chardon, qui se fait appeler Lucien de Rubempré, plaît à une aristocrate quelque peu intellectuelle, Mme de Bargeton, qui se compromet pour lui et l'emmène à Paris, où bientôt elle l'abandonne. Lucien se lance alors dans le journalisme : il apprend à vendre ses éloges, ses critiques ou son silence. Après des succès foudroyants, il tombe dans la misère et, n'ayant pas la force de suivre les leçons du « Cénacle » dirigé par d'Arthez, fait des faux et compromet le bonheur de sa sœur et de son beau-frère, inventeur grugé par des aigrefins qui deviendront richissimes et pairs de France. Près de se suicider, Lucien se vend corps et âme au prétendu prêtre espagnol Carlos Herrera, qui n'est autre que Vautrin. Exploitant ses souvenirs des années 1822-1825 et de sa production de littérature alimentaire, Balzac montre comment les valeurs culturelles sont désormais asservies à l'argent.

La Cousine Bette (1846). Tableau de l'enfer bourgeois à la veille de 1848 : Bette, parente pauvre, se venge de sa riche famille, conduite à la ruine par le libertinage effréné de son chef, le baron Hulot. Roman hallucinant, dans lequel Balzac ne propose ni ne fait plus rien entrevoir de positif.

Le Cousin Pons (1847). Pons, musicien sans fortune, est traité en parent pauvre par sa riche famille. Mais le jour où l'on s'aperçoit de la valeur de la collection d'objets d'art qu'il a accumulée, on le dépouille et on le fait mourir : investissements par Balzac de son amour du bric-à-brac, mais aussi réflexion sur le statut de l'art-marchandise dans la société bourgeoise.