Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
C

Chine (suite)

La littérature moderne (depuis 1919)

On attribue au « Mouvement du 4 mai » la naissance de la littérature moderne chinoise: le baihua remplace le wenyan dans tous les domaines, l'élite intellectuelle sort de son splendide isolement ; mais les œuvres imitées des genres européens ne touchent qu'une mince couche de la population, nourrie et préparée par la lecture des traductions des classiques étrangers.

La République (1919-1949)

La première étape (1919-1927) est dominée par des intellectuels progressistes (Chen Duxiu, Hu Shi, Lu Xun) que réunissent leur passion contre la tradition et leur esprit antiféodal. Grâce à des sociétés et des revues littéraires, ils exercent une influence décisive sur une génération entière et préparent l'épanouissement des années suivantes. La deuxième étape (1927-1936) est la plus féconde de la littérature moderne: le roman (Lao She, Ba Jin, Mao Dun) et la nouvelle à l'occidentale (Ding Ling, Mu Shiying, Shi Zhecun) occupent une place prépondérante ; la poésie classique ne disparaît pas, mais s'exprime en baihua dans des formes plus libres (Xu Zhimo, Wen Yiduo, Ai Qing); le théâtre à l'occidentale (Cao Yu, Guo Moruo) apparaît mais ne conquiert pas l'audience du théâtre traditionnel chanté, lequel connaît une vogue inouïe avec des acteurs d'exception (Mei Lanfang). Sous les formes multiples de la « variété populaire », la littérature orale se voit reconnue comme littérature à part entière : certains genres (xiangsheng, dagu) influencent quelques auteurs (Lao She). Néanmoins, cette littérature pâtit d'une contradiction interne: langue populaire, certes, mais formes importées de l'Occident... La plupart des nouveaux écrivains ont étudié hors de Chine et sont imprégnés d'une culture différente (Ba Jin en France ; Lu Xun, Guo Moruo, Liu Na'ou au Japon ; Lao She en Angleterre ; Wen Yiduo aux États-Unis). Leurs œuvres, qu'elles décrivent la bourgeoisie ou le peuple, la ville ou la campagne, restent coupées du grand public, toujours fidèle à la littérature traditionnelle. Cette période est également marquée par des débats passionnés : bien que l'écrivain soit libéré de la tutelle de la bureaucratie d'État, vie littéraire et vie politique restent mêlées, responsabilités littéraire et politique confondues. Le monde intellectuel se scinde en deux blocs (la Ligue de gauche contre les tenants de l'Art pour l'art) qui s'affrontent sur le terrain théorique. Dans la troisième étape (guerre sino-japonaise 1937-1945, guerre civile 1945-1949), la plupart des œuvres sont de nature patriotique. Le théâtre connaît une diffusion extraordinaire : du front à l'arrière, avec des centaines de pièces, des troupes insufflent l'esprit de la Résistance. Les écrivains (Zhao Shuli, Li Ji, Ma Feng) empruntent les formes populaires traditionnelles, seules capables d'atteindre les masses.

La République populaire de Chine jusqu'en 1966

La création littéraire de la République populaire est marquée par l'exaltation des seules valeurs révolutionnaires : rejet des cultures étrangères, de la littérature bourgeoise des années 30, et même de la tradition chinoise classique. La littérature redevient propriété de l'État ; la mission des « travailleurs des Arts et Lettres » est de créer, sur la base des « Causeries de Yan'an », une littérature « vraiment populaire, vraiment révolutionnaire, vraiment nationale ». Des critères de nature politique définissent la bonne littérature, seule publiée. Après la victoire communiste, les écrivains, qui y ont souvent participé, se mettent au service de la Chine nouvelle : Ai Qing, Ding Ling, Lao She, Zhao Shuli. Mais rapidement, les relations entre le pouvoir et les écrivains, impatients du joug qu'on leur impose, se détériorent. Si le « Mouvement des Cent Fleurs » (1956-1957) leur donne la brève illusion d'avoir été compris, la campagne antidroitière (1957-1958) sonne le glas de toute cette génération : certains sont déportés, d'autres se résignent à écrire ce qu'on leur demande. On voit alors paraître (1958) les romans épiques de la Révolution et de la construction du socialisme (Yang Mo, Ai Wu) ; on fait appel aux paysans-poètes, à la création collective. En même temps, c'est l'étouffement progressif des formes traditionnelles : disparition des conteurs de Pékin, sclérose de l'Opéra de Pékin, seules sont jouées huit « pièces modèles » (yangbanxi).

La Révolution culturelle (1966-1976)

Elle représente la forme extrême du dirigisme politique : écrivains, poètes, journalistes, professeurs sont éliminés, soit physiquement (Zhao Shuli, Lao She), soit envoyés dans des camps de rééducation (Zhang Xianliang, Qian Zhongshu). Seuls demeurent en librairie les Œuvres du Président Mao, les classiques du marxisme-léninisme et Hao Ran : la Révolution culturelle fut la mort culturelle.

   La fin de la Révolution culturelle (1976) restitue aux survivants de la littérature les honneurs et la liberté, mais non le souffle créateur. La culture a de nouveau droit de cité : réédition de livres, reparution de revues, etc. Les opéras traditionnels retrouvent la scène, on réhabilite les « variétés populaires ». Plus forte que l'amertume du passé est la confiance en l'avenir : c'est la « deuxième libération » et, avec elle, la naissance d'un nouveau concept, celui de « littérature de la nouvelle époque » (1976-1989). Mais la politique, instable, souffle souvent le froid sur le chaud, et le dégel annoncé par le « printemps de Pékin » est de courte durée (1978-1979). Alternance de « libéralisation » et de « restriction » en politique, chevauchement de courants, tendances, genres en littérature. Ainsi apparaissent la « littérature de cicatrices » (Liu Xinwu), la « poésie obscure » (Bei Dao, Gu Cheng), la « littérature de reportage » (Liu Binyan), le « théâtre expérimental » (Gao Xingjian), la « littérature du terroir » (Lu Wenfu), la « littérature de recherche des racines » (A Cheng, Han Shaogong, Jia Pingwa, Zhang Chengzhi), le roman « néo-réaliste » (Chi Li, Fang Fang, Liu Xinglong, Su Tong)... La critique chinoise est prompte à étiqueter par souci de classification, sans que celle-ci soit toujours fondée, et certains auteurs échappent à toute appartenance affirmée : ainsi Can Xue constitue à elle seule la « littérature du cauchemar » ; ainsi Wang Meng, considéré comme le « pionnier en Chine populaire de la technique du courant de conscience », n'en est pas moins un réaliste bon teint, idéologiquement fidèle au régime ; ainsi Mo Yan, que son extrême richesse créative permet de ranger aussi bien  dans la « littérature de recherche des racines » que dans la littérature de dénonciation sociale... Le terme très flou de « modernisme » présente la commodité de rassembler sous une même rubrique des créateurs aussi originaux ! Au milieu des années 80 prolifèrent les traductions d'auteurs étrangers, aussi bien théoriciens (Derrida, Lyotard) que praticiens (Kafka, Joyce, Borgès, García Márques, Cl. Simon... la liste des nouveaux venus ne saurait être exhaustive) ; à cet inventaire il convient d'ajouter Freud (interdit dès 1949) et ses continuateurs : cet afflux étranger vient encore accroître la diversité de la production littéraire chinoise. Aussi, au début des années 90, se croira-t-on fondé à utiliser le terme « post-modernisme » pour identifier la « post-nouvelle époque ». Trop commode pour être réellement pertinent, ce terme ne permet pas de rendre compte de la nouveauté essentielle en littérature depuis 1976, à savoir la redécouverte de l'individu comme centre du monde. Pour certains, ce sera l'enfermement dans les limites égotistes d'un moi hypertrophié, tentaculaire – sexe, drogue, frénésie consommatrice – (Wang Shuo, Weihui), pour d'autres, sensibles aux mutations sociales, le moi demeure l'écho d'une époque turbulente (Mo Yan, Chi Li, Yu Hua, Gao Xingjian).

Poésie chinoise classique

La poésie fut le genre littéraire le plus vénéré par les Chinois. Le grand lettré polémiste Lin Yutang (1895-1976) voyait en elle leur seule et véritable religion. On peut tout au moins dire qu'elle a pénétré profondément leur vie et nourri leur esprit. À quelque époque que ce soit, elle constitue la moitié au moins de l'œuvre écrite d'un lettré digne de ce nom. Pratiquée dans le secret de l'intimité ou médium privilégié d'échange entre esprits raffinés, elle fut aussi, à certaines époques, un incontournable moyen d'élévation sociale. On la dit classique non seulement parce qu'elle répond, peu ou prou, à des règles édictées à différentes époques reculées, mais aussi parce qu'elle fut le quasi-privilège d'une classe, celles des lettrés bercés par les ouvrages de la Grande Culture classique. Si la poésie sut s'enrichir de l'apport des traditions populaires et rester perméable à la langue vulgaire, il n'en demeure pas moins vrai que seul celui qui possède les arcanes de la langue et de la culture classiques peut nourrir l'espoir d'en apprécier toutes les subtilités. À travers sa longue histoire, qui remonte aux alentours du Ier millénaire av. J.-C., la poésie chinoise connut bien des transformations, passant du vers tétrasyllabe du premier recueil (Shijing ou Livre des vers) au pentasyllabe et à l'heptasyllabe. Peu nombreuses sont les pièces hétérométriques sortant de ce cadre soit par le bas (2 ou 3 syllabes), soit par le haut (8, voire 9 syllabes). La rime, ignorée des plus anciens, s'imposa comme l'incontournable marque de l'écriture poétique. Son emploi, généralement réservé au vers pair, varia selon les genres. Mais la poésie chinoise tire ses caractéristiques les plus marquantes de la langue chinoise elle-même, qui utilise des caractères monosyllabiques jouant à la fois sur le sens, le son et la graphie. Cette dernière, qui donne au texte poétique une beauté formelle magnifiée dans la calligraphie, permet de travailler à un niveau expressif proprement intraduisible dans une autre langue. Pour les sonorités, le Chinois moderne est aussi mal placé que l'Occidental. La prononciation a en effet évolué, n'étant plus accessible qu'à travers des reconstructions ; le support musical, pourtant crucial, fait souvent défaut. Quant au sens, chaque caractère ouvre un vaste champ de signification entre lesquelles l'esprit se surprend à louvoyer dans la quête d'une éphémère certitude. Ne pouvant s'appuyer sur les marqueurs grammaticaux dont use la prose, mais dont se passe la poésie, le lecteur lui-même participe de la création, suivant, autant qu'il le peut, le chemin que lui propose le poème. Il doit donc être disponible, surtout pas passif, les sens en alerte, l'intelligence en éveil, l'esprit dans la quiétude. Jamais inerte, la poésie opère plus par suggestion que par description. Elle invite le lecteur à sentir par lui-même un moment fugace, l'étrangeté d'une sensation, la clarté d'une révélation, la profondeur d'une douleur.

   La poésie chinoise connut trois formes majeures : le shi, d'abord, puis le ci et le qu. Ces trois termes réunis, ou seulement les deux premiers, servent du reste à désigner l'art poétique chinois dans toute sa diversité et la multiplicité de ses sous-genres. Le shi est la forme poétique chinoise la plus importante par sa durée et par le nombre de ses créateurs. On distingue la production antérieure aux Tang (618-907), dite « à l'ancienne » (gushi), de celle qui, à partir du VIIe siècle, prend en compte les règles tonales fondamentales pour la « poésie moderne » (jintishi), règles que l'on doit à Shen Yue (441-513). Les poètes usèrent à leur gré de ces deux modes jusqu'au XXe siècle : l'un présente un espace de liberté tant formel qu'expressif ; l'autre, soumis à de lourdes contraintes (schéma tonal, parallélisme, vers de 5 ou 7 pieds), se déploie dans trois dimensions – le « huitain régulier » (lüshi), le « quatrain régulier » (jueju) et un format plus long (10 vers ou plus), le pailü.

   Les premiers shi sont ceux du Shijing, avec des vers de 4 pieds (siyan shi). Cette première anthologie poétique chinoise (VIe siècle av. J.-C.), longtemps attribuée à Confucius, réunit 305 pièces, dont les plus anciennes datent du Xe siècle av. J.-C. Elle fut reconnue comme le deuxième des Cinq Classiques confucéens, devenant ainsi pour deux millénaires le « Livre poétique » de la civilisation chinoise. Des Han (– 206 à + 220) on conserve un ensemble de Dix-Neuf Poèmes anciens anonymes, en vers pentasyllabiques. Avec une grande simplicité de ton, ils évoquent les thèmes essentiels de la poésie chinoise : douleur de l'éloignement, conscience du temps qui va inexorablement vers la mort, vanité des plaisirs et de l'amour. Vers le IIIe siècle, le shi de 5 pieds (wuyan shi) s'impose. Il découle pour une part du yuefu. Ce genre poétique libre tire son nom du Bureau de la musique, créé en 120 av. J.-C., dont la mission était de collecter les chants qui avaient cours dans le peuple. Au XIIe siècle, Guo Maoqian en rassembla la plus grande collection, le Yuefu shiji, constituée pour moitié d'hymnes dynastiques au style pompeux. Seules 20 des 100 sections contiennent de véritables poèmes populaires de l'époque Han. En vers irréguliers, puis en vers de 5 pieds, ces poèmes narratifs chantent la guerre, l'amour et les saisons dans la veine des guofeng (« Airs des principautés ») du Livre des vers. Homme de guerre à la réputation détestable, souverain cruel mais aussi fin poète, Cao Cao (155-220) donna au yuefu ses lettres de noblesse savante. Chef de file de l'école de Jian'an, il laisse 24 poèmes qui frappent par la force des sentiments, la justesse des descriptions et la vigueur de son style. Ses deux fils suivront sa voie. Quand Cao Pi (187-226) laisse en tout et pour tout quarante poèmes – parmi lesquels on trouve le premier poème en vers de 7 pieds –, Cao Zhi (192-232), le plus brillant des deux, en livre le double. Sa courte vie et son œuvre se partagent en deux périodes que séparent, en 220, la mort de son père et l'accession de son frère Cao Pi  au trône des Wei : avant, il chante la guerre, après, prisonnier dans ses fiefs, il exprime sa soif de liberté, son sentiment de frustration, de déracinement et d'inutilité à travers l'image récurrente de l'herbe folle ou le rêve taoïste de l'immortalité. Il porte à sa perfection le shi en mètre de cinq pieds, sans négliger les canevas des yuefu populaires. À l'instigation de poètes cherchant à retrouver la sincérité de l'inspiration et la simplicité du réalisme de leurs modèles, cette forme aura un grand succès sous les Tang, avec un mouvement appelé le « Nouveau Yuefu » (Xin yuefu). Sous les Han, la poésie se développe aussi selon un mode très différent en marge de la prose, appelé fu ou « prose rythmée ». Les origines du fu sont intimement liées à une tradition qui trouve sa source dans le Chuci (Élégies de Chu), anthologie de longs poèmes de 50 à 100 vers de 5 à 7 pieds, rassemblés par Wang Yi au IIe siècle de notre ère, on y trouve le célèbre Lisao (Lamentations sur la séparation), long poème dans lequel Qu Yuan (vers 340-278 av. J.-C.) couche son amertume d'avoir été bannis par son prince. Composé d'une introduction en prose suivie d'un développement en prose poétique, rythmée et souvent rimée, le fu privilégie le distique de vers de 4 ou 6 pieds. La longueur du « poème » varie entre quelques dizaines et quelques centaines de vers. Le fu évolue, avec les siècles, dans son style et dans ses thèmes. Sous les Han, ce sont des dithyrambes descriptifs ou narratifs sur les chasses de l'Empereur ou les splendeurs des capitales. Son meilleur défenseur fut un gentilhomme de la cour, Sima Xiangru (179 av. J.-C.-117 av. J.-C.), aussi célèbre pour ses frasques avec la belle Zhuo Wenjun qui s'enfuit avec lui après l'avoir entendu jouer de la cithare, que pour son œuvre poétique. Fin musicien, il travailla la rime, les assonances et les caractères rares. Jia Yi (200-168 av. J.-C.), génie précoce, qui fut conseiller impérial à 23 ans avant d'être exilé à Changsha en 178, évoque, quant à lui, l'amertume de son destin et prévoit sa mort prématurée. Son style annonce le fu des Six Dynasties (222-589), plus court et plus ouvert aux notations réalistes : on y célèbre la nature, les objets quotidiens, les instruments de musique, les sentiments intimes. Le génie poétique d'un des poètes les plus attachants de l'époque, Tao Yuanming (365-427), ne put néanmoins se satisfaire d'un genre unique. Ses trois fu, où il exalte sa liberté retrouvée après avoir démissionné de sa charge, montrent que la simplicité n'est pas ennemie de la profondeur. De lui nous sont également parvenus 9 poèmes de quatre pieds et 114 poèmes de 5 pieds de longueurs diverses, qui peignent sa vie retirée aux champs, difficile mais conforme à son idéal. Ils reflètent son amour de la vie paysanne, de l'alcool et des livres. Son style atteint la perfection dans le naturel et la transparence, ce qui fait de lui un poète universellement apprécié. On peut lui opposer Xie Lingyun (385-433), aristocrate fortuné, qui préféra sa vie luxueuse dans son domaine du Zhejiang aux petites charges qu'on lui offrait. Bouddhiste intellectuel, il adorait la nature sauvage et grandiose qu'il décrivit dans des poèmes admirables frappant l'imagination par leur vocabulaire recherché, les combinaisons de mots, et le cœur par l'oubli désespéré de soi. Il mourut assassiné. Tout aussi remarquables sont les quelque 300 poèmes inspirés par le bouddhisme chan (zen) attribués à Hanshan (ou « Froide montagne »), pseudonyme pris par un groupe de poètes anonymes du VIe siècle, aimant chanter les joies de l'érémitisme et faire la satire du monde.

   La dynastie des Tang (618-907) marque un tournant dans l'histoire de l'écriture poétique. Le shi profite de la nouvelle ère de paix et d'expansion, ainsi que de la mise en place d'un système de recrutement basé pour une part sur la maîtrise de la poésie. La rébellion d'An Lushan (755-763), qui provoqua le lent déclin de la dynastie, ne sera pas sans conséquence sur la production littéraire qui, dès lors, se mettra à l'écoute des souffrances communes. Dès le début de la période, tous les genres et toutes les formes poétiques sont recensés et codifiés. La poésie complète des Tang, monumental ouvrage compilé au XVIIIe siècle, réunit pas moins de 48 000 shi dus à quelque 2 000 poètes. Curieusement, c'est grâce aux Trois Cents Poèmes des Tang, réalisés par Sun Zhu en 1763, que le sommet de la création poétique chinoise et ses meilleurs créateurs seront définitivement popularisés. Dans ce choix forcément discutable, on trouve parmi les 77 auteurs retenus les plus fameux maîtres du shi : Li Bai (701-762), Du Fu (712-770), Bai Juyi (772-846) bien sûr, mais aussi Wang Wei (699-761) avec une trentaine de ses 479 poèmes, lesquels rendent compte de sa profonde foi bouddhique, véritables « peintures sonores », composées par un musicien accompli. Tout aussi habile à faire partager son expérience de la nature est Meng Haoran (689-740), précurseur et maître du huitain pentasyllabique. Poète de la fin des Tang, Li Shangyin (812-858) laisse quelque 600 poèmes au symbolisme obscur mais superbe. Beaucoup plus déroutante encore est l'œuvre de Li He (791-817), génie précoce et novateur qui, préférant souvent la forme libre du yuefu et du guti, livra, avant de mourir prématurément, 233 poèmes portés par un imaginaire difficile à pénétrer et véhicule d'un désespoir quasi romantique. Sans disparaître pour autant, le shi devait laisser bientôt la première place à un genre qui permit à la poésie d'assimiler divers apports populaires.

   Déjà pratiqué par Li Bai, Bai Juyi et, surtout, par Wen Tingyun (812-870) ou encore Li Yu (937-978), prince d'une éphémère dynastie des Tang du Sud, le ci devint rapidement le genre de ralliement des poètes, principalement entre le Xe et le XIIe siècle. « Paroles » écrites sur des airs musicaux existants, le ci n'a pas une forme fixe. Chaque air choisi impose une structure complète : nombre de couplets, de vers par couplet, de pieds par vers, disposition des rimes et des tons. Malgré tout, le ci se caractérise par une grande liberté dans le langage comme dans les thèmes, qui tournent au début autour de la femme et de l'amour. Su Shi (Su Dongpo, 1037-1101), génie épris de liberté, qui fut dans ses fonctions un confucianiste scrupuleux, mais, dans sa vie privée, admirateur du taoïsme de Zhuangzi très versé en bouddhisme, fonda une nouvelle école, moins dépendante de la musique, sur des sujets plus classiques. On ne dénombre guère plus de 340 ci sur les quelque 2 500 poèmes de son œuvre, mais ceux-ci font preuve d'une nouveauté et d'une puissance qui donnent une nouvelle dimension à ce genre. Son école, qualifiée de « libre et hardie » sera continuée par Xin Qiji (1140-1207). Ses 626 ci traitent de trois thèmes principaux : la politique et le regret du Nord natal, la nature et les travaux des champs et l'amour. Beaucoup moins volumineuse, l'œuvre de la poétesse Li Qingzhao (1084-ap. 1151) n'en reste pas moins attachée à l'histoire de ce genre, le plus apte selon elle à faire partager des sentiments. De fait, sa vie et son œuvre sont intimement liées et scindées en deux par l'invasion des Jin (1127), suivie de la mort de son mari. Avant, elle évoque ses joies, ses promenades printanières et ses études épigraphiques ; après, l'expérience de la solitude et le regret du passé. Jiang Kui (1155-1221), bohème, poète et musicien, qui vécut de son talent auprès de lettrés-fonctionnaires mécènes, composa, quant à lui, 84 ci encore très appréciés pour leur beauté musicale.

   L'arrivée des Yuan permit à un nouveau genre de s'imposer. Sa naissance et son essort doivent beaucoup au théâtre. Puisant aux mêmes sources populaires et citadines, le qu est, tout à la fois, le volet chanté des comédies (zaju) et une forme poétique liant la maîtrise de règles strictes à la fluidité de l'inspiration. Également appelée sanqu (« qu occasionnel »), on en distingue deux formes : le xiaoling, « petit air » avec un couplet de quelques vers à rime unique, et le taoshu, « suite » avec plusieurs couplets sur des airs différents. Sa vogue se déploie vers 1290 : très populaire dans le Nord où il apparaît au XIIe siècle, il recourt au style naturel, au langage parlé, aux émotions fortes, avec Guan Hanqing, Ma Zhiyuan ou encore Wang Shifu, tous également dramaturges ; puis la création se déplace dans le Sud, où il perd de sa grandeur et de sa puissance au profit de la délicatesse et de l'élégance. Ni la reconquête (en 1368) de l'espace chinois par une dynastie nationale, les Ming, ni sa perte au profit des Mandchous, en 1644, n'ont permis l'apparition d'une nouvelle forme poétique ou l'émergence de poètes capables de détrôner les grands noms des époques précédentes. Pourtant, une pléiade de créateurs, tels Tang Yin (1470-1523), Gao Qi (1336-1374), Wu Weiye (1609-1672), Gong Zizhen (1792-1841), laisse des œuvres attachantes. Pendant les trois siècles et demi qui s'écoulèrent ainsi jusqu'à la remise en question du legs ancestral, la création poétique continue d'occuper une large place, se mêlant à la prose (Yuan Hongdao, 1568-1610), s'encanaillant à l'occasion, avec les Shange (Chansons de la montagne) de Feng Menglong (1574-1645), en s'immisçant dans les œuvres romanesques (tongsu xiaoshuo) et surtout dramatiques (chuanqi), comme si, bien que tributaire du passé, elle ne pouvait quitter définitivement la scène.