Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
E

enfance et jeunesse (suite)

L'après-guerre : une littérature de masse

On constate à partir des années 1930 un recul du moralisme direct, une valorisation de la littérature d'imagination, l'apparition des tout premiers albums sans texte (Bonjour-bonsoir de Nathalie Parain, 1934), mais ce mouvement d'intense renouvellement sera brusquement arrêté par la guerre. La production redémarre entre 1945 et 1960 dans un tout autre environnement. La France devient plus urbaine. Aux années de guerre succèdent le « babyboom » et ce qu'on appellera les Trente Glorieuses. On invente « le livre de poche » à la fin des années 1950. Dix ans plus tard, les livres sortent des librairies pour gagner les rayons des grandes surfaces. La scolarisation obligatoire, fixée en 1936 à 14 ans, passe à 16 ans en 1971. Tous les enfants vont désormais au collège. À partir de 1962, la mixité s'est progressivement imposée. Les classes de maternelle vont scolariser tous les jeunes enfants. La dénomination « Littérature enfantine » paraît désormais ne plus pouvoir englober la fiction destinée aux jeunes lecteurs et celle qui doit répondre aux attentes des adolescents. Après quelques flottements, c'est l'expression « Littérature d'enfance et de jeunesse » qui s'impose entre 1975 et 1980.

   Dans un premier temps, de nombreux éditeurs vont adopter la stratégie qui fut celle d'Hachette entre les deux guerres, et privilégier le marché populaire. Les éditions des Deux Coqs d'or importent des États-Unis les albums de leur collection « Un petit livre d'or ». Hachette lance « Les albums roses ». L'apparition d'un large marché va développer une littérature de masse, fondée sur les séries. Après avoir publié en 1951, sous l'antique couverture de la « Bibliothèque rose illustrée », Mademoiselle Brindacier, version aseptisée de Fifi Brindacier (Pippi Langstrump, 1945-1948) d'Astrid Lindgren, puis en 1956 trois Club des cinq d'Enid Blyton dans « La nouvelle collection Ségur », la maison rénove enfin ses collections. Elle lance en 1958, sous une couverture pelliculée en couleurs, « La nouvelle Bibliothèque rose » où paraîtront désormais l'essentiel des 600 titres de la prolifique romancière anglaise, ainsi que la série des Fantômette de Georges Chaulet. Dans la « Bibliothèque verte » – rénovée elle aussi – paraîtront la série américaine des Alice de Caroline Quine et la série française des Six Compagnons de Paul-Jacques Bonzon. Les jeunes lecteurs se voient proposer les Oui-Oui de Blyton et la série belge des Martine de Gilbert Delahaye et Marcel Marlier, ainsi que de multiples adaptations des grands classiques du XIXe siècle. Des éditeurs – comme Bias, Whitman, Hemma et Touret – se sont en effet spécialisés dans le nouveau marché des grandes surfaces où ils offrent aux parents des albums aux titres connus qui séduisent les enfants par les images ou les divers jeux de tirettes.

Des années 1970 à nos jours

On assiste à une réaction autour des années 1970 devant cette production trop exclusivement orientée vers le marché populaire. La création est soutenue par la relance des bibliothèques de prêt, par l'apparition de revues spécialisées (et donc d'un discours critique), de lieux de rencontre comme la foire de Bologne (1963), la Biennale de Bratislava (1967) et le Salon du livre de Montreuil (1987), de librairies consacrées aux seuls livres pour enfants. Une association internationale des chercheurs en littérature de jeunesse (IRSCL) est créée en 1972. Mais le renouveau thématique et graphique va se manifester essentiellement dans le domaine de l'album. La novation des collections du Père Castor s'est essoufflée et, après la mort de Paul Faucher en 1966, la maison va passer à côté de la « révolution des années 1970 ». Robert Delpire publie en 1967 Max et les maximonstres de Maurice Sendak, après avoir publié dès 1956 les Larmes de crocodile d'André François, les albums du Suisse Hans Fischer et les Tambours de Reiner Zimnik (1959). L'École des loisirs, fondée en 1965, édite les autres albums de Maurice Sendak, fait connaître ceux de Tomi Ungerer, qui travaille alors aux États-Unis (les Trois Brigands, 1968), et les albums sans texte du Japonais Mitsumasa Anno. En 1967 également, François Ruy-Vidal et l'Américain Harlin Quist lancent des albums totalement novateurs dans leurs graphismes (couleurs fortes, espaces non réalistes) comme dans leurs thèmes (la mort, la transgression, la sexualité, les rapports d'autorité), qui vont paraître évidemment très provocateurs. Ils éditent les trois premiers des quatre Contes pour enfants de moins de trois ans (1969-1972) d'Eugène Ionesco et Ah, Ernesto ! (1971) de Marguerite Duras. Quasiment tous les jeunes graphistes français feront leurs débuts auprès de François Ruy-Vidal. Après 1968, une série de petites maisons – la Noria, les Éditions des femmes, le Sourire qui mord – se lanceront dans l'album, reprenant à leur compte une large partie des nouvelles attentes des couches intellectuelles de la bourgeoisie. À côté d'une production toujours éducative destinée aux tout-petits, se développe une production graphique et ludique d'albums fondés sur les jeux du langage comme chez Tony Ross et Pef (la Belle Lisse Poire du prince de Motordu, 1980), sur les jeux des matières, des couleurs et des formes comme chez Leo Lionni, Enzo Mari, Bruno Munari ou Kveta Pacovska. L'album élargit l'espace de la petite enfance pour se faire « école du regard », une école ouverte à tous.

   Malgré un succès comme celui du Cheval sans tête (1955) de Paul Berna, le renouvellement tarde dans le domaine du roman. Quelques romans allemands et scandinaves traduits dans les années 1970 contribuent à moderniser enfin des représentations de la vie familiale (des mères qui travaillent, des pères au foyer). Mais c'est Isabelle Jan qui introduit la vraie novation, celle des écritures, en créant en 1968 la collection « Bibliothèque internationale » chez Nathan. Elle publie Moumine le Troll (1948) de la Finlandaise Tove Jansson, Tom et le jardin de minuit (1958) de l'Anglaise Philippa Peace, la Petite Maison dans les grands bois (1932) de l'Américaine Laura Ingalls Wilder. La collection en format de poche « Folio junior », créée en 1977, remet sur le marché les grands classiques français et étrangers. L'écriture romanesque française va à son tour s'ancrer dans le monde contemporain, et partiellement se libérer de ses pesanteurs « éducatives » par l'exploitation de formes narratives éclatées – multiplication des points de vue – ou au contraire par l'enfermement dans le point de vue du jeune héros (journal, lettres, monologue). Le ton est parfois drôle, souvent sombre lorsque le texte est destiné à des adolescents. De cette littérature « miroir du quotidien  » s'échappent avec bonheur les écrivains qui prennent appui sur des traditions littéraires fortes. Pierre Gripari se nourrit des contes traditionnels dans les Contes de la rue Broca (1967). Tournier récrit Daniel Defoe et son propre roman dans Vendredi ou la vie sauvage (1971). Sous couvert d'un roman d'enquête, Daniel Pennac interroge en fait dans Kamo, l'agence Babel (1992) l'acte d'écriture et l'acte de lecture. Nina Bawden se souvient du point de vue limité de Ce que savait Maisie quand elle écrit Un petit cochon de poche (1975), Bernardo Atxaga joue de la manipulation des genres dans Mémoires d'une vache (1992) ; Michael Morpurgo remet ses pas dans ceux de la robinsonnade avec le Royaume de Kensuké (1999).

   La production contemporaine est devenue très internationale, et tributaire des médias, et en particulier du cinéma, dans des dispositifs où sortie de film et parution de livre se coordonnent à des fins publicitaires. Des classiques européens du XIXe siècle nous reviennent même du Japon sous forme de dessins animés. L'immense succès des aventures d'Harry Potter (J. K. Rowling), inaugure un retour chez les auteurs anglo-saxons aux séries romanesques pour la jeunesse avec, notamment, la série des Royaumes du Nord de Philip Pullman. Cette production de masse cohabite avec des propositions plus singulières. En France, on peut mentionner les œuvres d'auteurs-illustrateurs comme Elzbieta, Béatrice Poncelet, François Place, celle d'un illustrateur comme Claude Lemoine qui n'illustre jamais que des textes qui ont à ses yeux valeur de littérature, ou encore la collaboration de Florence Seyvos et de Claude Ponti pour Pochée (1994). La frontière s'efface alors entre la littérature de jeunesse, qu'elle soit réorientée ou adressée, et la littérature générale.