Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
A

Allemagne (suite)

Les temps modernes

Après l'éclipse, la littérature allemande connaît une nouvelle période d'éclat à partir de 1890. Ce renouveau est contemporain de l'arrivée sur le trône du « jeune empereur » Guillaume II et du « nouveau cours » dans la politique de l'Allemagne. Si l'Allemagne se lance dans une politique expansionniste et veut prendre sa place dans le monde, c'est parce qu'elle s'est renforcée et industrialisée très rapidement. La société allemande, elle aussi, s'est transformée, urbanisée et prolétarisée. Les écrivains sont en général plus sensibles à ces problèmes sociaux qu'aux rêves de grandeur des dirigeants politiques et économiques du pays. Le naturalisme s'est ainsi manifesté comme un nouveau Sturm und Drang, comme une révolution artistique de la jeune génération. Préparé dès le début des années 1880 (M. G. Conrad, H. Conradi, K. Bleibtreu, les frères Hart), il atteint le grand public en 1889 avec Avant le lever du soleil, de G. Hauptmann. Pourtant, le naturalisme, tard venu, n'aura en Allemagne qu'une existence éphémère. Dans sa forme pure, il produira quelques pièces, quelques romans et nouvelles, et une foule de manifestes (Hauptmann, A. Holz, J. Schlaf, M. Kretzer). Mis au goût du public, il fera le succès des pièces de H. Sudermann, de M. Halbe et de O. E. Hartleben. Mais rapidement, il se chargera d'éléments extérieurs : Hauptmann lui-même introduira dans ses pièces des éléments romantiques ou symboliques. En fait, dès le début, le naturalisme scientifique et l'influence de Zola ont été contrebalancés par des influences nordiques (Ibsen) ou russes (Tolstoï, Dostoïevski).

   La dernière décennie du XIXe s. voit en Allemagne, comme cent ans plus tôt, se multiplier les courants littéraires et apparaître de grands écrivains, dont beaucoup vont acquérir une notoriété mondiale. Si le naturalisme garde une place à part, c'est parce que la plupart des autres courants se sont déterminés par opposition à lui. À commencer par le symbolisme, représenté principalement par S. George et son cercle : la communion dans le culte de l'art et une poésie rigoureuse, réservée à une élite de fidèles, caractérisent ce groupe. Certains des disciples de George (K. Wolfskehl, L. Derleth) forment le lien avec le groupe des poètes « extatiques » (R. Dehmel, T. Däubler, A. Mombert, P. Hille, M. Dauthendey) ou le groupe de la revue Charon : ils illustrent une ligne qui va de Nietzsche aux expressionnistes.

   La notion de néoromantisme est aussi complexe que le romantisme primitif. Elle peut s'appliquer à beaucoup d'aspects de la sensibilité artistique de la fin du siècle. On y range habituellement quelques attardés du symbolisme comme E. Stucken, E. Hardt ou K. G. Vollmoeller. Mais elle convient aussi bien pour des romanciers comme C. Hauptmann, F. Huch, E. von Keyserling, R. Huch, I. Kurz ou Lou Andreas-Salomé, qui explorent les replis les plus secrets de l'âme humaine, en particulier la psyché enfantine et adolescente. H. Hesse à ses débuts ainsi que J. Wassermann appartiennent à ce courant largement représenté dans la littérature autrichienne (H. Bahr, A. Schnitzler) : on parle souvent dans ce cas d'un courant impressionniste. Au moins pour leurs premières œuvres, il faut citer ici également le Viennois H. von Hofmannsthal et le Pragois R. M. Rilke. L'inspiration néoromantique est également prédominante chez des écrivains régionalistes comme G. Frenssen, H. Löns, W. Schäfer, E. Strauss ou H. Stehr, tandis que C. Viebig appartient plutôt à la tradition réaliste. Thomas Mann traite des thèmes néoromantiques (en particulier le conflit entre l'artiste et la société bourgeoise) dans une forme réaliste inspirée de Fontane. Son frère Heinrich, grand admirateur de Zola, se fait le peintre de la société wilhelminienne et adopte une attitude de plus en plus critique envers son temps.

   La critique de la société est également au centre de l'œuvre de F. Wedekind, dont le théâtre annonce l'expressionnisme. Par ses chansons, il a inauguré une lignée où l'on trouve aussi C. Morgenstern, O. J. Bierbaum et, après la guerre, J. Ringelnatz et K. Tucholsky.

   Le retour à la tradition, le souci de la forme, alliés à une attitude conservatrice, sont les principales caractéristiques du courant néoclassique (P. Ernst), auquel on peut rattacher aussi R. Borchardt et R. A. Schröder, ainsi que les auteurs de ballades, comme Börries von Münchhausen. L'influence de ces différents courants se prolonge pendant tout le début du XXe s., et certains de leurs représentants publieront encore après 1945.

La révolution expressionniste

Vingt ans après le naturalisme, une nouvelle révolution artistique éclate vers 1910, l'expressionnisme. La violence née de l'inquiétude devant l'avenir, le rejet du monde des pères, de ses fausses valeurs, de son hypocrisie esthétique et morale, le refus des artifices de la forme, la volonté d'aller au-delà des apparences vers l'essence des choses, mais aussi un certain messianisme et le désir de préparer la venue d'un monde nouveau : tels sont quelques-uns des traits caractéristiques de la nouvelle génération. Ses thèmes littéraires sont la mort, la maladie, la misère, la grande ville, la guerre, mais aussi la jeunesse, le nouvel homme, la fraternité. Les expressionnistes ont recours aux formes littéraires traditionnelles, quitte à faire éclater les règles des genres comme les règles de la syntaxe. Ils renouvellent ainsi le lyrisme avec G. Heym, E. Stadler, G. Benn, E. Lasker-Schüler, J. R. Becher, F. Werfel, G. Trakl. Les expériences formelles d'un A. Stramm annoncent le dadaïsme. Au théâtre, la révolution n'est pas moins profonde, avec W. Hasenclever, R. J. Sorge, G. Kaiser, F. von Unruh, E. Barlach, E. Toller, C. Sternheim. Dans le domaine de la prose, à côté de K. Edschmid ou de L. Frank, il faut citer surtout A. Döblin. Proche de l'univers expressionniste, l'œuvre de F. Kafka dépasse largement les limites du mouvement.

   L'expressionnisme fut un cri, provoqué par le pressentiment de la catastrophe, auquel la guerre devait bientôt apporter une confirmation tragique. Mais l'expressionnisme apparaît aussi comme la résurgence de courants très anciens de la littérature allemande qui se sont déjà exprimés à l'âge baroque et sous le Sturm und Drang. Vers 1923, au moment où la République de Weimar atteint une stabilité aussi illusoire que précaire, l'expressionnisme s'éteint doucement. La réaction qui suit prend différentes formes. La plus connue est celle de la « Nouvelle Objectivité » (Neue Sachlichkeit), qui s'exprime dans les romans de guerre de E. M. Remarque, de L. Renn, de A. Zweig ou de T. Plievier, ou dans les tableaux de la société d'après-guerre de E. Kästner, de H. Fallada ou de E. von Salomon. Le nouveau réalisme triomphe aussi au théâtre avec F. Bruckner, C. Zuckmayer, ainsi qu'avec B. Brecht, qui, après des débuts expressionnistes, élabore sa nouvelle manière. Le rejet de l'expressionnisme prend aussi l'allure de retour à des valeurs anciennes : aux valeurs esthétiques dans la poésie de J. Weinheber, de O. Loerke, de W. Lehmann ou de F. G. Jünger ; aux valeurs de la foi catholique chez K. Weiss, G. von Le Fort ou E. Langgässer ; aux valeurs de l'enracinement dans le sol et la race, chez F. Griese, A. F. Blunk ou E. Wiechert ; aux valeurs humanistes chez H. Carossa. Ces écrivains pourront continuer à écrire et à publier en Allemagne après 1933, tandis que le national-socialisme fait taire toutes les voix critiques, qualifie l'expressionnisme d'« art dégénéré », fait brûler des livres en place publique, poursuit et contraint à l'exil d'innombrables écrivains. Mais, parmi les auteurs restés en Allemagne, il faut faire des distinctions. Certains d'entre eux se sont mis avec enthousiasme au service du nouveau régime et ont glorifié la guerre, la race nordique, le sol et le peuple allemands, le parti et son Führer (E. G. Kolbenheyer, J. Weinheber, W. Vesper, H. F. Blunck, W. Beumelburg). D'autres comme G. Benn ou E. Jünger se sont rapidement détournés du national-socialisme et ont adopté une attitude de hautain détachement, non exempte d'ambiguïté. Beaucoup enfin se sont réfugiés dans l'idylle, l'histoire et la vie intérieure (M. Hausmann, W. Lehmann, J. Klepper, I. Seidel). Sous le masque de l'histoire ou de l'utopie, certains ont quand même réussi à prendre leurs distances vis-à-vis du régime (W. Bergengruen, Stefan Andres). Mais, même si on ajoute à ces noms ceux de G. Hauptmann et de H. Fallada, eux aussi restés en Allemagne, on doit conclure que la meilleure part de la littérature allemande se trouvait dans la diaspora, entre Moscou et la Californie, en passant par la France, la Suède et la Suisse. Malgré des difficultés matérielles (Musil) et morales (Döblin, suicides de Benjamin, de Hasenclever, de Toller, de Tucholsky, de S. Zweig), ils en appelèrent à l'opinion publique mondiale dans des livres (Livre brun sur l'incendie du Reichstag, 1933 ; la Haine de H. Mann, 1933 ; la Septième Croix de A. Seghers, 1942), des journaux ou revues politiques – Das Wort (Brecht, Bredel, Feuchtwanger à Moscou), Alemania libre (à Mexico) – ou littéraires – Die Sammlung (K. Mann à Amsterdam), Mass und Wert (T. Mann à Zurich). Certaines éditions partirent en exil (Malik, Bermann-Fischer), on en créa d'autres (Carrefour à Paris ou El Libro libre à Mexico) ; des éditeurs en place accueillirent des exilés (Querido, Allert de Lange à Amsterdam, Oprecht à Zurich). Cette littérature, sans présenter d'unité réelle, a produit de grandes œuvres (élaboration de l'« ironie » chez T. Mann et de l'« effet de distanciation » chez Brecht), analysant la situation allemande directement (le Volcan de K. Mann, 1939 ; Doktor Faustus de T. Mann, 1947) ou par la distance historique (Henri IV, de H. Mann). Pour beaucoup, ignorés ou mal compris en Allemagne, le retour fut difficile.