Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
E

enfance et jeunesse (suite)

Littératures étrangères

On assiste dans le même temps à un fort mouvement de traductions. Jusqu'en 1880, les traductions proviennent à part égale des pays de langue anglaise et des pays de langue allemande. À partir de cette date, on constate une diversification dans les échanges européens : Grand Cœur (1886) de De Amicis est traduit en 1892, les Aventures de Pinocchio (1883) de Carlo Collodi, en 1902, le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède (1906) de Selma Lagerlöf, en 1912. Mais on constate également une progressive hégémonie anglo-américaine. Hachette traduit une dizaine de romans de Mayne-Reid. En 1870, il prend en charge une partie des exemplaires de la première traduction française d'Alice au pays des merveilles (1865), faite par Henri Bué en 1869. Le livre passera totalement inaperçu. Hetzel semble avoir été le plus grand éditeur de romans anglais et américains. Il publie les Patins d'argent (Hans Brinker, 1865) de Mary Mapes Dodges en 1875, les Quatre Filles du docteur March (Little Women, 1868) de Louisa Alcott en 1880, l'Île au trésor (1883) de Stevenson en 1885. Les Aventures de Tom Sawyer (1876) de Mark Twain est publié chez Hennueyer en 1876, le Petit Lord Fauntleroy (1885) de Frances Burnett chez Delagrave en 1888 et le Livre de la jungle (1894-1895) de Kipling au Mercure de France en 1899.

   Dans cette seconde moitié du siècle, on trouve encore des historiettes morales et les contes du chanoine Schmid sont toujours abondamment édités. Mais on assiste globalement à un fort développement de tous les genres romanesque : romans d'aventures, romans de mœurs, romans de formation, romans historiques. L'opposition des garçons et des filles comme lecteurs, et plus encore comme personnages littéraires, est sensible. On offre aux garçons un monde ouvert sur les ailleurs de l'aventure et on les invite à des ambitions nouvelles, celles de l'explorateur, de l'ingénieur et du savant. Les héroïnes restent prises dans la clôture du quotidien. Les jeunes lectrices ont droit au pathétique et à d'inlassables histoires de poupées, qui les invitent à leur futur « métier » de mère. Timidement Mme Colomb s'interroge à la suite de Louisa Alcott sur le destin des filles. Les romans se font l'écho des grands enjeux du siècle : avancées scientifiques et techniques, création des empires coloniaux français et anglais, montée en puissance des États-Unis, mouvement des nationalités. Hetzel adapte Maroussia (1878), en pensant à l'Alsace perdue.

   Dans les deux récits d'Alice, Lewis Carroll parodie avec verve la poésie édifiante proposée aux enfants, et il lui oppose les petits vers énigmatiques de la tradition populaire orale. Depuis un siècle déjà, cette poésie archaïque avait fait son entrée dans la culture enfantine anglaise avec le Mother Goose's Melody (1765) de John Newbery, le plus ancien recueil pour enfants qui nous soit parvenu. La dénomination s'est maintenue aux États-Unis, alors qu'en Angleterre l'expression Nursery Rhymes est imposée avec la première collecte savante éditée en 1842 par James Orchard Halliwell. En Allemagne, Clemens Brentano et Achim von Arnim consacrent à l'enfance la dernière partie de leur recueil Des Knaben Wunderhorn (1806-1808). Le Français Dumersan, que l'on peut tenir pour le premier « ethnomusicologue » de l'enfance, s'assied au jardin du Luxembourg et aux Tuileries, traîne aux portes de Paris, et édite sa collecte en 1843 sous le titre Chansons et rondes enfantines. Ce n'est qu'en 1883 qu'Eugène Rolland publiera, avec ses Rimes et jeux de l'enfance, un ouvrage équivalent à celui d'Halliwell. De cette « littérature » il écrit qu'elle est la seule qui amuse les enfants, « la seule qui convienne à leur développement mental, et qui diffère si complètement de ce que nos pédagogues utilitaires veulent à toute force leur enseigner ».

Le merveilleux réhabilité

C'est dans cet intérêt porté aux cultures traditionnelles qu'il faut situer le retour en grâce du conte. Les contes de Grimm (Kinder-und Hausmärchen,1814-1819) commencent à être traduits à partir de 1824, ceux d'Andersen à partir de 1848. Ludwig Bechstein publie en 1845 son Deutsches Märchenbuch (qui contient le Joueur de flûte de Hamelin), l'Américain Joel Chandler Harris, Uncle Remus en 1880, l'Anglais Andrew Lang The Blue Fairy Book en 1889. Nathan lance en 1913 sa collection « Contes et légendes de tous les pays » avec Légendes et contes d'Alsace.

   Les écrivains écrivent des « à la manière de ». Hetzel sollicite de grands noms (Nodier, Dumas, Sand, Feuillet) pour son Nouveau Magasin des enfants (1844-1851).

   On peut citer les Contes du petit château (1862) de Jean Macé, les Contes bleus (1863) d'Édouard Laboulaye, les Contes d'un buveur de bière (1868) de Charles Deulin, les Contes d'une grand'mère (1873) de George Sand. En Angleterre John Ruskin publie le Roi de la rivière d'or en 1851, et W. M. Thackeray, la Rose et l'anneau en 1855. Les Histoires comme ça de Kipling paraissent en 1902 et sont traduites dès l'année suivante en français.

   Les historiettes et les contes de fées font leur entrée dans le circuit populaire de l'imagerie autour de 1830. Les planches d'Épinal, qui connaissent une grande diffusion, s'effaceront à la fin du second Empire. Leur disparition sera en partie compensée dans le domaine de l'enfance par l'apparition des périodiques illustrés. La seconde moitié du XIXe siècle va voir émerger en effet deux genres nouveaux, l'un et l'autre liés aux progrès dans la reproduction des images, à savoir l'album et la bande dessinée.

L'album illustré et la bande dessinée au tournant du siècle

L'album naît d'une attention portée aux petits et au désir d'inventer pour eux aussi une littérature. Der Struwwelpeter (1845) de Heinrich Hoffmann est adapté par Trim (Louis Ratisbonne) en 1860 pour Hachette sous le titre Pierre l'ébouriffé. Le personnage relaie la figure échevelée de Jean-Paul Choppart et ouvre la voie à d'autres héros de la transgression. Trim publie Jean-Jean Gros-Pataud en 1861, et Bertall, Mlle Marie Sans Soin en 1867. Dans un tout autre esprit, celui d'une fine observation des menus gestes de l'enfance, Hetzel et Lorentz Froëlich créent la Journée de Mademoiselle Lili (1862), qui sera le point de départ de la florissante « Bibliothèque de Mlle Lili ». Plusieurs de ces albums sont déjà en couleurs, mais ce sont les Anglais Kate Greenaway, Walter Crane et Randolph Caldecott qui, avec l'appui efficace de l'imprimeur Evans, vont définitivement imposer la couleur dans l'album pour enfants. Leur héritier français le plus direct est Maurice Boutet de Monvel, qui publie successivement Vieilles Chansons et Rondes pour les petits enfants (1883) et Chansons de France pour les petits Français (1884). Ivan Bilibine – qui dit sa dette à l'égard de Boutet de Monvel – réalisera en 1900 d'admirables illustrations pour un choix de contes russes, qui ne seront édités en France qu'en 1976. La Jeanne d'Arc que Boutet de Monvel publie en 1896 est d'un grand format oblong et relève moins du livre d'enfants que de ces livres familiaux tout autant destinés à une contemplation adulte. Il en va de même des albums historiques illustrés par Job ou de l'Histoire d'Alsace racontée aux petits enfants (1912) et Mon village, ceux qui ne l'oublient pas (1913) de Hansi. Le marché du livre illustré est ainsi très hiérarchisé entre ces beaux livres d'Étrennes et, par exemple, les petits « Livres roses pour la jeunesse » (Larousse) dont Sartre nous dit que sa mère faisait l'achat en cachette.

   On assiste à la fin du siècle à une réduction des coûts de fabrication et à l'émergence de nouveaux jeunes lecteurs. Les maisons se multiplient, qui éditent des livres mais aussi des journaux pour enfants. C'est dans ces périodiques que vont paraître les premières bandes dessinées françaises, associées à l'enfance et non au grand public comme aux États-Unis. Christophe publie la Famille Fenouillard (1889) dans le Petit Français illustré. Jacqueline Rivière et Joseph Porphyre Pinchon inventent Bécassine pour le premier numéro de la Semaine de Suzette (1905), avant que Maurice Languereau (Caumery) décide d'en faire en 1913 un personnage à part entière. 27 albums suivront. Louis Forton publie les aventures des Pieds nickelés à partir de 1908 dans l'Épatant. On entrevoit une première et discrète entrée de la bande dessinée américaine. Hachette traduit Buster Brown (1902) de Outcault en 1904. Les Katzenjammer Kids de Rudolph Dirks (1897) sont publiés en 1911 dans le journal Nos loisirs sous le titre les Méfaits des petits Chaperchés ; ils seront rebaptisés Pim Pam Poum en 1934.