Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Dossi (Carlo Alberto Pisani Dossi, dit Carlo)

Écrivain italien (Zenevredo, Pavie, 1849 - Cardina, Côme, 1910).

Rattaché à la « Scapigliatura » lombarde, son humour et son goût de l'expérimentation linguistique en font un précurseur de C. E. Gadda (Avant-hier, 1868 ; Vie d'Alberto Pisani, 1871 ; la Désinence en A, 1878 ; Amours, 1887).

Dostoïevski (Fiodor Mikhaïlovitch)

  • Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski, les Frères Karamazov

Écrivain russe (Moscou 1821 – Saint-Pétersbourg 1881).

Cette figure exceptionnelle de la littérature russe et universelle a suscité les interprétations les plus contradictoires, où le partage n'est pas toujours respecté entre la vie et l'œuvre. Ainsi de l'épilepsie dont l'écrivain a souffert depuis sa jeunesse, que les premiers critiques rapprochaient de l'aspect « frénétique » de ses personnages et dont la critique d'inspiration psychanalytique a cherché les origines dans une enfance tourmentée, passée à l'hôpital Marie à Moscou, où son père est médecin, marquée par la mort précoce de la mère. La mort du père en 1838, sans doute assassiné par ses propres paysans, est l'autre événement marquant : selon Freud, Dostoïevski se serait senti complice du crime, d'où la récurrence dans son œuvre du motif karamazovien, le parricide. Dostoïevski est alors à Saint-Pétersbourg, à l'école des ingénieurs militaires, où il est entré pour suivre le vœu de son père. Pourtant, le jeune Fiodor avait montré dès son enfance un goût prononcé pour la littérature : lecteur infatigable, comme son frère Michel, il admirait les idoles de sa génération, Pouchkine bien sûr, les romantiques (Schiller surtout), les auteurs à thématique sociale, Eugène Sue, George Sand, mais aussi Dickens et Balzac.

Les débuts (1844-1848)

C'est d'ailleurs par une traduction d'Eugénie Grandet (1844) qu'il débute dans les lettres, après avoir renoncé à la carrière militaire. Le succès de son premier roman ne peut que l'encourager à vivre de sa plume : les Pauvres Gens (1846) reçoit les éloges de Bielinski, dont l'opinion fait loi, et, à sa suite, de la critique progressiste. C'est le contenu d'abord qui a conduit ces zélateurs de « l'école naturelle » à voir dans le jeune Dostoïevski la relève de Gogol : les héros de ce roman par lettres sont des petits fonctionnaires, des « humiliés », déjà. Mais, contrairement aux héros gogoliens, Makar Diévouchkine et Varenka font preuve d'une noblesse de sentiments, d'une dignité et d'une bonté qui provoquent la compassion et non le rire : Dostoïevski ne renie pas le grotesque gogolien, mais l'articule au motif de la souffrance et de la résignation, tout en laissant aux héros leur voix propre. L'admiration fait place à l'incompréhension lorsque l'écrivain publie son Double (1846), quelques mois plus tard : la critique est déroutée par l'introduction de l'élément fantastique dans une œuvre apparemment réaliste. Goliadkine, encore un petit fonctionnaire, est persécuté par un autre lui-même, dont il est difficile de savoir s'il est l'émanation de son esprit malade ou une incursion de l'écrivain dans un univers à la Hoffmann, un autre des maîtres de Dostoïevski. Comme tel cependant, le motif du double est essentiel dans l'œuvre de Dostoïevski : nombre de ses personnages ont un pendant, un adversaire, pour lequel ils éprouvent une répugnance mêlée de fascination, parce qu'il est leur face cachée. Ce « poème pétersbourgeois » (tel est le sous-titre du Double) contient en germe le versant de l'œuvre lié à la capitale. La ville « la plus artificielle du monde », selon l'écrivain, y est présentée sous l'éclairage inquiétant que l'on retrouve dans Crime et Châtiment ou l'Idiot, mais aussi dans des récits de l'époque du Double, tout aussi déroutants et décevants pour la critique, comme la Logeuse (1847), sorte de délire éveillé, de divagation erratique, ou les Nuits blanches (1848).

Le bagne (1849-1858)

Déçu par le rejet de la critique radicale, l'écrivain se rapproche du cercle socialisant de Petrachevski, dont les membres envisagent – très théoriquement – l'assassinat du tsar. Alors qu'il travaillait à un roman, Netochka Nezvanova (1849), qui restera inachevé, il est arrêté au petit matin du 22 avril 1849 par la police de Nicolas Ier, jeté en prison et, après une longue procédure judiciaire, condamné à mort. Gracié quelques instants avant l'exécution au cours d'une cruelle mascarade, il voit sa peine commuée en quatre ans de déportation en Sibérie. Il découvre, en même temps que l'Évangile, seul ouvrage autorisé, la richesse humaine de cette communauté de criminels, « l'or sous l'écorce », et le but qu'il s'était fixé dans sa jeunesse, « percer le mystère de l'homme », prend ici une autre dimension, en même temps que sa palette s'enrichit de types et d'un langage puisés au cœur du peuple russe. Il trace une fresqe saisissante de la vie au bagne dans ce reportage épique que constituent les Carnets de la maison morte (1861, traduit aussi par Souvenirs de la maison des morts). À sa sortie du bagne, il est incorporé dans un régiment sibérien cantonné à Semipalatinsk. Il épouse en 1857 une jeune veuve tuberculeuse, Maria Dmitrievna : ce sera une union difficile.

Le retour (1859-1863)

Dostoïevski est autorisé  à rentrer à Saint-Pétersbourg en 1859 ; il retrouve la notoriété par ses livres (Carnets de la maison morte ; Humiliés et Offensés, 1862) et par les deux revues qu'il fonde, le Temps (avec son frère Mikhaïl et N. N. Strakhov) puis l'Époque, qui lui permettent de développer des positions originales dans la querelle entre slavophiles et occidentalistes, autour du concept d'enracinement. Humiliés et Offensés est le premier grand roman (par son ampleur) de l'écrivain : l'influence des feuilletonnistes, de Balzac et de Dickens, se fait sentir à travers les personnages (une petite orpheline, un prince cruel et cynique, un couple d'amants jeunes et purs, mais déchirés par la passion, un amoureux éploré) mais aussi dans l'écriture, très mélodramatique, et la complexité d'une intrigue aux multiples rebondissements. Néanmoins, les thèmes chers à Dostoïevski y sont présents, à travers des figures qui incarnent le mal, l'enfance offensée, l'amour comme don et sacrifice de soi.

Un tournant : Carnets du sous-sol (1864)

Le roman est bien accueilli, mais de nouvelles épreuves l'attendent : deuils (il perd sa femme et son frère), dettes écrasantes qui l'obligent à accepter un contrat éditorial léonin, attrait irrésistible de la roulette, passion malheureuse pour Apolinaria Souslova en compagnie de laquelle il voyage en Europe à l'été 1863 (il avait découvert Paris, Londres et l'Allemagne lors d'un précédent voyage, en 1862). C'est alors qu'il écrit ses Carnets du sous-sol (selon le titre choisi pour une traduction récente à la place de Notes du souterrain ou Mémoires écrites dans un sous-sol), livre charnière où il amorce cette impitoyable exploration labyrinthique de l'être qu'il approfondira dans ses chefs-d'œuvre. Il s'agit du monologue d'angoisse et de haine d'un petit fonctionnaire, victime d'aventures humiliantes et qui tantôt se juge exceptionnel, tantôt se traîne dans la fange. Malade de « trop de conscience », impuissant à réconcilier en lui l'homme social et l'homme souterrain, il se venge en tourmentant une jeune prostituée. Le récit, méconnu des contemporains, est la clé de voûte de l'univers de Dostoïevski, en ce qu'il explore les profondeurs du moi, toujours double, ambigu et malsain, et ouvre la voie aux grands romans.

Les grands romans (1866-1881)

Construits comme des romans policiers autour d'un fait divers (souvent un crime), fertiles en rebondissements, en tensions, en digressions, où le temps se contracte et se dilate en un rythme savant, ces romans « polyphoniques » sont d'essence métaphysique, tout en restant en prise sur les problèmes de l'époque, l'argent, la révolution.

Crime et Châtiment (1866). Un fait divers pris dans une actualité brûlante a servi d'impulsion au plus populaire des romans de Dostoïevski. Le héros, Raskolnikov, est un jeune étudiant pauvre, rêveur solitaire plein d'orgueil et d'ambition, que hante la figure de Napoléon. Rejetant la morale commune, il se persuade qu'il a le droit de commettre un crime, si cela lui permet de remplir sa vocation. Il assassine une vieille usurière et sa sœur pour quelques kopecks, mais n'a de cesse que son crime soit découvert. Autour de Raskolnikov gravitent des figures marquantes, Svidrigaïlov, son double en quelque sorte, cynique et débauché, Marmeladov, petit fonctionnaire alcoolique et souffrant de sa déchéance, sa fille, réduite à la prostitution, mais qui sera pour Raskolnikov l'agent de la rédemption en le conduisant sur la voie de l'aveu et du rachat. Ce roman policier est aussi le premier « roman-tragédie » (V. Ivanov) de Dostoïevski : autour d'une intrigue extrêmement resserrée dans le temps et dans l'espace s'affrontent la volonté de puissance et un idéal d'amour absolu. Le grand « péché » de Raskolnikov est, plus encore que l'acte de tuer, l'isolement, la séparation radicale d'avec l'autre (raskol signifie « schisme », « séparation »).

Le Joueur (Igrok, 1867). Dostoïevski avait dû s'engager auprès de son éditeur à livrer un roman dans un délai intenable, sous peine de voir tous les droits de sa production échoir à ce dernier. Il fait alors appel à une sténographe, qui deviendra sa femme, Anna Grigorievna Snitkine, pour rédiger le Joueur, roman bref qui contient bon nombre d'éléments autobiographiques, comme la passion du jeu mais aussi l'amour malheureux de l'écrivain pour Paulina Souslova. Le roman est dicté en marchant, comme le seront les suivants (J. Catteau parle à ce propos d'« écriture ambulatoire »), en vingt-six jours.

L'Idiot (Idiot, 1868). Le contrat est respecté, mais les dettes ne sont pas couvertes et Dostoïevski doit quitter la Russie avec sa jeune épouse pour vivre en Europe, le plus souvent dans le dénuement, de 1867 à 1871. C'est dans la souffrance qu'il rédige l'Idiot, car il a le sentiment de gâcher, par la précipitation à laquelle il est acculé, une idée magnifique, celle de l'homme « positivement beau », admirable parce qu'il est aussi « innocent », qui tient à la fois du Christ et de Don Quichotte. Dans ce roman, saturé d'événements, construit sur des crises, des tensions et des parallélismes, l'écrivain a mis en scène un héros dont l'amour s'offre à tous dans l'humilité, mais qui progressivement et parce qu'il se heurte à un monde où il n'a pas sa place, apparaît voué à l'impuissance par son idéalisme désincarné. Mychkine est déchiré entre un amour-pitié pour Nastassia Filipovna, type de la femme fière et généreuse, mais aussi de la femme humiliée, puisqu'elle fut la « protégée », dès son enfance, d'un riche propriétaire, et son amour terrestre pour Aglaïa, tout aussi orgueilleuse et insaisissable, dont l'éducation a développé la sensibilité exacerbée. Au prince fait pendant Rogojine, descendant d'une Russie patriarcale, qui aime Nastassia Filipovna d'un amour passion, avec sensualité, et finit par l'assassiner. Les deux hommes sont liés par une relation de fraternité mais aussi de haine, de la part de Rogojine qui voit en Mychkine son rival, et d'effroi, de la part du prince, qui pressent le dénouement. Ces deux figures, réunies à la fin du livre dans une veillée funèbre autour du cadavre de la femme aimée, sont comme « deux images déformées de l'amour », témoignant du tragique dédoublement.

Les Démons (Besy, 1871). L'idiot, s'il est controversé, en particulier parce qu'il trace un portrait très sévère de la nouvelle génération révolutionnaire – les « nihilistes » – obtient un grand succès qui permet à Dostoïevski d'apaiser ses créanciers et de rentrer en Russie. Il rédige alors un pamphlet à la fois contre les libéraux « occidentalistes » des années 1840 et contre leurs successeurs, les révolutionnaires des années 1860, en utilisant les matériaux du procès de l'anarchiste Netchaïev, qui inspire le personnage de Stavroguine dans les Démons (les Possédés, dans certaines traductions). C'est l'histoire d'une âme, le roman d'une vie qu'écrit Dostoïevski, en pensant à un projet déjà ancien, une Hagiographie d'un grand pêcheur. Stavroguine se découvre progressivement à travers le récit du narrateur et les descriptions des conspirateurs, jusqu'à ce qu'il se révèle lui-même dans une terrible confession (passage que l'éditeur Katkov refuse d'imprimer) où il dévoile les deux pôles de sa nature, une volonté de mal et de haine (qui culmine dans le viol d'une petite fille suivi de l'attente de son suicide) et le rêve d'un âge d'or. Aristocrate décadent, Stavroguine exerce un pouvoir de séduction démoniaque sur ses complices ; sa participation au complot n'est qu'un jeu d'intellectuel et un remède à l'ennui. Le vrai chef de la conspiration est Verkhovenski, autre démon, à la logique pure et froide, qui persuade les autres d'exécuter un des leurs, Chatov, en qui Dostoïevski a mis beaucoup de lui-même. Révolutionnaire repenti, Chatov renie le nihilisme importé d'Occident en lui opposant une mystique slavophile et l'avènement d'un Christ russe ; symbole du renouveau, il apprend, la veille de son assassinat, que sa femme revient et va donner naissance à un enfant. Dans cette « chronique » anti-révolutionnaire, Dostoïevski dévoile en réalité les puissances obscures de l'âme, le pouvoir de subversion ou d'inversion des valeurs, de ces « possédés ». « Est-il possible, demande Stavroguine, de croire au diable sans croire en Dieu ? »

L'Adolescent (1875).Dostoïevski n'abandonne pas vraiment son projet de retracer la vie d'un homme russe, pris entre foi et athéisme, la formation d'une conscience spirituelle. Il poursuit cette entreprise dans ses deux derniers romans. Six cents pages de carnets ont préparé l'Adolescent, roman à la première personne qui aborde tous les thèmes chers à Dostoïevski : les relations père-fils, faites de répulsion et d'attraction, le thème du bâtard et les « familles du hasard », l'argent, puissance démoniaque, le rôle de l'Occident, la beauté éternelle de la sainte Russie, incarnée par le père légal, le pèlerin Makar et par la mère, Sophia. Le ressort de l'action repose sur la rivalité amoureuse d'un père (le noble Versilov) et de son fils naturel (Arkadi Dolgorouki). Tout autour se nouent d'autres intrigues quasi autonomes (les amours de Versilov, la liaison d'une de ses filles avec le prince Sokolski), à travers lesquelles se forge progressivement l'expérience de l'adolescent. La complexité du roman, son apparent désordre, dérouta la critique, sauf Bielinski, qui en admira l'architecture. La critique moderne, précisément, est sensible à cette structure sophistiquée, faite d'échos et de miroirs, répondant à une structure familiale éclatée – Dostoïevski s'oppose implicitement à Tolstoï, dont les romans familiaux lui semblent exprimer une vision mythique du patriarcat russe, le « mirage » d'une époque révolue.

Les Frères Karamazov (1879-1880).Dostoïevski reprend le motif de la famille dans son dernier roman, qui devait constituer la première partie de l'Hagiographie d'un grand pécheur, où l'on aurait suivi l'itinéraire d'un homme, complice d'un crime dans son enfance, sur le chemin difficile du rachat. C'est le récit d'un conflit familial, qui conduit à la mort du père, autour de personnages dont les interrogations métaphysiques structurent le roman, au sein duquel ces « livres philosophiques » (« la Confession d'un cœur brûlant », « Pro et contra », « la Légende du grand inquisiteur ») occupent une place centrale. Le dernier fils Karamazov, Aliocha, novice dans un monastère voisin, sert de révélateur à ses deux frères : ils se confient à cette figure duelle, qui tient à la fois de la sainteté, par sa vocation et sa douceur, et de la sensualité, par ses origines familiales. Avec les Frères Karamazov, Dostoïevski voulait donner une épopée à la fois sociale et philosophique sur la Russie passée, présente et à venir. Les trois frères Karamazov incarnent en effet des types récurrents dans l'œuvre de Dostoïevski. C'est à travers la figure d'Aliocha, dont l'amour est montré comme exerçant son action sur le cours des choses et qui, à la fin du roman, est engagé par son starets à accomplir son chemin dans le monde, que se disent les aspirations, les convictions, mais aussi les déchirements de l'auteur.

Le Journal d'un écrivain (1873-1881).Lorsqu'il achève les Frères Karamazov, Dostoïevski est au comble de sa gloire. Celle-ci lui vient non seulement de ses romans mais d'une publication régulière, dont il est le seul auteur, le Journal d'un écrivain (1871-1881), dans lequel il livre ses réflexions sur les événements récents, faits divers, évolutions sociales, bouleversements politiques... et grâce auquel il est en dialogue permanent avec son public. Le tirage est considérable ; l'écrivain y donne parfois des nouvelles, comme la Douce (1876), un de ses chefs-d'œuvre. Il y exprime aussi sa conception du monde d'une manière beaucoup plus théorique et univoque que dans ses romans : la question des destinées et de la mission du peuple russe y occupe une place essentielle et c'est sur ce sujet qu'il revient encore une fois dans sa dernière apparition en public, à l'occasion de l'inauguration d'un monument à Pouchkine, où il fait un discours qui reprend les grandes lignes de sa pensée. La cérémonie a lieu le 8 juin 1880 et, le 27 janvier 1881, il succombe à une brutale hémorragie. Une foule immense accompagne ses obsèques solennelles.