Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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France (XVIIIe siècle) (suite)

La civilisation des lettres

Les « lettres » sont au XVIIIe s. un ciment de la « civilisation » des mœurs. Ce mot nouveau, utilisé en France par le marquis de Mirabeau dans son Traité de la population (1756), désigne un processus qui marque le progrès de la civilité et de la sociabilité. Cette idée imprègne profondément toute la production littéraire du siècle. La réaction véhémente de Rousseau, grand solitaire qui pensera le pacte social, permet d'en souligner a contrario la prégnance.

Pratiques de la sociabilité

Centres de lumières

Les lieux de la sociabilité se multiplient, des plus formels au plus informels, des plus mondains aux plus libres, des plus ouverts aux plus réservés, des plus prudents aux plus audacieux. Ils prennent une étendue, une influence, une autonomie qu'ils n'avaient pas au siècle précédent. Le « théâtre de société » est un phénomène essentiel qui se trouve en filigrane dans de nombreuses œuvres. Les Jésuites utilisent le théâtre dans leur enseignement. Au XVIIIe s., la société et l'art sont des miroirs jumeaux.

   On se rencontre dans les cafés (le Procope, le café de la Régence...). On se réunit dans des clubs à l'anglaise comme le club de l'Entresol. On se regroupe dans les loges maçonniques qui connaissent un développement spectaculaire. On forme des sociétés littéraires comme le Caveau (1729-1739), les Rosati (société d'Arras fondée en 1778, dont feront partie Robespierre et Carnot), ou encore, à la fin du siècle, la société d'Auteuil autour de Mme Helvétius, où se retrouveront les Idéologues, continuateurs des philosophes.

   Les Académies parisiennes, créées au XVIIe s., constituent un centre du pouvoir intellectuel. Mais, surtout, les Académies provinciales prolifèrent (on en compte 9 en 1710, 24 en 1750 ; Daniel Roche a brillamment étudié leur rôle). Elles répandent la réflexion, elles stimulent la recherche en proposant des concours et des prix. On sait comment Rousseau débute dans les lettres en remportant le prix de l'Académie de Dijon. Montesquieu appartient non seulement à l'Académie française, mais aussi à l'Académie de Nancy et à la Royal Society de Londres.

   Les célèbres salons du XVIIIe s. sont le creuset d'une civilisation. La cour de Sceaux (1699-1753) réunit autour de la duchesse du Maine des opposants au Régent et des écrivains mondains. Le salon de Mme de Lambert, où règne le « lambertinage », est fréquenté par Fontenelle, Marivaux et Montesquieu ; on y prépare l'élection à l'Académie française. Mme de Tencin, aventurière et romancière, prendra le relais. Dans la seconde partie du XVIIIe s. régnera, rue Saint-Honoré, la célèbre Mme Geoffrin, riche bourgeoise qui entretient une correspondance avec Catherine II et que le roi de Pologne Stanislas appelle « maman ». Il y aura aussi Mme du Deffand qui correspondra avec Voltaire et Mlle de Lespinasse, maîtresse de d'Alembert, qui accueillera Condillac, Marmontel, Condorcet, Turgot. C'est là que l'on doit faire briller le « bel esprit », que l'on use du persiflage, que l'on pratique l'art de la conversation qui influencera tant la littérature : de la correspondance au dialogue, de la vulgarisation spirituelle au débat d'idées, de Fontenelle à Diderot, qui trouve son inspiration dans les réunions de la Chevrette et du Grandval, chez Mme d'Epinay et le baron d'Holbach. Même si on peut critiquer sa superficialité, même si l'obligation de parler sera insupportable à Rousseau qui rejette violemment la « coterie holbachique », on peut dire que la civilisation des salons au XVIIIe s. fait les carrières, nourrit les œuvres, et forge le style des écrivains.

Qu'est-ce qu'un « philosophe » ?

Cette civilisation possède son héros. La figure nouvelle du « philosophe » est l'emblème d'une époque. Une brochure manuscrite célèbre, publiée en 1743, s'efforce d'en faire le portrait-type. Dumarsais, son auteur présumé, en reprendra les traits dans l'article « Philosophe » de l'Encyclopédie. Le mot subit une inflexion sémantique décisive. Le philosophe n'est plus seulement le sage retiré qui médite sur la nature des choses ou qui lit Platon dans son étude, c'est un penseur actif qui se répand, qui « aime la société » », qui veut « plaire » et « être utile », intervenir dans les affaires du monde. Il s'intéresse à tout, applique sa raison à tout. Rien de ce qui touche à la société ne lui est étranger. Il discute et met en cause les croyances et les institutions, l'Église, le pouvoir politique. Il mesure tout à l'aune de la liberté de penser et de l'esprit critique. « Il faut tout examiner, tout remuer sans exception et sans ménagement », écrit Diderot dans l'article « Encyclopédie ». Les traditions, les croyances, les préjugés, religieux, sociaux, politiques : tout doit passer au crible de la raison critique. On rêve du philosophe roi ou du roi philosophe. Nouvelles valeurs, nouveaux mots : La « bienfaisance » remplace la charité, la « tolérance » remplace le dogme, la liberté supplante l'autorité. Le philosophe n'est pas seulement et essentiellement écrivain, c'est une figure sociale. Il emprunte son esprit critique au « libertin érudit » du siècle précédent, mais il ajoute la sociabilité et l'ouverture de « l'honnête homme », il reprend son goût du savoir à l'humaniste, mais il le complète par un talent de « communication ». Enfin, il se pose en s'opposant au clerc et au dévot. Le philosophe est aussi un personnage de théâtre et de roman (la Philosophie sans le savoir de Sedaine, le Wolmar de la Nouvelle Héloïse).

   Évidemment, il s'agit là d'un « modèle idéal ». On a eu tendance à niveler sous cette étiquette des gens très différents (Voltaire et Rousseau). Certains apologistes ennemis de la « philosophie » militante se piquent de philosopher (Lelarge de Lignac, l'abbé Bergier).

Débats, querelles et combats

Le siècle aime la conversation, il apprécie également le débat. On le présente souvent en racontant la lutte homérique qui opposa les philosophes et les antiphilosophes pour la conquête de l'Académie, des censeurs, des élites, du pouvoir et de l'opinion. Mais cette opposition ne fut pas la seule. Chaque camp est divisé. Les philosophes de l'Encyclopédie sont attaqués par les jésuites de Trévoux. Mais les jésuites poursuivent aussi un combat contre les jansénistes. Les méthodes sont différentes. La lutte de Voltaire contre « l'infâme » ne ressemble pas à la résistance de Diderot, responsable de l'Encyclopédie. Tous les philosophes ne s'engagèrent pas comme Voltaire dans l'affaire Calas, qui fut un véritable combat.

   De grandes querelles ponctuent l'époque et touchent tous les domaines. Les enjeux n'en sont pas toujours nobles, les partis se forment, les cabales s'activent. La République des lettres est parfois celle des loups, comme note le Figaro du Barbier de Séville. Le théâtre est souvent un forum. Palissot se veut un nouvel Aristophane avec sa comédie les Philosophes (1760), qui vise à attaquer et à ridiculiser ces derniers que l'avocat Moreau affuble du sobriquet de « cacouacs ». Au début du siècle, on poursuit la querelle des Anciens et des Modernes autour de la traduction d'Homère que Mme Dacier veut savante et en prose, tandis que La Motte la souhaite élégante et en vers. La musique divise Paris avec la querelle des Bouffons (1752-1753), qui fut précédée par celle des Ramistes et des Lullystes (1733), et qui sera suivie par celle des Glückistes et des Piccinistes (1774). On se dispute sur le luxe. On s'interroge sur le tremblement de terre de Lisbonne (1755). On débat sur l'inoculation de la variole. Voltaire, ironiste bref, combat Rousseau à l'indignation éloquente. Les œuvres sont souvent des attaques ou des réponses. Le style est une arme. Les batailles d'épigrammes font rage. L'acharnement de Voltaire contre Fréron n'a d'égal que celui de Fréron contre Voltaire. À la fin du siècle, les Illuminés (Saint-Martin) et les penseurs contre-révolutionnaires (Burke, Bonald, de Maistre) contesteront vigoureusement les philosophes.

Les conditions de l'entreprise littéraire

La police des lettres

Il ne faut pas voir la censure comme une puissance inflexible et tyrannique. Elle fut parfois sévère, mais sut se montrer complaisante. Néanmoins, c'est un élément essentiel de la production et de la réception des textes. Il y eut quelques affaires retentissantes : la longue lutte de l'Encyclopédie, l'affaire soulevée par De l'Esprit d'Helvétius, qui déclencha les foudres du Parlement, de la Sorbonne, et même la mise à l'index pontificale. Toutefois, le mécanisme ordinaire de la censure relève de l'administration royale. L'Église n'exerce plus guère qu'un contrôle a posteriori. Le directeur général de la Librairie, qui dépend de la chancellerie, nomme les censeurs et accorde des privilèges et des approbations, mais aussi des « permissions tacites ». Cette formule, inventée sous la Régence, permet de ne pas interdire un livre sans l'autoriser publiquement, c'est-à-dire qu'on le « tolère ». Le problème est qu'il faut à la fois surveiller et contrôler les idées et en même temps défendre l'édition française contre ses concurrentes, suisse et hollandaise en particulier. C'est ce double impératif qui a permis à l'Encyclopédie de se poursuivre malgré les attaques, grâce à la bienveillance de Malesherbes, devenu directeur général de la Librairie en 1750. Sous sa direction, le nombre des permissions tacites augmente. Il faut noter aussi la cohorte importante des livres clandestins et des contrefaçons qui alimente le commerce et permet la circulation des idées subversives. Neuchâtel, proche de la France, spécialise ses presses dans le piratage.

   La censure peut entraîner des stratégies stylistiques d'allusions, de déguisements, d'obscurités calculées, de ruses (comme le jeu des renvois dans l'Encyclopédie par exemple même si un censeur ne peut guère s'y laisser prendre). Il est parfois nécessaire d'avancer masqué.

Le commerce du livre, les pratiques de lecture

Malgré cela, la « librairie », c'est-à-dire l'édition, se développe. L'Encyclopédie est une grande entreprise éditoriale qui utilise le principe des souscriptions et qui connaît le succès. La production imprimée augmente. Le livre doit circuler, comme les idées qu'il véhicule, c'est un impératif de l'époque. Pour cela, il devient « portatif » comme dit Voltaire. Le petit format (in-16, in-18) se répand. Louis Sébastien Mercier note : « Ces livrets ont l'avantage de pouvoir être mis en poche, de fournir au délassement de la promenade, et de parer à l'ennui du voyage. » L'impératif de diffusion prime : d'où le succès des abrégés, des « esprits » qui transmettent la substance d'une pensée, mais aussi des « nouvelles à la main », feuilles manuscrites qui répandent les anecdotes. La circulation des manuscrits ne s'oppose par à la diffusion des imprimés, mais la complète. Le métier de copiste se maintient.

   La presse connaît un essor remarquable. Les journaux touchent à tous les domaines. Les titres se multiplient (de 1600 à 1700, on compte environ 200 journaux en langue française ; de 1700 à 1789, 1050, soit environ cinq fois plus selon Jean Sgard). En 1777, paraît le Journal de Paris, premier quotidien français. Panckoucke constitue vers 1778 un des premiers empires de presse. De nouvelles manières d'écrire apparaissent. La brièveté, l'anecdote s'imposent. Un Marivaux publie des « feuilles », l'écriture journalistique convient bien à ce « moderne ». Diderot consacre au journalisme une part importante de son œuvre. Mais, dans le Neveu de Rameau, il fait la satire des nouvellistes. Voltaire n'apprécie guère les « folliculaires » comme il méprise le peuple des petits auteurs ; son ennemi Fréron est à la tête de l'Année littéraire, périodique paraissant tous les dix jours. Les journaux forment l'opinion et propagent les polémiques. Libelles « orduriers » et pamphlets idéologiques déploient toute une rhétorique de l'attaque personnelle, de la cabale politique et de la satire des mœurs.

   L'écriture se multiplie, qu'en est-il de la lecture ? Bien sûr, tout le monde ne lit pas, il y a encore beaucoup d'analphabètes. Voltaire déclare dans la préface au Dictionnaire philosophique : « Le peuple ne lit point ; il travaille six jours de la semaine et va le septième au cabaret. » Toutefois, la lecture se répand. De nouvelles couches y accèdent. Le XVIIIe s. voit la floraison du colportage et de la « bibliothèque bleue ». Le tirage des livres bleus est très important, plus important que celui des œuvres philosophiques. Les milieux populaires lisent les almanachs qui sont décriés par les philosophes comme véhicules de la superstition. Il y a pourtant des almanachs littéraires, comme le célèbre Almanach des Muses. Cependant, à la fin du siècle, les grands hommes et les grands auteurs viendront parfois remplacer les saints du calendrier.

   La lecture publique persiste, mais la lecture privée et silencieuse tend à s'imposer. Les censeurs religieux en dénoncent souvent les « horribles » dangers, surtout pour les romans, surtout pour les femmes (les lectrices sont de plus en plus nombreuses). Mais l'interdit stimule le désir. La lecture des romans est un phénomène particulier. Diderot lit Richardson avec enthousiasme et empathie. La réception passionnée de la Nouvelle Héloïse fut un véritable événement : on croit à la vérité de l'histoire, on s'identifie, on écrit à l'auteur (un même phénomène se produira pour Paul et Virginie en 1788). L'acte de lecture suscite des réflexions. Rousseau, pourtant sévère pour les livres, nous raconte ses expériences d'enfant dans ses Confessions. Voltaire, Diderot sont de grands lecteurs et possèdent d'importantes bibliothèques. On pratique volontiers le commentaire, l'annotation, la critique ligne à ligne. La « furie » des dictionnaires implique une nouvelle manière de lire que décrit Voltaire dans son Dictionnaire philosophique : « Ce livre n'exige pas une lecture suivie ; mais, à quelque endroit qu'on l'ouvre, on trouve de quoi réfléchir. Les livres les plus utiles sont ceux dont les lecteurs font eux-mêmes la moitié... »

Les droits de l'auteur, les pouvoirs de l'écrivain

Il n'y a pas de droits d'auteur au XVIIIe s., mais la question de la propriété intellectuelle émerge. Diderot dans sa Lettre sur le commerce de la librairie l'expose clairement : « Quel est le bien qui puisse appartenir à un homme, si un ouvrage d'esprit [...], la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point, celle qui l'immortalise, ne lui appartient pas ? » Beaumarchais est, dès 1776, en conflit avec la Comédie-Française et réussit à regrouper les auteurs dramatiques pour faire valoir leurs droits. En 1777, des arrêts du Conseil du roi édictent les privilèges des auteurs. En juillet 1793, on utilise pour la première fois les termes de « propriété littéraire et artistique ».

   L'auteur peut donc difficilement vivre de ses œuvres. Mais on assiste à une transformation du statut de l'homme de lettres, au « sacre de l'écrivain ». Voltaire le jeune, roturier, fut bastonné par les laquais du chevalier de Rohan, Voltaire le vieux connaît un triomphe quelque temps avant sa mort en 1778. Le grand écrivain devient un avatar du « grand homme ». Diderot, Rousseau, Voltaire sont recherchés et vénérés. Diderot avait subi le donjon de Vincennes, Rousseau, la lapidation à Môtiers. On se disputera leur pensée et leur personne. De la prison au Panthéon, où se retrouveront Voltaire et Rousseau, le siècle marque bien l'avènement d'un pouvoir intellectuel qui fait face à la nouvelle puissance de l'opinion publique.