Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Japon (suite)

L'ère Meiji (1868-1912)

La chute des Tokugawa, la restauration impériale de Meiji et l'introduction brutale de la culture occidentale remirent en cause toute la civilisation japonaise, fondée sur l'apport chinois du VIe au VIIIe. Les lettres subirent immédiatement le contrecoup de cette révolution. L'intérêt du public jeune se détournait subitement des auteurs d'Edo pour se tourner vers ceux qui lui révélaient les secrets de la suprématie scientifique, technique et politique de l'Europe et de l'Amérique. C'est ce qui explique le succès sans précédent d'un Fukuzawa Yukichi (1834-1901), dont l'État de l'Occident (Seiyo-jijo, 1866) atteignit dès le premier tome un tirage de 200 000 exemplaires ; cette popularité fut dépassée bientôt par la Promotion des sciences (1872-1876), dont les 17 volumes atteignirent les 700 000. Ce triomphe étonnant était dû précisément à ce que les critiques traditionalistes reprochèrent à l'auteur : pour être compris « par une servante venue des montagnes qui les entendrait lire à travers une cloison », celui-ci avait écrit ses livres dans une langue rajeunie, proche de l'expression parlée. Certains littérateurs se taillèrent de beaux succès avec des « à la manière » des « livres drolatiques », tel Kanagaki Robun (1829-1894) avec son Voyage en Occident, qui promène dans un Londres de fantaisie les facétieux héros de Jippensha Ikku, ou l'Aguranabe, pastiche de l'ukiyo-buro, qui réunit autour d'un plat de viande de bœuf à l'européenne les nouveaux bourgeois de Tokyo.

   Les traductions d'œuvres étrangères faisaient fureur, elles aussi. Jules Verne connut une vogue surprenante, due à un malentendu : ses romans d'aventures ou d'anticipation passaient pour des documents géographiques ou scientifiques. Certaines adaptations plutôt libres recouvraient des intentions politiques : le Jules César de Shakespeare, par exemple, était généreusement enrichi de tirades révolutionnaires inédites. Le roman allégorique à la manière de Bakin trouvait une postérité inattendue dans les « romans politiques » ou encore le roman « historique » de Yano Fumio (1850-1931) : Keikokubidan (Une belle histoire des pays classiques) retrace ainsi les luttes d'Épaminondas et de Pélopidas.

   Une nouvelle génération, cependant, se préparait, qui allait répudier cette littérature utilitaire et chercher sa voie dans une synthèse de la tradition et de l'apport occidental. Le théoricien en fut Tsubouchi Shoyo avec le manifeste Shosetsushinzui (la Moelle du roman, 1885) : il y affirmait que la littérature était d'abord un art voisin de la poésie, dont le but était de créer des personnages vrais. Traducteur scrupuleux de Shakespeare, il n'en prenait pas moins la défense du kabuki et de Mokuami contre les « réformateurs » à tous crins. Futabatei Shimei (1864-1909) révélait à la jeune génération les Russes contemporains, qui avaient alors des préoccupations analogues à celles des jeunes Japonais ; en même temps, il publiait un roman, Ukigumo (1887-1889), entièrement écrit dans la langue parlée de Tokyo.

   Le groupe des « Amis de l'écritoire » (Kenyu-sha, formé en 1885) se proposait de mettre en pratique les thèses de Tsubouchi. Le plus célèbre d'entre eux, Ozaki Koyo (1867-1903), s'inspira de Saikaku, tout en s'attachant à montrer des hommes de Meiji ; son Démon de l'or (Konjiki-yasha), que la mort interrompit, fut tenu pour un chef-d'œuvre.

   Contre le « romantisme » des disciples de Tsubouchi s'éleva le groupe du « Monde littéraire » (Bungakukai) autour du jeune poète Kitamura Tokoku (1868-1894). Mais déjà la découverte du naturalisme, et singulièrement de Zola et de Maupassant, orientait le roman japonais dans une direction nouvelle. L'initiateur en fut Nagai Kafu (1879-1959) avec Jigoku no hana (Une fleur en enfer, 1902). Kunikida Doppo (1871-1908) prenait bientôt le relais dans le Destin (Ummei, 1906), qui montre l'homme aux prises avec l'illogisme de la société.

   Celui qui traduisit le mieux le malaise créé par le heurt des idées nouvelles avec la tradition en même temps qu'avec l'autoritarisme croissant de l'État fut Shimazaki Toson (1872-1943). Dans une série de watakushi-shosetsu (« romans à la première personne »), il relate minutieusement sa propre histoire et celle de sa famille, la dislocation d'une maison de type patriarcal, suivie de la reconstruction laborieuse de cellules familiales élémentaires.

   Deux écrivains, cependant, Mori Ogai et Natsume Soseki, s'étaient tenus à l'écart de toutes les écoles. Mori Ogai, médecin et haut fonctionnaire, s'était signalé dès 1890 par une courte nouvelle, Maihime (la Danseuse), d'un exotisme discret, puis par un récit antinaturaliste, Vita sexualis (1910). La mort de l'empereur Meiji en 1912 et l'évolution du régime provoquèrent chez lui une prise de conscience qui s'exprima dans un pamphlet, Chimmoku no to (la Tour du silence), où il s'attaque à la censure, et un roman, Ka no yo ni (Comme si..., 1912), qui traduit l'espoir d'un lent progrès éliminant sans douleur les survivances du passé.

   Natsume Soseki, professeur de littérature anglaise, qui s'était signalé en 1905 par un roman satirique publié en feuilletons, Je suis un chat (Wagahai wa neko de aru), laissera inachevé un récit sans intrigue, Meian (Ombre et Lumière), qui décrit dix jours sans aventures de gens sans importance.

L'ère Taisho (1912-1926)

Une réaction se dessina contre le naturalisme, dont Nagai Kafu lui-même s'était détaché pour se réfugier dans une sorte d'esthétisme qui cherche dans les survivances du vieil Edo un équilibre détruit par les excès du réformisme. Mais les plus actifs artisans de cette réaction furent les jeunes gens du groupe Shirakaba (« le Bouleau »), créé en 1910 autour de la revue de ce nom. Se réclamant de Mori Ogai, de Tolstoï, de Maeterlinck, ils professent un idéalisme généreux et utopique qui ne résistera guère au déferlement du socialisme de l'après-guerre. Quelques écrivains estimables se détachent de ce groupe : Arishima Takeo (1878-1923), et surtout Shiga Naoya (1883-1971), que l'on a pu comparer à André Gide et qui publia l'un des grands romans du demi-siècle, Anyakoro (la Route dans les ténèbres, 1921-1937), autobiographique dans une large mesure.

   Le plus authentique des écrivains de Taisho, en marge de toutes les modes et écoles, reste Akutagawa Ryunosuke (1892-1927). Révélé par Natsume Soseki peu avant sa mort, il se signalait bientôt par une série d'écrits d'inspiration très diverse : récits du Japon ancien empruntés au Konjaku-monogatari, « légendes chrétiennes » du XVIe, fragments autobiographiques, satire politique et sociale, recueils d'aphorismes, enfin, à la fin de sa vie.

L'ère Showa

Après 1918 s'étaient constitués des cercles d'écrivains de gauche, qui se regroupèrent en 1928 dans la NAPF (la « Fédération des artistes prolétaires »), bientôt déchirée par des dissensions qui reflétaient les remous internes du parti communiste japonais et qui se doublaient d'une polémique avec les « néosensationnistes » ; les principaux représentants de cette dernière tendance, qui se réclamait de Paul Morand, furent Yokomitsu Riichi (1898-1947) et Kawabata Yasunari, qui deviendra l'un des grands écrivains des années 1950. Parmi les prolétariens que les suites de l'« incident de Mandchourie » (1931) allaient bientôt réduire au silence, se détachent Kobayashi Takiji (1903-1933) et son Kani-kosen (le Bateau-Usine, 1929).

   Seuls quelques romanciers déjà « arrivés » pourront, dans les dix années qui suivent, continuer leur œuvre dans la mesure où elle reste éloignée des préoccupations politiques : tel Tanizaki Junichiro (1886-1965), qui, lui-même, en 1941, lorsque la censure interrompt la publication de son chef-d'œuvre Sasame-yuki, renonce à cette voie pour se consacrer à la traduction du Genji-monogatari en langue moderne. Le Japon connaît cependant une forme originale de surréalisme avec Shinkichi Takahashi, qui tente de concilier la subversion dadaïste avec le bouddhisme zen, Shuzo Takiguchi, Junzaburo Nishiwaki et des revues comme Bungei tambi (« l'Esthétique des arts et des lettres », 1925), Fukuiku taru kafu yo (« Oh, chauffeur exquis », 1928), Shi to Shiron (« Poésie et poétique », 1928-1931) qui publient des textes de Breton, d'Aragon et d'Eluard.

   L'après-guerre voit ainsi paraître d'abord des œuvres dont la publication avait été retardée par les événements mais aussi et surtout une littérature de témoignages plus ou moins romancés : ainsi les Feux dans la plaine (Nobi, 1950) d'Ooka Shohei.

   Vers 1950, la littérature pure reprend ses droits. Kawabata Yasunari entame, jusqu'à son suicide tragique, une seconde carrière avec des romans d'un style très travaillé, aux limites de la préciosité, tandis que Ito Sei (1905-1969) pose le problème de la liberté de l'artiste dans les réflexions inspirées par le procès que lui vaut sa traduction de l'Amant de lady Chatterley (1950).