Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
C

CRIMINEL (cinéma). (suite)

Contrairement au film de gangsters, le film noir se prête aux exotismes, comme en témoignent la Soif du mal, située dans une ville-frontière mexicaine de cauchemar, ou les Forbans de la nuit, dont l'action se déroule à Londres, et où, bizarrerie supplémentaire, à la boxe traditionnelle se substitue la lutte gréco-romaine, avec ses athlètes au physique monstrueux et à l'accent baroque. Il apparaît bien, à ce propos, qu'on aurait tort de réduire le film noir à une influence « germanique » : les Européens sont venus à Hollywood, mais l'Amérique a essaimé (Dassin) ; en outre, dans la configuration complexe du film noir, les éléments anglais ont joué un rôle capital. Il suffit pour s'en convaincre de songer à Hitchcock (cf. l'Ombre d'un doute, 1943, ou l'Inconnu du Nord-Express, 1951) et aux adaptations de Graham Greene (ainsi : Espions sur la Tamise de Lang, 1944 ; Tueur à gages de Frank Tuttle, 1942). Dans les Forbans de la nuit, les mendiants qu'on déguise évoquent certes le symbolisme explicite de l'expressionnisme allemand, mais ils remontent, au-delà de Pabst, Brecht et Weill, à l'Opéra du gueux, du Londonien John Gay : The Beggar's Opera (1728).

Le film de détective pendant les années 30.

Divers exotismes du film noir avaient connu, dans les années 30, des précédents. La vogue du film de gangsters les a relégués à l'arrière-plan ; mais, dès cette époque, le film de détective était souvent empreint de fantaisie. Le Faucon maltais de Dashiell Hammett a été porté à l'écran dès 1931 par Roy Del Ruth, et en 1936 par Dieterle, dans une version semi-parodique (Satan Met a Lady). Rappelons aussi la série du Thin Man, avec William Powell dans le rôle du gentleman détective Nick (également créé par Dashiell Hammett) : c'était une combinaison fort réussie de film policier et de comédie loufoque (6 titres de 1934 à 1947, dont les 4 premiers sont signés par W. S. Van Dyke). Une autre série beaucoup plus prolifique, non dépourvue d'humour, a pour héros le détective sino-américain Charlie Chan ; très souvent située dans des lieux exotiques, elle reste, par son atmosphère, plus proche du thriller ou même du film d'horreur.

Permanence et évolution du film de gangsters.

Le film de gangsters n'a pas disparu tandis que s'épanouissait le film noir. Johnny, roi des gangsters (LeRoy, 1942) appartient clairement au genre : on met l'accent sur l'environnement social qui favorise le crime ; on montre, comme dans Little Caesar du même réalisateur, un schéma d'ascension et de chute ; le gangster est comparé à un souverain flanqué de son bouffon intellectuel (Van Heflin). Il a le charme de Robert Taylor et accède à une sorte de grandeur tragique.

Le souci de réalisme social qui gouvernait le genre à la Warner demeure apparent dans Sang et Or (Rossen, 1947), évocation d'un boxeur qui échappe au ghetto, mais non aux combines et à la corruption, ou dans les films produits par Mark Hellinger, la Grande Évasion (Walsh, 1941) ; les Tueurs de Siodmak ; les Démons de la liberté (Dassin, 1947) ; la Cité sans voiles (id., 1948).

Mais, jusque dans ces œuvres, on a le sentiment d'une contamination du film de gangsters par le film noir, ou d'un mélange des genres. Ainsi le héros de la Grande Évasion (Bogart) est un homme seul, soumis à une fatalité plus métaphysique que sociale. Dans les Tueurs, Burt Lancaster, boxeur devenu gangster, incarne le gangster à l'ancienne, avec sa bonne foi, sa naïveté qui font de lui une victime toute désignée pour la femme fatale (Ava Gardner) et pour des criminels – les tueurs du titre – qui appartiennent, eux, au film noir ; contrairement aux nombreux gangsters, ils dissimulent derrière une façade de normalité un sadisme lancinant. Dans Key Largo (1948), Huston dénonce, dans le gangster des années 30 interprété par E. G. Robinson, un criant anachronisme.

En même temps, le gangstérisme évolue dans deux directions distinctes, mais compatibles avec les traits spécifiques du film noir. D'une part, à l'explication par le conditionnement social se substitue la motivation psychotique ; d'autre part, et comme par compensation, le crime devient plus que jamais affaire d'organisation : aux gangsters « héroïques » de la prohibition ont succédé des hommes d'affaires qui gèrent, en capitalistes avisés, le syndicat. Dans la première catégorie, on rangera deux œuvres interprétées par James Cagney, L'enfer est à luide Walsh (1949) et le Fauve en liberté de Gordon Douglas (1950) ; on en rapprochera les personnages incarnés par Richard Widmark, avec son rire nerveux et son regard égaré (le Carrefour de la mort de Hathaway, 1947), et même par Alan Ladd, avec son inquiétante beauté (le Tueur à gages ; la Clé de verre de Heisler, d'après Dashiell Hammett, 1942).

La seconde catégorie englobe l'essentiel du film de gangsters situé dans un cadre contemporain, de l'Enfer de la corruption (A. Polonsky, 1948) et de la Femme à abattre (B. Windust et R. Walsh, 1951) au Parrain de Coppola (1972-1974). À ce genre, où la violence est au service d'une organisation capitaliste, appartient aussi Règlement de comptes de Lang (1953), mixture parfaite du film de gangsters et du film noir. Le chef du gang a l'apparence d'un notable. Il règne donc doublement sur la ville ; il tient les responsables de la police par la corruption, mais c'est en tant que citoyen respectable qu'il est protégé par des policiers. Il emploie des gangsters (par exemple Lee Marvin) qui répondent à certains caractères des années 30, mais avec davantage de sadisme et une violence excessive : au lieu qu'on lui écrase un pamplemousse sur le visage comme dans l'Ennemi public, la « gangster's moll » est ébouillantée par du café brûlant. Le policier qui enquête se mue en vengeur, démasque ou abat les principaux responsables de l'organisation.

Ce schéma sera fréquemment reproduit, souvent avec la variante – reprise de Guerre au crime – qui veut que l'enquêteur/vengeur pénètre au cœur même du Syndicat avant de le détruire, parfois en s'immolant lui-même : les Bas-Fonds new-yorkais (Fuller, 1961) ; la Revanche du Sicilien (W. Asher, 1963) ; le Point de non-retour (Boorman, 1967).