Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
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RENOIR (Jean) (suite)

Avec la Chienne (1931), une nouvelle période commence — celle du réalisme — qui va voir, dix années durant, Renoir s'affirmer cinéaste unique, inévitablement inégal, sans équivalent cependant dans le monde. La fantaisie, la féerie, le burlesque, la théâtralité, l'esprit de jeu et d'insolence, la marionnette, la « commedia dell'arte » subsistent certes dans ses films nouveaux mais ils s'y transforment. Renoir en fait les instruments de sa méthode : l'artificiel lui sert à exalter le naturel, le faux rend hommage au vrai, le détail non réaliste travaille à l'effet de réalité. Il s'agit, dira l'auteur, « d'arriver à maintenir au même niveau les plateaux de la balance et lorsque l'un a baissé très fort [de] faire baisser l'autre tout de suite après » — ou encore, selon la parfaite formule d'André Bazin, d'élaborer et renouveler un porte-à-faux, « un décalage qui prépare l'éclatante révélation de la coïncidence ». C'est là la justification essentielle du « drame gai ». L'œuvre ne cesse alors d'adhérer toujours plus étroitement aux réalités de la société française ainsi qu'à l'épiderme sensuel du monde. De la Chienne à Toni (dont on a pu faire un ancêtre du néoréalisme), du Crime de M. Lange aux Bas-Fonds et à la Bête humaine, Renoir se fonde sur le fait divers pour analyser un destin de classe, tout entier social, jamais métaphysique, dépouillé de toute aura mystificatrice. Le meurtre y apparaît comme la réponse dernière à une intenable situation d'oppression. Semi-collectif dans les Bas-Fonds et le Crime de M. Lange, il ébauche une solidarité prérévolutionnaire des exploités. 1934 : le Front populaire est proche. Renoir se lie au groupe Octobre, lui emprunte plusieurs collaborateurs tels Jacques Prévert et Jacques B. Brunius. Avec eux il réalise son film le plus politique et le plus optimiste : le Crime de M. Lange (1936). Il se rapproche aussi des communistes. Il supervise la réalisation collective de La vie est à nous (1936), destinée à soutenir la campagne électorale du parti communiste. De 1936 à 1939, il tient une rubrique régulière dans le quotidien Ce soir, dirigé par Aragon. Il rédige et dit le commentaire français du film de Joris Ivens Terre d'Espagne (1938) ; avec la Marseillaise (id.), produit d'abord par la CGT, il illustre l'idéologie du rassemblement des gauches alors au gouvernement ; il témoigne de leur volonté de paix avec la Grande Illusion (1937). Ce Renoir humaniste, chaleureux, généreux et ouvert touche au sommet de son art avec la Règle du jeu (1939), film prémonitoire qui témoigne d'un tournant, d'une rupture dans l'œuvre de l'auteur comme dans l'histoire du monde. Le « Montaigne du cinéma français » sent se défaire ses certitudes. Si, dans la Règle du jeu « tout le monde est sincère, il n'y a pas de méchants », Renoir glissera bientôt de « tout le monde a ses raisons » à « tout le monde a raison ». Cependant, aux États-Unis, où il s'exile en 1940 (après avoir commencé à Rome une Tosca qu'achè-veront Karl Koch et Luchino Visconti) et où il espère, contradictoirement, s'intégrer au système hollywoodien et poursuivre une création indépendante, il devra néanmoins opposer aux hitlériens les résistants français (Vivre libre, 1943) puis les combattants alliés (Salut à la France, 1944), en deux films de commande, impersonnels, mais, le second, aussi efficacement pensé que La vie est à nous. L'Étang tragique (1941), l'Homme du Sud (1945) transposent le conflit typiquement renoirien entre l'individu et la société en conflit homme-nature ; le destin n'est plus humain mais cosmique ; Renoir fait sien non sans puissance et lyrisme le chant proprement américain de l'énergie individuelle. À l'opposé, le Journal d'une femme de chambre, tiré du roman de Mirbeau, est une sorte de Règle du jeu burlesque, dévorée par l'onirisme.

En Inde, Renoir tourne le Fleuve, d'après le très beau roman autobiographique de Rumer Godden. Plus question dans cette élégie panthéiste de luttes avec la nature ou avec la société, mais seulement de leur préalable : le consentement à l'humaine condition : « Ô monde, je veux ce que tu veux ! » C'est un Renoir assagi, apaisé bien plus que désabusé, qui rentre en Europe l'année suivante. Son œuvre, désormais, va cultiver le plaisir d'esthète de raconter, d'inventer des histoires, des spectacles, sans pour autant renoncer à y faire passer quelques propositions idéologiques et morales, contestataires ou non. Le Carrosse d'or, le final de French-Cancan, les noces champêtres du Déjeuner sur l'herbe sont d'inoubliables fêtes pour les yeux. Le Testament du docteur Cordelier lui offre l'occasion d'expériences nouvelles ; « éternel débutant », il le tourne en dix jours, avec huit caméras, selon les techniques de la télévision en direct. Il juge à ce moment que le cinéma connaît une « crise du gros plan ». À partir de 1954, Renoir, dont les nombreux projets ne trouvent pas de producteurs, sinon la TV française pour le Petit Théâtre de Jean Renoir (1971 [ 1969]), s'oriente vers le théâtre — soit comme auteur (Orvet, 1955 ; Carola, 1973), soit comme metteur en scène ( Jules César, 1954) — et vers la littérature. Outre un superbe livre de souvenirs sur son père (Renoir, 1962), qui nous dévoile le cinéaste autant que le peintre, et un autre sur lui-même (Ma vie et mes films, 1974), il a publié trois romans : les Cahiers du capitaine Georges (1966), le Cœur à l'aise (1978), le Crime de l'Anglais (1979). Il s'était retiré définitivement dans sa maison de Beverly Hills en 1970. Il y mourra neuf ans plus tard après avoir pris la nationalité américaine, mais son corps repose à Essoyes (Aube), près des siens.

Issue principalement des Cahiers du cinéma, une critique inconditionnellement laudative s'est crue longtemps autorisée, en dépit de sa « politique des auteurs », à privilégier les œuvres de la vieillesse du cinéaste sur celles d'avant 1939. Prétendre que Renoir a cessé d'être grand cinéaste après la Règle du jeu est bien évidemment une absurdité. Il n'en demeure pas moins que l'époque de sa plus radicale originalité, de sa plus riche nouveauté, à la lettre incomparable, coïncide avec les dix premières années du film parlant.