Dictionnaire du Cinéma 2001Éd. 2001
V

VISCONTI (Luchino) (suite)

Dans Note sur un fait divers, il ne reconstitue pas l'assassinat d'une enfant : il suffit qu'il nous montre l'Italie atroce dans laquelle elle vivait. C'est peut-être l'absence de racines, de motivation, de situation de Meursault, dont Marcello Mastroianni rejoue le drame, qui casse ou annule le tragique, et fait de l'Étranger un des échecs du cinéaste. La recréation d'un milieu social ou d'un moment de l'histoire favorisent un exceptionnel génie plastique, évoluant des gris de Ossessione, des noirs et blancs de La Terre tremble à l'impressionnisme raffiné de Mort à Venise, ou au romantisme très Caspar-David Friedrich de Ludwig. Mais la vérité de ces recréations fait la vérité de l'œuvre : le regard posé par Visconti sur la civilisation et sur les hommes est essentiellement un regard poétique au sens fort et créateur du terme. Or, une poésie créatrice est aussi une poésie critique — d'où l'ambiguïté de la beauté, et cette amertume que le concept de nostalgie ne recouvre pas absolument lorsqu'on analyse le Guépard, Sandra, Mort à Venise, ou les deux fresques du Crépuscule des dieux. Le passage, l'évolution de l'œuvre de la stylisation de la réalité (ou du réalisme...), dont Ossessione porte la marque, à la mise en opéra de l'histoire s'accompagne d'un retour au portrait psychologique. Portrait qui, sous les traits de Burt Lancaster (le Guépard), peut révéler, avec une lucidité imparable, que la fréquentation de l'histoire n'incline pas à l'optimisme, pas plus que celle des hommes ne justifie d'être dupe, sauf à naître et rester imbécile. Il y a, chez Visconti, un moralisme stendhalien, un goût identique pour les passions sans retenue (Senso), une passion aussi forte de la musique et de la beauté. La conjonction de ces intérêts ne va pas toujours dans le sens de l'unité du film, qui peut se dissocier entre les portraits de protagonistes névropathes, la parodie et la reconstitution (les Damnés), avant l'enlisement luxueux et un peu ridicule des deux derniers titres. Burt Lancaster, dans Violence et Passion, n'est plus qu'un guépard de cabinet d'antiquaire.

Il est non moins vrai que l'œuvre de Visconti a donné au cinéma, en plus d'une magistrale leçon d'esthétique, une galerie de figures exemplaires. Les vrais vainqueurs y sont rares, les vaincus omniprésents. Rocco (un des plus beaux rôles du nouveau cinéma italien, le plus pur d'Alain Delon) opposera en vain au destin cette espèce de sainteté dostoïevskienne qui habite également Louis II, et qui tous deux les condamne. Le tabou de l'inceste a raison de Gianni (Jean Sorel) et de son amour pour Sandra (Claudia Cardinale). Les amants de Senso, Alida Valli et Farley Granger, s'autodétruisent. Helmut Berger provoque une véritable assomption du mal dans les Damnés. Burt Lancaster quitte en souriant un monde qui l'a déjà quitté, un bonheur insolent, superbe et unique demeurant son legs à Claudia Cardinale et Delon, seul couple heureux, au moment qu'on le quitte, de l'univers viscontien (le Guépard). L'histoire, au vrai, en est cocufiée ; pour un temps, la jeunesse, l'insolence et la beauté ont pris le pouvoir. Le réalisme lyrique n'est pas sans impliquer une esthétique de la vérité.

On comprend que les sympathies affichées du duc de Modrone pour la gauche italienne, et le PCI, en particulier, ne l'ont pas gardé longtemps de critiques acerbes, que la nature de plus en plus « passéiste », d'annunzienne des dernières œuvres n'a pu qu'exacerber. D'où le reniement, par exemple, d'un Marco Bellocchio. S'infléchissant vers une contemplation amère et pessimiste de l'art, de l'histoire, et ne sublimant l'amour (interdit, impossible, inavouable) que par défaut, l'ombre de l'échec et celle de la mort s'étendent peu à peu sur la vie. Visconti a pourtant mis l'histoire à la place de Dieu, et l'homme en face de lui-même pour que l'œuvre livre son ultime et long combat contre le temps.

Films  :

les Amants diaboliques (Ossessione, 1943) ; Jours de gloire (Giorni di gloria, 1945) ; La Terre tremble (La terra trema, 1950 [1948]) ; Bellissima (id., 1951) ; Note sur un fait divers (Appunti su un fatto di cronaca, CM, id.) ; Nous les femmes (Siamo donne, épisode Anna Magnani, 1953) ; Senso (id., 1954) ; les Nuits blanches (Le notti bianche, 1957) ; Rocco et ses frères (Rocco e i suoi fratelli, 1960) ; Boccace 70 (Boccaccio 70, sketch : le Travail [Il lavoro], 1962) ; le Guépard (Il gattopardo, 1963) ; Sandra (Vaghe stelle dell' Orsa, 1965) ; les Sorcières (Le streghe, sketch : la Sorcière brûlée vive [La strega bruciata viva], 1967 ; l'Étranger (Lo straniero, id.) ; les Damnés / le Crépuscule des dieux (La caduta degli dèi / The Damned / Götterdämmerung, 1969) ; Mort à Venise (Morte a Venezia / Death in Venice, 1971 ; Ludwig / le Crépuscule des dieux (id., 1973 : version tronquée, 1983 : version intégrale) ; Violence et Passion (Gruppo di famiglia in un interno / Conversation Piece, 1974) ; l'Innocent / l'Intrus (L'innocente, 1976).

VISKOVSKI (Viatcheslav) [Vjačeslav Kazimirovič Viskovskij]

cinéaste soviétique (Saint-Pétersbourg 1881 - Moscou 1933).

À partir de 1915, il tourne des mélodrames adaptant des œuvres littéraires et théâtrales populaires, notamment ‘ les Catacombes d'Odessa ’ (Odesskie Katakomby, 1915), Premier Amour (‘ Pervaja Ljubov ’, id.), ‘ Plus fort que la mort ’ (Sil'nee Smerti, id.), ‘ Ses yeux ’ (Ego glaza, 1916). Pendant la révolution, il réalise des films d'« agit-prop » tels que ‘ Répudions le vieux monde ’ (Otrečemsja ot starogo mira, 1917) et ‘ la Danse sur un volcan ’ (Tanec na vulkane). Puis il revient au mélodrame avec ‘ le Dernier Tango ’ (Poslednee tango, 1918) et ‘ la Femme qui inventa l'amour ’ (‘ Ženščina, kotoraja izobrela ljubov ’, 1919). Ses deux œuvres les plus célèbres sont ‘ les Partisans rouges ’ (Krasnye partizany, 1924) et, surtout, le Dimanche noir / le 9 Janvier (Devjatoe janvarja, 1925), puissante et superbe évocation du massacre des manifestants menés par le pope Gapone durant la première révolution. Il cesse de tourner après 1928 et paraît ensuite comme acteur dans quelques films, dont Un débris de l'empire (F. Ermler, 1929) et ‘ le Fugitif ’ (Beglec, V. Petrov, 1932).