Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Pologne (suite)

Liberté retrouvée

La restauration de l'État polonais en 1918 ouvre une époque très particulière pour la littérature polonaise, même si malheureusement celle-ci ne dure que vingt et un ans. La liberté retrouvée autorise la littérature à des dialogues entre ateliers poétiques [le Skamandre : A. Słonimski (1895-1976), Julian Tuwim (1894-1953), Jan Lechoń (1899-1956), Kazimierz Wierzyński (1894-1969) ; le Futurisme : Jerzy Jankowski (1887-1941), Tytus Czyżewski (1880-1945), Bruno Jasieński (1901-1939), Anatol Stern (1899-1968), Aleksander Wat (1900-1967) ; l'Expressionnime : Józef Wittlin (1896-1976), Emil Zegadłowicz (1888-1941) ; l'Avant-garde de Cracovie : Julian Przyboś (1901-1970), Adam Ważyk (1905-1982), Jan Brzękowski (1903-1983) ; l'Authentisme : S. Czernik (1899-1969)] à l'expression d'une originalité littéraire sans contraintes, à une remise en question du caractère sacré de la création des poètes-prophètes ou de la sanctification des modèles nationaux qui permirent à la patrie de survivre à l'oppression. Le traducteur de Nietzsche, Leopold Staff (1878-1957), après une première époque « Jeune Pologne » (Rêves de puissance, 1901 ; Jour de l'âme, 1903), rêve d'harmonie, de simplicité et de mesure, de la beauté vertigineuse de l'univers (les Arbres élevés, 1932 ; la Couleur du miel, 1936), sa forme de « classicisme » jouit d'un grand prestige auprès des jeunes poètes. Maria Pawlikowska-Jasnorzewska (1891-1945) est la première poétesse polonaise à évoquer la sexualité dans de brefs poèmes (les Baisers), non sans humour et finesse. Kazimiera Iłłakowiczówna (1892-1983) livre des albums poétiques chargés de magie et de lyrisme. Władysław Broniewski (1897-1962), poète révolutionnaire emprisonné pour communisme dans l'entre-deux-guerres, est indéniablement l'un des rares auteurs marxistes polonais qui garde son indépendance créative et lègue une œuvre d'une qualité littéraire indéniable. Władysław Sebyła (1902-1940), Mieczysław Jastrun (1903-1983), Konstanty Idelfons Gałczyński (1905-1953), écrivent une poésie très personnelle souvent mise en musique. Jarosław Iwaszkiewicz (1894-1980), poète initialement lié au Skamandre, est surtout l'auteur de nouvelles célèbres (les Demoiselles de Wilko, 1933 ; les Amants de Marone, le Bois de bouleaux, Mère Jeanne des Anges, 1947) où l'amour et la mort s'enchevêtrent, et d'une pièce de théâtre (Un été à Nohan, 1937). Maria Dąbrowska (1889-1965), romancière (les Gens de là-bas, 1926 ; les Aventures d'un homme qui pense ; l'Étoile du matin ; les Nuits et les Jours), commence à rédiger ses Mémoires, document d'un grand intérêt sur le milieu du XXe s. Les plus grands auteurs de cette époque n'en sont pas moins Bruno Schulz (1892-1942), artiste et romancier, auteur des Magasins de cannelle (1933) et du Sanatorium au croque-mort (1936) où les rêves, l'imagination, les fantasmes composent avec la tradition biblique, les femmes démoniaques et une langue polonaise des plus belles. Stanisław Ignacy Witkiewicz (1885-1939) est l'enfant terrible de l'époque : aucun courant philosophique ne résiste à son sarcasme, la faim métaphysique est pour lui l'expérience existentielle majeure, la civilisation court à sa perte, la catastrophe est inévitable (les 622 Chutes de Bungo ou la femme démoniaque, 1910 ; l'Adieu à l'automne, 1927 ; l'Inassouvissement, 1930). Witold Gombrowicz (1904-1969) publie ses premières nouvelles (Mémoires du temps de l'immaturité, 1933), écrit sa première pièce de théâtre (Yvonne, princesse de Bourgogne) et son roman Ferdydurke (1937) où l'immaturité devient une catégorie morale.

La littérature face à l'extermination

Les six années de la Seconde Guerre mondiale correspondent à six millions de citoyens polonais morts. En 1939, la Pologne est envahie par les Allemands à l'Ouest, les Russes à l'Est. Les nazis d'une part, les Soviétiques d'autre part, mettent en place une stratégie de la terreur. Avant d'être étendue à toute la société, l'extermination commence par l'élimination des intellectuels et des cadres de la nation polonaise, les écoles sont fermées, la culture polonaise interdite, toute manifestation de celle-ci réprimée par la peine de mort. L'Endlösung appliqué aux juifs par les nazis décime les cercles littéraires, l'holocauste cause la disparition de la population juive polonaise presque dans son entier. Parmi les écrivains les plus connus de l'entre-deux-guerres, plus d'une centaine disparaissent dès les premiers mois du conflit. D'autres connaissent la déportation dans les Goulags, les camps d'extermination ou de travail. D'autres encore s'exilent, souvent pour rejoindre les forces combattantes polonaises auprès des Alliés. Les muses polonaises ne se taisent pas pour autant. Aux pires moments de répression, de jeunes talents littéraires émergent. Des œuvres qui sont parfois de véritables chefs-d'œuvre survivent à des auteurs dont on ignore presque tout. Certains écrivains, tels Witold Gombrowicz, Czesław Straszewicz, Stanisław Baliński, quittent la Pologne à la veille du cataclysme annoncé. D'autres, c'est le cas de Bruno Schulz assassiné par un officier allemand en 1942, s'y refusent. Un certain nombre se replient avec le gouvernement polonais en Roumanie puis en Hongrie avant de gagner la France et l'Angleterre (1940). Antoni Słonimski, Maria Pawlikowska-Jasnorzewska, Kaswery Pruszyński, Maria Kuncewiczowa s'installent à Londres, Kazimierz Wierzyński, Julian Tuwim (à New York, il écrit un long poème romantique, les Fleurs polonaises, évocation de son quartier juif de Łódź anéanti), Jerzy Wittlin, Jan Lechoń aux États-Unis. Stanisław Ignacy Witkiewicz se suicide le 17 septembre 1939, jour de l'entrée de l'Armée rouge en Pologne. Lech Piwowar, Władysław Sebyła sont immédiatement exécutés par la N.K.W.D. ; Władysław Broniewski (poète de sensibilité communiste), Teodor Parnicki sont emprisonnés par les Soviétiques ; Aleksander Wat, Gustaw Herling-Grudzinski, Beata Obertyńska sont déportés à Vorkuta. Bruno Jasieński disparaît en U.R.S.S. En 1941, la signature du traité Sikorski-Majski entre les Alliés et Staline, qui débouche sur la création de l'Armée polonaise du général Anders autorisant l'évacuation des déportés polonais au Moyen-Orient, permet de sauver les écrivains qui se trouvent dans les Goulags. La Brigade des Carpates attache un intérêt majeur à la parole écrite. Journaux, revues et livres sont publiés sur la route qui mène de Novossibirsk à Rome en passant par l'Iran, l'Irak, la Palestine, Gaza et Tobrouk. Paraissent les anthologies de poésie « militaire », dont les plus célèbres des textes de Broniewski (Aux Juifs polonais, Baïonnette au canon) et de K. Wierzyński, mais aussi la littérature de « Goulag », document terrible sur la déportation sibérienne (Un Monde à part, G. Herling-Grudziński ; Une terre inhumaine, J. Czapski ; Histoire de la famille Korzeniewski, M. Wańkowicz ; les Nuits du Kazakhstan, H. Nagler) ; des reportages : M. Wańkowicz, la Bataille pour conquérir le Mont Cassin, K. Pruszyński, la Route menait par Tobrouk. J. Giedroyć avec J. Czapski et G. H.-Grudziński fondent la revue Kultura (Rome, juin 1947 – Maisons-Laffitte, nov. 2000) et l'Institut littéraire de Maisons-Laffitte (créé à Rome, le 11 février 1946), haut lieu de la littérature polonaise pendant la seconde moitié du XXe s., refuge des œuvres et des auteurs interdits de publication en Pologne et dans le bloc communiste. À Londres, un cercle littéraire extrêmement actif s'organise autour des Wiadomości Polskie, dirigées par M. Grydzewski, qui publient les plus célèbres auteurs polonais (les Skamandrites : K. Pruszyński, M. Hemar), et où paraissent les romans relatant les combats des aviateurs polonais dans la Bataille d'Angleterre (la Division 303, A. Fiedler ; le Dard de Geneviève, J. Meisner).

   Le destin des écrivains-soldats diffère fondamentalement de celui des auteurs qui se trouvent à la merci de l'occupant fasciste, mais qui refusent le statut qui leur est fait de « non-homme » pour les uns, de « sous homme » pour les autres, et s'obstinent à recourir à l'écriture pour traduire en mots le Temps du mépris. Malgré la répression, 1 500 titres de revues paraissent clandestinement, 400 imprimeries de la Résistance travaillent en permanence à la publication de la littérature en Pologne. La poésie est le genre littéraire qui survit le mieux, elle circule sans noms d'auteurs ou signée de pseudonymes dans les anthologies ronéotypées, mais bénéficie en outre de transmissions orales. Parmi les auteurs reconnus, L. Staff (1878-1957) témoigne d'un renouveau formel surprenant, J. Przyboś (1901-1970) reste fidèle à ses expérimentations, C. Miłosz (1911) oppose au cauchemar rencontré à chaque angle de rue, le regard de l'enfant qui découvre la beauté du monde, les valeurs éthiques, les possibilités cognitives. Écrite en 1943, sa plaquette le Salut délivre une représentation cruelle de la fin du monde (le ghetto brûle), tandis que la vie continue sur les tombes (Campo dei Fiori). Des jeunes poètes livrent les plus belles pages de la poésie polonaise du XXe s. : K. K. Baczyński (1921-1944), T. Gajcy (1922-1944), A. Trzebiński (1922-1943), L. Stroiński (1921-1944), T. Borowski (1922-1951). Leur poésie est visionnaire, mystique, elle transpose l'expérience du combat, de la souffrance et de la mort dans l'onirisme ou le grotesque par des métaphores d'une grande subtilité. T. Różewicz (1921), l'un des rares survivants de cette génération, traduit la tragédie vécue en vers dépouillés, en mots contraints à chercher le sens premier des valeurs (Inquiétude, 1948). La prose publiée sous l'occupation est rare. Le roman Des pierres pour le remblai de A. Kamiński (1903-1978) est l'un des best-sellers de la guerre. Les nouvelles de J. Iwaszkiewicz (1894-1980), la Bataille dans la plaine de Sedgemoor (1942), Mère Jeanne des Anges (1943), semblent très éloignées des thèmes de l'occupation, y compris celles qui s'apparentent à un questionnement sur les motivations psychologiques des hommes (Ikar ; la Vieille Briquetterie). Les nouvelles de J. Andrzejewski ne sont pas dénuées de valeur littéraire, elles soulèvent la pénible aporie de l'attitude des Polonais à l'égard de leurs concitoyens juifs qui se cachent du côté aryen (la Semaine sainte). Les journaux, publiés après-guerre, constituent une part intéressante de la littérature conçue en ces temps difficiles (Journaux, M. Dąbrowska ; Journal du temps de guerre, M. Nałkowska).

   La littérature naît jusque dans les ghettos et les camps de concentration. La poésie la plus chargée d'émotions domine, elle exprime l'effroi, la désolation, mais aussi l'espérance et la résistance. Les textes inscrits sur des bouts de papier précieusement cachés sont la matérialisation du désir de leurs auteurs d'affirmer qu'ils sont des hommes qui refusent d'être réduits à l'état de bête ou d'objet. Ils veulent témoigner (j'ai vu, entendu, touché) en leur nom, mais aussi en celui des autres victimes et se réfèrent au « langage du silence », au caractère magique des mots, difficiles à trouver pour décrire l'horreur d'une expérience sans précédant. Parmi les écrits qui ont échappé à la destruction, les plus précieux sont incontestablement les chroniques d'Emanuel Ringelblum (1900-1944), Oneg Sabbat (1939-1943), véritables archives du destin des juifs en Pologne ; de Janusz Korczak (1878-1942), le Journal du Ghetto, d'Adam Czerniaków (1880-1942), le Journal. Les auteurs juifs écrivent en yiddish, en polonais ou en hébreu. Les plus éminents d'entre eux sont : Jehosza Perle, Henryka Łazowertówna, Avrom Sutzkever, Hirsh Glik, Hilel Cajtlin, Mordekhai Gebirtig, et le seul survivant Aba Kowner. Les textes de Władysław Szlengel (1914-1943) s'inscrivent parmi les chefs-d'œuvre littéraires, notamment ses poèmes réunis sous le titre Ce que j'ai lu aux défunts (Varsovie 1977-1979) qui ne sont pas sans annoncer la poésie de T. Różewicz par leur forme. Ils visualisent le mur qui se dresse de plus en plus haut autour du ghetto, mais aussi dans le cœur des hommes aux prises avec la vision de leur mort imminente. Yitzhaq Katzenelson (1885-1944) nous lègue en langue hébreu le Jour de mon grand malheur (le martyre de son épouse et de ses deux fils à l'Umschlagplatz), les Chants du peuple juif massacré et, écrits au camp de Vittel (il avait été exfiltré de Pologne vers la France dans l'espoir qu'il y survivrait), les Thrènes de Jérémie, quinze chants écrits dans le style biblique sur l'anéantissement du peuple juif avec d'émouvantes évocations des derniers instants de ses proches. Se retrouvent en camp de concentration, à Sachsenhausen : K. Jaworski ; à Ravensbruck : Z. Romanowiczowa ; à Buchenwald : M. Lurczyński ; à Auschwitz : Z. Kossak-Szczucka (chef de file des écrivains catholiques qui, en 1942, au nom de son mouvement, lance sa Protestation dénonçant l'holocauste : « Le monde regarde cet assassinat, plus effroyable que tout ce dont l'histoire a été le témoin et il se tait. Qui se tait devient complice. Qui ne condamne pas autorise. Qui ne proteste pas avec moi n'est ni digne d'être catholique, ni digne d'être chrétien »), T. Hołuj et T. Borowski dont les nouvelles écrites dans le trimestre qui suivit sa libération (l'Adieu à Marie), décrivent avec une précision glaciale le mécanisme de la terreur instaurée à Auschwitz. Le très populaire poète de l'entre-deux-guerres, K.I. Gałczyński (1905-1953) est au stalag d'Altengrabow (son Chant sur les soldats de Westerplatte circule pendant toute la guerre) dont il sort très affaibli. En France, A. Bobkowski croque sur le vif la réalité de l'occupation (En guerre et en paix, 1957). Les Aigles dorés (écrit en 1944-1945), roman d'une facture exceptionnelle, dont la narration n'a rien à voir avec la guerre, est écrit par T. Parnicki (1908-1988) lorsqu'il devient le représentant en U.R.S.S. du gouvernement polonais en exil à Londres. L'exil devient le sort définitif de beaucoup d'écrivains lorsque la libération de la Pologne par l'Armée rouge s'avère chargée d'amertume au point d'être perçue par une majorité de Polonais comme une nouvelle occupation.