picaresque (suite)
Le double parcours du gueux
Cette ambiguïté fait que le roman picaresque se construit suivant une succession d'épisodes quasi indépendants. Le récit se fractionne en fonction du parcours géographique, du passage par différents maîtres ou maris, du jeu des récits insérés. Il est essentiellement digressif parce que chaque épisode constitue un tout qui relate une aventure complète du marginal. Cette structure cumulative du récit assure la variation du regard négatif en même temps qu'elle marque l'unité des constats. L'accomplissement du personnage se définit par une identification croissante et de plus en plus consciente à l'action délictueuse : identification et conscience dessinent à la fois la réalité des conduites sociales (la tromperie) et l'évidence de la loi morale. Ainsi, le personnage du marginal présente une définition typologique lisible d'un roman à l'autre : naissance infamante ou petite-bourgeoise, signe de l'exclusion ; éducation négligée et découverte du monde où l'homme est un loup pour l'homme ; passage de l'état de dupe à celui de dupeur. Quelques lieux, quelques moments et quelques épreuves spécifiques confirment les données de cette typologie : séjour en prison, rencontre de l'initiateur à la duperie. Les thèmes choisis sont autant de mises en scène et d'interprétations de ces données : thèmes de l'argent et de la faim ; thèmes du voyage et de l'errance ; thème de la fortune, indissociable du thème du hasard ; thème de l'apparence et de l'illusion – thème de moraliste, thème baroque, qui trouve, avec le picaresque, son exacte pertinence. Cet ensemble thématique définit le monde et le personnage picaresques par des données sociologiques qui diffèrent d'une aire culturelle à une autre.
Le picaresque hors de l'Espagne
Hors du domaine espagnol, le roman picaresque enregistre les mutations historiques, économiques et socioculturelles essentielles : Simplicius Simplicissimus de Grimmelshausen (1669) a pour fond les horreurs et les traumatismes de la guerre de Trente Ans en Allemagne ; l'Histoire de Gil Blas de Santillane de Lesage (1715-1724-1735) exprime l'attachement au modèle aristocratique et dénonce les nouveaux affairistes ; Moll Flanders de Defoe (1722) joue sur les contradictions de la bourgeoisie anglaise, à la fois puritaine et soucieuse de reconnaître le commerce et l'enrichissement comme des signes de perfection morale. L'ambivalence du genre entraîne qu'il soit utilisé à des fins proprement philosophiques (Diderot, Jacques le Fataliste) ou pour marquer une indécision idéologique choisie (Marivaux, le Paysan parvenu ; Fielding, Tom Jones). Par le caractère extrême de son réalisme, le picaresque, qui a d'abord pris pour objet en Angleterre l'évocation des bas-fonds (Thomas Nashe, The Unfortunate Traveller or the Life of Jacke Wilton, 1594), est particulièrement adapté à la notation du manichéisme moral (Smollett, Roderick Random, 1748 ; Peregrine Pickle, 1751 ; Ferdinand, Count Fathom, 1753), ou au jeu qui conduit à la parfaite ambivalence du bien et du mal (Sade, Justine ou les Malheurs de la vertu, 1791) et qui retourne la thématique usuelle de la tromperie.
Le roman picaresque est un jeu sur les signes sociaux et sur la façon dont l'individu singularise, utilise et interprète ces signes. Par la référence aristocratique, implicite ou explicite, par le paradigme moral ou religieux, cette sémiotique reste prise dans un système de signification convenu. Cette référence et ces thèses sont caduques à la fin du XVIIIe siècle. Le roman picaresque, en tant qu'il est l'alliance d'un type d'écriture romanesque et de la représentation d'une mentalité, historiquement définissable et datable, disparaît. Subsiste la possibilité de réutiliser sa structure narrative, son complexe thématique et le personnage du marginal : cet ensemble est particulièrement adéquat à la représentation de mondes en décomposition. Le personnage du marginal apparaît alors comme un renouvellement du personnage problématique du grand roman réaliste. Le point de vue reste celui du négatif, ainsi que le montrent les romans de Céline, les Aventures du chevalier d'industrie Félix Krull de Thomas Mann et le Tambour de Günter Grass. Le roman picaresque s'offre comme le contraire du Bildungsroman : le monde social n'est pas l'occasion d'un apprentissage formateur de l'individualité ; l'individu est seulement le moyen romanesque de constater les défauts du réel et de récuser les discours reçus sur cette réalité.