Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Cicéron, en latin Marcus Tullius Cicero (suite)

Les traités de rhétorique

Si le Brutus (46 av. J.-C.) propose une histoire de l'éloquence romaine depuis les origines et de ses rapports avec ses modèles grecs (Cicéron proposant en exemple la force de Démosthène contre les néoattiques représentés par Brutus et soucieux d'imiter l'élégance froide de Lysias), le De oratore [De l'orateur] (55 av. J.-C.) constitue le bilan de l'expérience oratoire de l'auteur. Sous la forme d'un dialogue situé en 91 av. J.-C. dans les jardins de Crassus à Tusculum, ce débat, en 3 livres, entre Antoine et Crassus, trace un programme complet de culture intellectuelle et artistique, à travers la définition du rôle de l'orateur dans la cité et des techniques de l'art oratoire. Liant philosophie et éloquence, et faisant de la beauté la perception d'une rationalité organique dont le modèle est le corps humain, l'œuvre établit une harmonie profonde entre l'art et la nature (le rythme de la prose libre est comparé à celui des gouttes de pluie). Ce traité, dont Cicéron reprendra les idées dans l'Orateur [Orator] en 46, et dont un manuscrit complet fut découvert en 1421, fut un des livres fondateurs de l'humanisme et anima les utopies de restauration de la Rome de Tite-Live nourries par Cola di Rienzo et Pomponius Laetus. Cicéron avait été accusé d'asianisme à la fois par les partisans de la simplicité de la latinitas (César, De analogia) et par les tenants du dépouillement de l'atticisme (dont le modèle était Lysias plutôt qu'Isocrate). Cette situation se retrouva à la Renaissance, mais inversée, les cicéroniens du XVIe s. se recommandant de la rigueur de la latinitas et les anticicéroniens, partisans de la diversité des styles, se trouvant en réalité les plus fidèles disciples de la varietas de Cicéron.

Les discours politiques et judiciaires

Les Verrines (sept discours composés en 70 av. J.-C.) furent prononcées contre Verrès, propréteur de Sicile. Les Siciliens, qui avaient intenté un procès de concussion contre Verrès, choisirent pour défendre leurs intérêts Cicéron, dont ils avaient apprécié l'honnêteté pendant sa questure dans leur île. Par un premier discours, la Divination contre Caecilius, Cicéron parvint à faire récuser un complice de Verrès qui était parvenu à se faire nommer accusateur pour le procès, puis, après une enquête éclair en Sicile, prononça un bref réquisitoire (Première Action contre Verrès) si accablant que l'accusé préféra s'exiler sans attendre la fin du procès. Utilisant les documents qu'il avait assemblés, Cicéron composa alors une Seconde Action contre Verrès contenant cinq harangues fictives jamais prononcées (la Préture urbaine, la Préture de Sicile, le Froment, les Œuvres d'art, les Supplices). Très importantes pour nous faire connaître l'administration des Provinces romaines, les Verrines, par leur narration vivante et la virtuosité de l'argumentation, constituent le modèle de l'éloquence cicéronienne.

   Les quatre discours qui composent les Catilinaires [In Catilinam orationes] furent prononcés contre Catilina. Le premier fut improvisé le 8 novembre 63 av. J.-C. au moment de la découverte de la conjuration et débute par l'exorde resté fameux : « Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? » Dans le second discours (9 novembre), Cicéron demande aux Romains de dévoiler les complices de Catilina. Dans le troisième (3 décembre), il révèle les noms des conjurés et, dans le quatrième (5 décembre), il justifie leur condamnation à mort. L'urgence de la situation donne à ces discours, rédigés plus tard d'après des notes, une très grande vivacité, renforcée par la violence des diatribes destinées à intimider l'adversaire.

   Enfin, les Philippiques désignent les 14 discours que Cicéron prononça contre Marc-Antoine en 44-43 av. J.-C. Après l'assassinat de César, Cicéron tenta de rétablir le régime républicain en attaquant violemment celui qui se posait en successeur du dictateur, Antoine. Ces dernières harangues prononcées par l'orateur font alterner invectives, railleries et appel à la liberté et, par leur véhémence passionnée, furent comparées aux discours de Démosthène contre le roi de Macédoine.

cicéronianisme

C'est le nom donné au mouvement de retour à la pureté de la langue latine (dont Cicéron apparaît comme le modèle) qui se manifeste au XVIe s. C'est aussi plus généralement, de Pétrarque à Guez de Balzac, le débat central de l'humanisme, qui pose une double interrogation : sur la légitimité de l'expression de la culture chrétienne dans les formes de la rhétorique païenne ; sur la place que l'imitation de la latinité classique laisse à l'expression personnelle. Si Lorenzo Valla (Elegantiae linguae latinae, préface au livre IV) interprète le fameux songe de saint Jérôme qui entend le Christ lui dire « Non es christianus, sed ciceronianus » dans le sens d'une condamnation non de la rhétorique et de la littérature latines mais seulement de la philosophie païenne, en revanche Ange Politien (Lettre à Paolo Cortesi) compare l'imitation cicéronienne à une copie simiesque et courtisane et en fait une double abdication morale et littéraire. Rome tenta cependant à deux reprises (Léon X, Urbain VIII) de faire du purisme cicéronien l'âme d'un style catholique international, unissant la langue des Apôtres au latin des philologues débarrassé de ses excroissances médiévales. Cet idéal cicéronien sera défendu par E. Dolet qui voit dans le « style tullien » le garant d'un art littéraire laïc et autonome (De imitatione ciceroniana, 1535), mais les détracteurs de ce style abondent, pour des motifs souvent fort différents : la condamnation par Érasme (Dialogus ciceronianus sive de optimo genere dicendi, 1528) de toute renaissance des lettres qui ne s'accompagne pas d'une renaissance spirituelle, et de l'imitation cicéronienne comme d'une nouvelle sophistique, traduit une opposition entre l'humanisme du Nord et la Babylone moderne, Rome, qui par le retour au latin préchrétien met en péril, à travers le vocabulaire technique du christianisme, la pensée même de la chrétienté. La prédication théâtrale de la Contre-Réforme et la recherche du « laconisme » par Juste Lipse (Epistolica institutio, 1591) qui, comme Montaigne dans ses Essais, critique l'Arpinate au profit de Tacite et Sénèque, constituent deux courants majeurs de l'anticicéronianisme de la deuxième moitié du siècle. C'est la cour de France au XVIIe s. qui réussira à imposer un style classique dans la perspective cicéronienne (le Cicéron de la Correspondance plus que celui des plaidoyers et des traités ; c'est un style national (déjà esquissé dans le Ciceronianus de Ramus en 1573) qui triomphera par la volonté de Richelieu et sous la pression de l'érudition parlementaire et gallicane : ce style allie la leçon de Cicéron à celle de saint Augustin et l'élégance attique au « bel usage » d'une société moderne.