Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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romantisme (suite)

Le romantisme allemand

Le terme allemand romantik, emprunté au domaine anglais mais d'origine française, fait d'abord référence aux romans de chevalerie et aux romances courtoises des littératures de langue romane. Seule existe au début du XIXe s. la forme adjectivale du mot, et le Dictionnaire allemand de Grimm le définit encore comme « la qualité descriptive d'un paysage ou d'une œuvre », puis comme « concept général, la tendance romantique dans la conception de la vie et surtout dans l'art, comprenant ses représentants et ses créations ». On peut considérer comme date de naissance du romantisme en Allemagne l'année 1797, marquée par la publication du roman de Tieck et Wackenroder, les Épanchements de cœur d'un moine ami des arts, les premières ébauches d'articles destinés à la revue des frères Schlegel Athenäum, l'épreuve de la mort de Sophie pour Novalis et la rencontre de Goethe et de Friedrich Schlegel, auteur en 1798 d'un compte rendu du roman de Goethe les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister, fondement de la critique littéraire romantique. « Romantisme » resta longtemps synonyme de littérature du domaine germanique (« Le romantisme, c'est la poésie allemande », Musset), et cela grâce à Mme de Staël (De l'Allemagne,1810).

   Le romantisme allemand a eu un antécédent avec le Sturm und Drang et s'est reconnu l'héritier de cette première révolte du « génie » contre le rationalisme aride et les formules d'école. Mais, tout en assimilant les idées de Herder et les innovations de Hamann, il se construit en liaison étroite avec les philosophes de son temps, Kant et surtout Fichte, et fait d'un discours critique en quête continue de définition à travers fragments ou entretiens, le fondement de sa poétique. Ce sont de fait ses adversaires et critiques qui en font une « école », terme récusé par les tenants du mouvement qui préfèrent parler de « groupe », de « famille d'esprit », mettant en valeur la totalité de vie et de pensée à laquelle ils aspirent. Les auteurs, lorsqu'ils emploient l'adjectif « romantique », le prennent souvent comme un quasi synonyme de « poétique » (fragment 119 dans l'Athenäum : « Car dans un certain sens toute poésie est ou doit être romantique »), quitte à l'appliquer aux Tristram Shandy de Sterne ou au Jacques le fataliste de Diderot considérés comme premiers romans « romantiques » et sources inépuisables de réflexion sur ce que doivent être les œuvres nouvelles. Et, lorsque Novalis parle de « romantiser » le monde, il n'entend nullement le soumettre aux lois de quelque genre littéraire, il veut lui redonner les dimensions de l'infini. La richesse du romantisme allemand vient de ce qu'il n'est pas seulement un mouvement littéraire, mais tout autant un mode de vie, une philosophie, voire une religion. D'où son extension à tous les domaines de l'art mais aussi aux sciences, au droit et à l'économie.

   Fixé d'abord à Dresde puis à Berlin et enfin à Iéna, ville universitaire où enseigne encore Fichte, le premier romantisme, dit d'Iéna, constitue, entre 1797 et 1801, à la fois la genèse du mouvement et sa part la plus originale. Hautement spéculatif, passionné de sciences exactes, il rassemble autour des Schlegel (August-Wilhelm, Friedrich, Caroline et Dorothea) et de leur revue Athenäum des philosophes comme Schleiermacher, père de l'herméneutique moderne, et Schelling, des écrivains (Tieck, Novalis) et des hommes de science (J. W. Ritter). Tous ces jeunes gens, nés dans la seconde partie du XVIIIe s. et issus souvent de milieux bourgeois, forment une « cohorte d'âge » marquée par trois événements majeurs : la Révolution française, le Wilhelm Meister de Goethe et la Doctrine de la science de Fichte. Témoins parfois passionnés de la Révolution, ils se rassemblent autour du continuateur et critique de Kant qu'est Fichte. En opposant au non-moi la toute-puissance créatrice du Moi, celui-ci donne à l'individu romantique sa dimension et son pouvoir propres. L'ironie schlegelienne est l'expression de ce pouvoir absolu. Mais c'est Schelling et sa philosophie de l'identité qui traduit le mieux l'aspiration romantique à la totalité. Redonnant à la nature son étendue et dégageant la notion de polarité entre l'homme et la nature, Schelling fonde une philosophie du Devenir qui transcende la critique kantienne et sauve l'homme de l'aporie sclérosante du moi fichtéen. La redécouverte des mystiques (de Böhme en particulier), l'influence de certains milieux piétistes, la relecture de Spinoza par Schleiermacher, le monde de Dante et de Shakespeare traduits par A. W. Schlegel sont autant de points de repère au sein d'une sociabilité qui vit l'expérience de la poésie universelle au quotidien, à travers une « symphilosophie » dont leurs revues, critiques et écrits portent la marque. Car les ouvrages propres à ce premier romantisme ne cherchent pas à échapper à la loi de la contradiction qui le gouverne : les rêves de savoir universel (le « Brouillon encyclopédique » de Novalis) alternent avec les « fragments, idées » et autres « fleurs de pollen » ; l'admiration pour le Wilhelm Meister de Goethe n'entrave en rien la création de ces « anti-Meister » que sont les romans de Tieck (Franz Sternbalds Wanderungen, 1798), de Novalis (Heinrich von Ofterdingen, 1801), de Schlegel (Luzinde, 1799). Contes, romans, nouvelles, théâtre témoignent du même mélange des genres devenu moyen de faire éclater les limites étroites de l'art et de la vie, de retourner vers le savoir originel, celui de l'âge d'or, où homme et nature parlaient un seul et même langage. Le fondement de ce premier romantisme est donc la contradiction, celle qui, tout en l'enracinant dans un XVIIIe s. dont il est issu, lui fait rejeter toute norme et loi, celle aussi qui naît de l'impossibilité où le romantisme du tournant du siècle se trouve d'agir concrètement, alors même que toute liberté lui est donnée de s'aventurer dans l'infini du monde et d'interroger avec précision le Moi. A. Müller, dans sa Lehre vom Gegensatz (1804), en tire un système qui n'est pas sans rappeler la dialectique hégélienne. L'originalité du mouvement est de faire de cette contradiction, qui eût pu être mutilante, le ressort même de la création et de l'écriture, l'art étant promu au rang d'« absolutisme esthétique ».

   Dès 1801, avec la mort de Novalis, les nouvelles fonctions de Schelling et de Schleiermacher et les orientations inattendues de F. Schlegel (qui se convertit au catholicisme en 1808), le groupe d'Iéna n'est plus. Benjamins fascinés par ce microcosme, Clemens Brentano et Achim von Arnim se retrouvent en 1804 à Heidelberg. Görres, Creutzer, Eichendorff se joignent à eux. À travers leurs œuvres (le Cor merveilleux de l'enfant, 1805-1808 ; Teutsche Volksbücher de Görres, 1807 ; Kinder und Hausmärchen de Grimm, dont la première partie paraît en 1812) se dessine un thème majeur : dans l'Allemagne en peine de son identité, les notions de « peuple », de « populaire » doivent retrouver un sens. Herder, certes, avait déjà mis en avant ces concepts, dont la force résidait dans la communauté de langue et de culture. Après la défaite d'Iéna et la disparition de l'Empire en 1806, l'idée de nation renaît (Discours à la nation allemande de Fichte, 1807). La redécouverte du patrimoine culturel allemand passe aussi par la renaissance de formes « populaires » comme les Volkslieder et une analyse scientifique de la langue (début du Dictionnaire allemand des frères Grimm). Si cette littérature populaire n'est pas toujours authentique, on lui doit des figures célèbres (Lorelei, Taugenichts) ou des thèmes devenus familiers (Wanderlust, Nachtzauber, Waldlyrik) qui ont inspiré les compositeurs romantiques. Le retour aux sources signifiant aussi l'éveil d'un sentiment national germanique (Hermannsschlacht de Kleist, 1808) et l'exaltation de l'héritage chrétien (contenu en germe dans l'opuscule de Novalis, Glaube und Liebe, 1798), certaines aspirations trouvent à se réaliser dans l'immédiat des « guerres de libération » de 1813. Mais, déjà, le romantisme de Heidelberg, éphémère par nature, s'est dispersé, laissant les uns désorientés, C. Brentano ou J. von Eichendorff (Ahnung und Gegenwart,1813), alors que A. von Arnim s'oriente vers un conservatisme renforcé par les malheurs de la Prusse. Son roman historique, Die Kronenwärter (1817), puise dans l'Allemagne de la Réforme la vision d'une continuité organique de l'État, tandis que ses récits et nouvelles participent au développement de la veine fantastique. Vers la même époque, F. de La Motte-Fouqué développe ses thèmes chevaleresques et publie Ondine (1812). Mais c'est surtout E. T. A. Hoffmann qui donne au romantisme un dernier éclat, tout en soulignant l'intime fusion de l'écriture et de la musique. Avec lui, le romantisme allemand renoue avec ses origines, Hoffmann reprenant sous forme de « principe sérapionique » la « romantisation du monde » initiale.

   Dès 1813 et avec la Restauration, le romantisme fait place à la quiétude du « Biedermeier ». Adalbert von Chamisso (Peter Schlemihl, 1814) donne le ton : les errances de l'homme qui a vendu son ombre sont une dernière variation sur le thème de la quête de l'absolu commencée avec la « Fleur bleue » de Novalis. Le romantisme allemand se perpétue jusque dans les années 1840, gagnant même à sa cause un prétendant au trône, le futur Frédéric-Guillaume de Prusse. Mais son influence se ternit dans la mesure même où le terme se banalise. Tieck, survivant des temps héroïques, critique vivement ce romantisme épigonal (Gesammelte Novellen, 1835-1842), tandis qu'à Munich Görres (dans la fort composite Christliche Mystik, 1836-1842) C. Brentano, définitivement acquis au catholicisme, et le philosophe Franz von Baader perpétuent un romantisme allemand dépassé. C'est sans doute Büchner qui manifeste le plus cruellement la faillite des idéalismes (Lenz ; Woyzeck, 1836). Un demi-siècle de romantisme allemand aussi protéiforme n'a pu que déclencher les passions parmi les contemporains. Raillé dès le départ (Voss), considéré avec méfiance (Goethe), renié par ses derniers représentants (Tieck, Eichendorff), il est accusé de se perdre dans de nébuleuses mystiques. La génération suivante, forte d'une vue d'ensemble, ne sera guère plus tendre. Heine (Romantische Schule,1833-1835) se moque de la tendance « populo-germanico-christo-romantique » et la gauche hégélienne (Echtermeyer-Ruge, Manifest gegen die Romantik, 1839) ne sera pas en reste. Injustice réparée dès la fin du XIXe siècle avec la reconnaissance de sa puissance imaginative, de la haute qualité de ses réflexions philosophies et poétiques, de son caractère déterminant dans l'invention d'une modernité littéraire européenne dont nous sommes les héritiers.