Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Milosz (Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz, dit O. V. de L.)

Écrivain français d'origine lituanienne (Tchereïa 1877 – Fontainebleau 1939).

D'abord porteuse de toutes les lassitudes « fin de siècle » (Poème des décadences, 1899 ; les Sept Solitudes, 1906), sa poésie, faisant de la langue française un outil de haute précision, s'ouvre, après une nuit d'illumination et de « soleil spirituel » (le 14 décembre 1914, que l'on peut rapprocher des conversions de Pascal ou de Claudel), à l'inspiration élégiaque et mystique (Épître à Storge, 1917 ; Adramandoni, 1918 ; la Confession de Lemuel, 1920). Le monde peut être lu dans son rapport à l'absolu divin, et il revient au poète de signaler cette jonction. Toujours il dit l'ailleurs et le jadis. Il est chez lui dans une nostalgie haute, jamais hautaine, d'inspiration nettement romantique et pourtant contemporaine des vertiges de la modernité. La célébration de l'amour profane dans une série de drames (Miguel Mañara, 1912 ; Méphiboseth, 1913) cède à la tension vers l'amour divin dans les essais philosophiques, mystiques et métaphysiques (Ars magna, 1924 ; les Arcanes, 1926), avant de se perdre dans la fascination occultiste d'une exégèse qui fait appel plus à des intuitions qu'à des acquis ethnologiques et linguistiques (l'Apocalypse de saint Jean déchiffrée, 1933 ; la Clef de l'Apocalypse, 1938). Restent, face à la conscience de la catastrophe inévitable, l'espérance en un avenir qui n'appartient qu'à Dieu (Psaume de l'étoile du matin, 1937) et la mémoire d'un passé qui garde toute sa fraîcheur mythique (Contes et Fabliaux de la vieille Lituanie, 1930). Telle est la double postulation de Milosz : un regard vers un passé perdu lointain, transpersonnel, et l'écoute d'un futur quasi prophétique (voir le Psaume de l'Étoile du matin). Oscar Wilde le baptisa un jour « Milosz-la-Poésie ». À sa mort, celui qui aurait pu n'être qu'un dilettante de plus, parcourt les forêts pour dire sa tendresse aux oiseaux. Sa poésie (et il ne cesse de préciser le terme) atteint des hauteurs métaphysiques rares, ce qui en dit, aussi, la belle solitude.

Milton (John)

Poète, homme d'État et théologien anglais (Londres 1608 – Chalfont Saint-Giles 1674).

Grand bourgeois d'origine (son père avait été déshérité lors de sa conversion au protestantisme), il vit dans le culte de l'intégrité et de l'harmonie des âmes et du monde. En 1632, il sort de Cambridge, doté d'une culture stupéfiante et de l'ambition littéraire la plus épurée. Sa mission sera de chanter l'élévation de l'individu et du monde vers Dieu.

   Ses premiers essais, en latin et en anglais, telle l'Ode au matin de la Nativité (1629), illustrent la transparence musicale de sa foi. Dans le diptyque que forment l'Allegro (1631) et Il Penseroso (rédigé en 1632, publié en 1645), il oppose l'allégresse d'un bonheur instinctif à la tentation de la mélancolie. Une tension poétique qui, pour l'humaniste chrétien, définit les deux pôles de la sagesse ; débat vital pour l'ensemble du puritanisme anglais, mené dans une tonalité italianisante qui indique la préférence de Milton pour un humanisme sans compromission : en Christ doit se retrouver tout l'homme. Renonçant à la carrière ecclésiastique, retiré chez ses parents (1632-1638), il donne Comus (1634), « masque » qui est un hymne à la dynamique de la pureté et à la répudiation du mal – l'héroïne en est une vierge qui échappe au viol. Lycidas (1637), élégie pastorale en hommage à un ami mort noyé, a pour thème le triomphe de la poésie et de l'amitié sur la mort. Milton glisse, dans sa complainte, un hymne au Bon Pasteur et renouvelle son opposition aux tendances procatholiques de l'Église d'Angleterre.

Le polémiste

Après avoir visité Florence, Rome et Venise, où il rencontre Galilée, Milton regagne Londres dès le début de la guerre civile (1639) et devient le polémiste attitré de la révolution (De la réforme touchant la discipline de l'Église et des causes qui l'ont jusqu'ici empêchée, 1641 ; la Raison du gouvernement de l'Église contre les prélats, 1641 ; De l'éducation, 1644) : la liberté de conscience passe avant tout souci hiérarchique. Abandonné par sa femme un mois après son mariage, il théorise aussitôt (la Doctrine et la Discipline du divorce, 1643) : le sacrement d'amour ayant disparu, le divorce ne peut être que constaté. Les autres sacrements, extérieurs à l'âme, ne tiennent pas. L'Areopagitica (1644) est un plaidoyer « pour la liberté d'imprimer sans autorisation ni censure » et d'écrire sans contrôle, contre la suppression par le Parlement, en juin 1643, de la liberté de la presse. Milton prend ses distances par rapport au gouvernement révolutionnaire qui se coupe du courant mystique et égalitaire qui l'a porté au pouvoir. L'esprit de réformation se doit de laisser la vérité, toujours morcelée, affronter l'erreur sans intervention de l'État. Car il n'est pas de vérité passive, et c'est dans l'affrontement avec le mensonge que la vérité prend corps, alors qu'elle dépérit si on la protège. Ardent défenseur de l'exécution du roi (l'Iconoclaste, 1649 ; Défense du peuple anglais, 1650-1654 ; Plaidoyer pour moi-même, 1655), secrétaire d'État aux Affaires étrangères, il représente Cromwell, notamment à Paris, mais l'embourgeoisement de la révolution le rebute. Aveugle depuis 1652, il marque de plus en plus ses sympathies pour les niveleurs (levellers) et le radicalisme populaire. L'élan national doit sanctifier l'égalité des âmes du Seigneur, l'Angleterre doit être le rédempteur des peuples, le peuple est l'âme de la Révolution, le pouvoir n'a de sens que comme théocratie naturelle. Son épouse, qui l'avait rejoint en 1645 et lui avait donné trois filles, meurt en 1652. Sa nouvelle épouse meurt en 1657, un an après leur mariage. La restauration (1660) lui permettra de retrouver dans l'exil intérieur la poésie.

Le Paradis perdu

Cette épopée chrétienne en dix chants (1667, redistribuée en douze chants en 1674) fut conçue dans la solitude, l'amertume de l'échec et la cécité, après la restauration. Elle marque le retour de Milton à la poésie, après vingt ans de vie publique. Le projet est paradoxal chez un protestant : justifier les voies de Dieu envers les hommes par le récit de la révolte des anges et de la désobéissance initiale d'Adam. N'est-ce pas à l'homme de se justifier devant Dieu ? Utopiste militant et théologien de la liberté, Milton, un moment tenté par un sujet « national » (le roi Arthur), veut faire, à l'heure de la déroute des justes et du triomphe de la vanité et de la tyrannie, la démonstration de l'humanisme de Dieu et de la beauté de sa création : la condition humaine, celle que vont découvrir Adam et Ève à la fin du poème, est bonne car, quelle que soit la nostalgie des béatitudes pastorales du paradis, l'homme n'y pouvait disposer que d'une liberté creuse, de marionnette. La chute est heureuse, non parce qu'elle justifie le sacrifice du Christ (suivant l'argumentation de saint Augustin), mais parce qu'elle donne un sens humain à l'effort, à l'amour, à l'histoire. La création initiale propose une échelle de créatures, où chaque différence engendre à la fois gratitude et envie : Satan envie Dieu, comme Ève enviera Adam. Destructrice ou constructrice, l'énergie est toujours bonne. L'hymne à la lumière n'éclipse pas la beauté des ténèbres, ni les joies du repos les satisfactions de l'effort. L'émergence en paradis du premier ennui, du premier manque, de la première insoumission ne font pas d'Ève une Lilith ou une Pandore, mais l'initiatrice de l'audace d'être, par la transgression. La révolte déjà romantique de Satan débouche sur l'admirable séduction d'Ève, de même que la vision de l'histoire comme cauchemar (dont les portes sont entrouvertes par l'archange) débouche sur la perspective d'une lente réintégration de l'homme en Dieu. Un drame courtois – car Adam n'est pas dupe, il se sacrifie, et ce choix d'amour produit du sacré – finit en théodicée : la création est bonne qui fait de l'homme l'adversaire du malheur. L'esprit, dit Satan, est son propre espace, et d'un enfer peut faire un paradis. C'est par l'intermédiaire de sa ténacité malheureuse que se réalise l'intériorisation des valeurs épiques : en chacun se joue le combat ; les paradis sont intérieurs. Milton met en perspective l'amertume de la défaite, la persistance du rêve de paradis et la difficulté de justifier Dieu et l'histoire.

   En quatre chants, le Paradis reconquis (1671) fait écho au Paradis perdu. Milton y retrace la tentation d'un Christ herculéen par un Satan machiavélique qui cherche à empêcher l'accomplissement de la Rédemption. La même année, le Combat de Samson chante la ténacité sublime du vaincu qui préfère la mort au servage. Dans ce poème tragique en 1 758 vers, le héros biblique, refusant toute compromission, se suicide en tuant ses ennemis : Samson aveugle incarne pour Milton (lui-même frappé de cécité) le stoïcisme chrétien et la sérénité retrouvée dans la victoire-défaite des puritains face aux philistins. De doctrina christiana, traité théologique rédigé en latin de 1658 à 1660, resta inédit du vivant de Milton (une traduction anglaise fut publiée en 1825). À la veille de la restauration, Milton y réaffirmait son rationalisme chrétien : anticalviniste, matérialiste, « mortaliste » (c'est l'âme qui a péché, c'est elle qui doit mourir) et arminien (chacun peut être élu). Poursuivi pendant de longues années en secret, ce texte approfondit la théologie révolutionnaire : Dieu doit être humaniste, sa loi doit être bonne pour l'homme ; à l'homme de libérer le dynamisme de l'adhésion au monde. Nul plus que Milton n'a fait de son âme ou de sa vision le creuset d'un espoir et d'une nostalgie universels. Il est, face à Dante, le seul poète de l'espoir chrétien.