Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Turquie (suite)

L'ère des réformes

Vers 1840 commence une ère de réformes qui va durer quelque quarante ans, jusqu'à l'absolutisme d'Abdülhamid II : c'est l'ère du Tanzimat. Parallèlement se développe un mouvement littéraire auquel participent Chinassi (1826-1871), fondateur de la presse turque, simplificateur de la langue et auteur de nombreuses traductions d'œuvres françaises ; Namik Kemal (1840-1888), poète, journaliste, dramaturge et historien, considéré comme le père de la littérature moderne (il écrit le premier roman « turc » et la première pièce de théâtre « turque », jouée en 1873). Aux côtés du romancier Samipasogonisazade Sezai (1860-1936) et du poète Abdülhak Hâmid Tarhan (1852-1937), on distingue des poètes et des prosateurs comme Ahmed Midhat (1844-1912), Recaizade Mahmud Ekrem (1847-1914), Ziya Pasogonisa (1825-1880) et, dans un second temps, Nabizade Nâzim (1862-1893), Ismail Safa (1867-1901), Muallim Naci (1850-1893), Halid Ziya Usogonisakligil (1866-1945), Mehmed Rauf (1875-1931) et Cenab Sogonisahabeddin (1870-1934).

   Avec le règne d'Abdülhamid II commence, du point de vue littéraire, une phase moins active. Cependant, en 1891, Ahmed Ihsan Tokgöz (1868-1942), traducteur de romanciers français, crée un nouveau mouvement : Edebiyati Cedide (Nouvelle Littérature), appelé aussi littérature du Servet-i Fünun (Trésor des sciences), dont la direction est assurée à partir de 1901 par Tevfik Fikret (1867-1915). On retrouve dans ce mouvement des écrivains tels que Cenab Sahabeddin et Halid Ziya Usakligil , mais aussi Hüseyin Cahid Yalçin (1867-1942), Süleyman Nazif (1869-1927) et Ahmed Hikmet Müftüoglu (1870-1927). À l'écart du mouvement, Hüseyin Rahmi Gurpinar (1864-1944) et Ahmed Rasim (1864-1932) décrivent, dans le jargon de la bureaucratie impériale, la vie populaire et les milieux littéraires de l'époque. Il en est du théâtre comme de la littérature : à la phase de libéralisme, qui se manifeste avec la fondation par Güllü Agop (1840-1891) d'un théâtre ottoman (le théâtre, jusque-là, avait surtout été le fait d'auteurs et d'acteurs arméniens tels que Bedros Heronimos Atamyan, Tomas Fasulyeciyan et Mardiros Minakyan), succède une période de pression politique sur les auteurs, qui écrivent souvent en cachette. Après la chute d'Abdulhamid II, les idées libérales purent de nouveau apparaître au grand jour. En littérature, le mouvement Fecriati (l'Aube à venir), dont la grande figure fut Ahmed Hâsim (1883-1933), s'inspire en poésie des symbolistes français et en prose d'Anatole France et de Maurice Barrès.

   Cependant, l'esthétisme littéraire va disparaître devant le nationalisme au moment de la guerre des Balkans. Avant la guerre, on distingue déjà trois tendances : le panislamisme (ittihad-islâm), représenté surtout par Mehmed Âkif (1873-1936), pour lequel la morale musulmane et la solidarité islamique doivent être le remède à toutes les maladies sociales ; l'ottomanisme (Osmanlilik), qui prône l'union de tous les sujets de l'Empire sans distinction de races et de religions ; enfin, le « turquisme » (Türkçülük) et le « touranisme » (Turancilik).

   En 1911, à Istanbul, un publiciste originaire d'Azerbaïdjan, Ahmed Agaoglu (1868-1939), et un officier natif du Turkestan, Yusuf Akçura (1879-1935), fondent la revue Türk Yurdu, qui devient l'organe de l'association Türk Ocaklari (Foyers turcs), dont font partie Ahmed Hikmet Müftüoglu, Halide Edip Adivar (1884-1964), Hamdullah Suphi Tanriöver (1886-1966) et Köprülüzade Mehmed Fuad. Ce mouvement absorbe un autre groupe, celui de la revue Genç Kalemler (Jeunes Plumes, 1911-1912), dirigée par le nouvelliste Omer Seyfeddin et le poète et critique Ali Canib ; ce groupe veut utiliser le turc parlé comme langue littéraire. La défense de la langue courante contre la langue littéraire est menée surtout par Ziya Gökalp (1876-1924), poète et sociologue, qui souhaite également redonner sa valeur à l'ancienne littérature folklorique et préislamique ; c'est dans ce sens que Ziya Gökalp est considéré comme l'inspirateur du touranisme.

La littérature contemporaine

La guerre et la révolution kémaliste amènent une rupture brutale avec la vieille culture orientale. En 1928, l'alphabet latin remplace l'alphabet arabe. Prose et poésie se développent, de 1920 à 1940, selon les mêmes lignes. Les poètes de la république – mis à part Yahya Kemal Beyatli (1884-1958) et Ahmet Hasim (1883-1933) qui continuent à utiliser la métrique de la littérature du divan – emploient une langue simple et des formes métriques régulières (métrique syllabique dite hece) ; ainsi Orhan Seyfi Orhon (1890-1972), Yusuf Ziya Ortaç (1895-1967), Faruk Nafiz Camlibel (1898-1973), Kemalettin Kamu (1901-1948), Enis Behiç Koryürek (1891-1949).

   Nazim Hikmet Ran (1902-1963), qui débute en employant le hece, devient le plus grand représentant du vers libre. Décrivant la destinée des peuples d'Anatolie et commentant la guerre d'indépendance, il ouvre de nouvelles voies à la littérature tout en proposant un regard révolutionnaire sur la société turque de son temps. Dans le genre de la nouvelle, Sait Faik Abasiyanik (1906-1954) et Sabahattin Ali (1906-1948), qui ont pris la succession de Ömer Seyfeddin (1884-1920), de Halide Edip Adivar, de Yakup Kadri Karaosmanoglu (1889-1974) ou de Resat Nuri Güntekin (1889-1956), renouvellent à partir de 1935 la littérature turque, l'un par des nouvelles dont l'action est en général située à Istanbul, l'autre en puisant ses sujets dans la vie anatolienne.

   Sans avoir participé à la Seconde Guerre mondiale, la Turquie subit, entre 1940 et 1945, d'importantes transformations sur le plan social et culturel. Elle se trouve à un carrefour d'influences opposées, tant dans le domaine des choix politiques que dans celui de l'expression des idées et des sentiments. Orhan Veli Kanik (1914-1950), Melih Cevdet Anday (né en 1915) et Oktay Rifat (1914-1988) abolissent la rime régulière et disloquent les règles métriques afin de se consacrer à l'expression de la vie quotidienne et des sentiments de l'homme de la rue. Au cours des mêmes années se font connaître Cahit Sitki Taranci (1910-1956), Asaf Halet Celebi (1907-1958), Bedri Rahmi Eyüboglu (1913-1975), Cahit Külebi (né en 1917), Behçet Necatigil (né en 1916), Nahit Ulvî Akgün (né en 1918), Ömer Faruk Toprak (né en 1920), Fazil Hüsnü Daglarca (né en 1914), Necati Cumali  (1921-2001), Ceyhun Atuf Kansu (1919-1978), Attilâ Ilhan (né en 1925), Rifat Ilgâz (1911-1993) et Ahmed Akif (1925-1991). La « génération » suivante, qui se révèle au cours des années 1950, a de la poésie une conception quelque peu différente de celle de ses aînés ; composée de Turgut Uyar (né en 1927), d'Edip Cansever (né en 1928), de Cemal Süreya (né en 1931), de Metin Eloglu (né en 1927), d'Ümit Yasar (né en 1926) et de Hasan Hüseyin (né en 1927), elle est rejointe par une « nouvelle vague » avec Ahmed Oktay (né en 1933), Gülten Akin (née en 1933), Bekir Sitki Erdogan (né en 1926), venu tardivement à la poésie, et Ülkü Tamer (né en 1937). Le grand représentant de la poésie populaire, toujours accompagnée du saz, reste Âsik Veysel (1894-1973).

   Contrairement à la volonté de simplicité, voire de simplification, du style manifestée par les romanciers, les poètes font usage depuis les années 1960 d'une langue difficile, complexe tout autant dans la forme que dans le fond. La plupart d'entre eux participent à la révolution poétique connue sous le nom d'Ikinci Yeni, mais s'en détachent au milieu des années 1960 pour suivre les voies de l'engagemernt politique.

Émergence de la prose

Une grande partie des prosateurs qui succèdent à Sait Faik Abasiyanik et à Sabahattin Ali traitent de la misère matérielle et dénoncent les injustices sociales qui touchent paysans et travailleurs des villes. On qualifie habituellement le genre qu'ils pratiquent de « réalisme social ». Au cours des années 1940 et 1950, les lecteurs turcs éprouvent un regain d'intérêt pour les « anciens » qui continuent à écrire : Samet Agaoglu (né en 1909), Kemal Bilbasogoniar (1910-1983), Sanim Kocagöz (né en 1916) et Halikarnas Balikçisi (1887-1973). Le grand nom de la nouvelle réaliste est sans conteste Orhan Kemal (1914-1970). À ces noms il faut encore ajouter ceux d'Oktay Akbal (né en 1923), de Haldun Taner (né en 1916) et ceux, déjà connus dans la poésie, de Necati Cumali et de Rifat Ilgâz. Ce dernier écrit sur un ton humoristique et satirique, tout comme le grand maître contemporain de la nouvelle, Aziz Nesin (né en 1915). À ces talents confirmés et à Burhan Arpad (né en 1910) succèdent Mehmet Seyda (né en 1919), Tarik Bugra (né en 1918), Vüs'at O. Bener (né en 1922), Zeyyad Selimoglu (né en 1922), Nezihe Meriç (née en 1925), Talip Apaydin (né en 1926), Leylâ Erbil (née en 1931), Yilmaz Güney (1931-1984), surtout connu comme cinéaste, Orhan Duru (né en 1933), Ferit Edgü (né en 1936), Bekir Yildiz (né en 1933), Selim Ileri (né en 1949), Ümit Ilhan Kaftancioglu (né en 1934) et Osman Sahin (né en 1938). Tous ont pour thèmes privilégiés la vie et les difficultés des paysans d'Anatolie.

   Depuis la fondation de la République, la plupart des romanciers turcs choisissent d'écrire dans un style simple et direct. Si dans les années 1950, les courants existentialiste et surréaliste influencent un certain courant (les auteurs dits « de la nausée »), la tendance dominante reste le roman rural, souvent à thèse, représenté notamment par Kemal Tahir, Fakir Baykurt ou Tarik Dursun K. De rares auteurs élaborent une œuvre romanesque originale, sans se rattacher à aucune école : Ahmet Hamdi Tanpinar (1901-1962), Yusuf Atilgan (1921-1989) ou Oguz Atay (1934-1977), dont les Ratés (1970) sont un texte fondateur de la modernité turque. Les romancières féminines traitent souvent de la vie intérieure de l'individu, des grands bouleversements du siècle vécus dans les consciences : Adalet Agaoglu, Peride Celal ou Nezihe Meriç.