Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
S

Sarrazin (Albertine)

Romancière française (Alger 1937 – Montpellier 1967).

Enfant abandonnée, élevée dans une famille aisée, elle dérive dans la délinquance. Emprisonnée, elle tient le journal des heures qui passent (Journal de prison, 1972). Libérée en 1964, elle évoque l'univers de la prison pour femmes dans la Cavale (1965), raconte son amour pour Julien (l'Astragale, 1965), témoignant avec pudeur et réalisme d'un engrenage auquel elle a fini par échapper et qu'elle évoque encore dans la Traversière (1966) et le Passe-peine (1976). Elle meurt, en plein succès, à la suite d'une négligence chirurgicale, laissant des Poèmes (1969) et une intéressante correspondance (Lettres à Julien, 1971 ; Lettres de la vie littéraire, 1974).

Sarruf (Yaqub)

Écrivain libanais (al-Hadath 1852 – Le Caire 1927).

Après des études au collège protestant syrien de Beyrouth, il fonda en 1876 et dirigea avec son compatriote Fâris Nimr (1856-1951) une revue de vulgarisation scientifique, al-Muqtataf qui eut une influence considérable sur la génération du début du siècle. Cette revue culturelle, qu'il transféra au Caire lorsqu'il vint se fixer en Égypte en 1885 et qu'il dirigea jusqu'à sa mort, resta durant trois quarts de siècle la plus importante du monde arabe. Outre des traductions très libres d'œuvres de Walter Scott, il y publia en feuilleton trois romans de mœurs et de critique sociale (Fille d'Égypte, 1905 ; l'Émir du Liban, 1907 ; Fille du Fayoum, 1908).

Sartre (Jean-Paul)

Philosophe et écrivain français (Paris 1905 – id. 1980).

Le titre de son autobiographie, les Mots (1964), évoque d'emblée le filtrage, voire le gauchissement ou la manipulation de la réalité par la lecture et l'écriture. De fait, Sartre y a déguisé en histoire sa propre analyse, dégageant de son enfance les complexes, les modèles et les frustrations qui sont censés avoir donné naissance à l'homme de lettres. Orphelin d'un père officier de marine, « mort en bas âge » en 1906, élevé par une mère présentée sous les traits de l'humilité et par un grand-père rétrospectivement jugé trop cabotin, le petit garçon se serait trouvé confronté très tôt à un sentiment d'inauthenticité et de mensonge à soi-même : au sein d'une existence perçue comme marquée du sceau de l'artifice généralisé, le désir de rejoindre la vie dans l'action est contrecarré par l'impossibilité de coïncider pleinement avec cette dernière. Autant d'aspects et de problèmes que l'on retrouvera chez les divers personnages de Sartre, spectateurs d'eux-mêmes, vivant, à son image, leur liberté telle une maladie.

De la philosophie à l'engagement littéraire

Influencé par Husserl, il construit une phénoménologie (la Transcendance de l'ego, 1937) fondée sur l'intentionnalité de la conscience (Esquisse d'une théorie des émotions, 1939), tandis que l'ontologie de l'Être et le Néant (1943) ouvre une philosophie de la liberté. Celle-ci débouche sur une morale (L'existentialisme est un humanisme, 1946 ; Cahiers pour une morale, 1983) qui s'efforce d'intégrer l'existentialisme au matérialisme dialectique (Critique de la raison dialectique, 1960 et 1985).

   Sur le plan esthétique, on doit à Sartre deux théories opposées. Dans l'Imaginaire (1940), la beauté n'est pas située ; l'œuvre d'art ne se laisse pas affecter par les accidents qui lui permettent de se produire ; non seulement elle échappe à l'espace et au temps, mais elle est « hors du réel, hors de l'existence ». Dans Qu'est-ce que la littérature ? (1947), écrire, c'est « dévoiler » le monde et le « proposer comme tâche à la liberté du lecteur », ni intemporel ni universel, mais contemporain concret, avec toutes ses déterminations. D'où la conception que Sartre développe dans les Temps modernes (revue qu'il a fondée en 1945) : si l'écrivain ne choisit pas son époque, il se choisit en elle.

   C'est la guerre qui est responsable du passage de la première esthétique sartrienne à la seconde, dont praxis est le mot clé. « L'écrivain engagé sait que la parole est action » ; il lui faut donc acquérir une force illocutoire dont témoignent notamment les dix volumes de Situations (1947-1976). Cette pragmatique refuse cependant de distinguer entre énoncés fictifs ou non fictifs. Sans doute Sartre commence-t-il par rejeter la poésie, censément inactive, hors des frontières de la littérature, mais il ne fait aucune différence de genre au sein de la prose. Le reportage devient même un prototype, puisque l'engagement se définit en rapport avec la valeur d'actualité.

L'œuvre théâtrale

Les personnages de Sartre ne partagent pas son assurance concernant la performativité du langage : à l'exception d'Oreste (les Mouches, 1943), tous regrettent que les mots qu'ils prononcent n'aient aucune prise sur le monde. Parallèlement, comme le conflit structure les rapports à autrui, la question de l'intersubjectivité aboutit à une « théorie de la séquestration », où les relations ne sont pas dialectiques mais circulaires (Huis clos, 1944 ; la Putain respectueuse, 1946 ; les Mains sales, 1948 ; le Diable et le Bon Dieu, 1951 ; Nekrassov, 1955 ; les Séquestrés d'Altona, 1959).

   Sartre a développé son analyse du théâtre dans l'étude qu'il consacre à l'œuvre et à la personnalité de Jean Genet, Saint Genet, comédien et martyr (1952), dont le propos initial exploite un épisode de l'hagiographie. Avant d'être canonisé par l'Église, Genest était, sous le Bas-Empire, la vedette des scènes romaines. Les effets comiques qu'il promettait d'en tirer lui avaient valu de se voir confier le rôle d'un chrétien néophyte. Or, au cours d'une représentation devant Dioclétien, il se met à penser chacun des mots qu'il déclame. Hors de scène, il refuse d'en démordre et paiera de sa vie cette erreur professionnelle. Malgré cette source d'inspiration, la conception sartrienne de la dramaturgie est différente. En effet, si l'acteur romain est devenu martyr, c'est qu'il avait cessé de jouer : il ne serait jamais devenu martyr s'il n'avait pas eu l'idée de s'engager. Le martyre du Genet sartrien, au contraire, n'est pas extérieur à ses performances d'acteur, il leur est consubstantiel.

   La « mauvaise foi » tient au fait que « ce que je suis, je ne puis l'être, je ne puis que jouer à l'être, c'est-à-dire m'imaginer que je le suis ». L'acteur et le garçon de café sont donc proches, que sépare toutefois la distinction entre « la comédie réalisante et la simple comédie » : le second, bien qu'il joue un rôle, n'en est pas moins garçon de café, alors que le premier ne sera jamais réellement Hamlet. « Ce n'est pas le personnage qui se réalise dans l'acteur, c'est l'acteur qui s'irréalise dans le personnage. » Entre l'un et l'autre, même différence qu'entre Genest de Rotrou et le Genet de Sartre.

L'œuvre narrative

D'abord intitulé Melancholia, la Nausée (1938) est le journal intime d'Antoine Roquentin, qui, ayant renoncé à une vie d'aventurier, commence de rédiger celle d'un personnage du XVIIIe s. Mais l'expérience de la « nausée » fera tomber de ses mains l'allobiographie : le passé, symbolisé par le marquis de Rollebon, s'évanouit lorsque surgit l'excès constitutif du présent. Ayant perdu celle qu'il aimait, Roquentin décide d'écrire un roman, de quitter la contingence de l'existence pour la nécessité de l'art. Pourtant, lorsque paraît la Nausée, Sartre ne partage plus cette esthétique salvatrice. La crise de Munich lui a découvert le poids du réel historique, que vient bientôt confirmer la guerre, si bien que l'œuvre ultérieure doit être considérée non comme le prolongement des projets formulés par Roquentin, mais comme la critique des prémisses sur lesquelles ils reposaient.

   Après un recueil de nouvelles (le Mur, 1939), la trilogie des Chemins de la liberté entérine le changement de perspective. Entreprise au lendemain de la Nausée, elle devait s'intituler Lucifer et comprendre deux volets (la Révolte et le Serment) où l'on aurait vu Roquentin prendre goût à l'action. Le personnage central de l'Âge de raison (1945), rebaptisé Mathieu Delarue, est un professeur de philosophie qui se débat entre des problèmes personnels (il cherche à faire avorter sa maîtresse) et un début de conscience politique (il rêve de combattre avec les républicains espagnols). Avec le Sursis (1945), qui utilise les procédés admirés chez les romanciers américains, en particulier celui de la narration simultanée, Sartre conçoit un roman à scènes multiples où les personnages, engagés dans une Histoire collective qui les dépasse, voient s'effondrer l'illusion individualiste. Puis vient la défaite : la Mort dans l'âme (1949) se termine dans un train qui conduit les prisonniers en territoire allemand. Quand paraissent les deux premiers volumes, Sartre avait annoncé que le cycle s'achèverait avec le récit de la Libération. Plus tard, il insista davantage sur la conversion de ses personnages à l'héroïsme, leur entrée dans la Résistance. Dans l'intervalle, vers 1950, il avait renoncé à terminer le tome final, la Dernière Chance.