Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
M

Musil (Robert) (suite)

L'Homme sans qualités

Mais c'est pourtant dans une « encyclopédie de l'esprit » qu'il a trouvé la forme idéale : l'Homme sans qualités, paru de 1930 à 1943 (édition définitive en 1978), son œuvre majeure, compose une variation infinie qui relève plus de l'« expérience »et de l'« essai », dans l'acception quasi scientifique de ces termes, que du roman. L'écriture y est essentiellement une ébauche, une trace sans cesse reprise, cernant comme dans une arabesque les multiples facettes du monde des possibles. Au-delà des certitudes partielles, reste le regard inquiet et fécond jeté sur l'aspect « nocturne » du monde par celui qui connaît la valeur de la raison, pour avoir éprouvé tout le poids des mouvements obscurs de l'âme. Somme de toute une vie (Musil y travailla de 1920 à sa mort), c'est aussi la synthèse grandiose et inachevée d'une époque (celle d'avant 1914) et d'un pays (l'Autriche-Hongrie, nommée Kakanien, « la Cacanie »).

   Dans un roman qui balance entre l'utopie et l'ironie, Musil invente Ulrich, un « homme sans qualités », c'est-à-dire débarrassé des scories de son milieu, de son éducation, de sa profession. Cette absence de qualités fait de lui un personnage réceptif à toutes les expérimentations morales et intellectuelles. Ulrich est conscient que la vision scientifique du monde pourrait engendrer de fabuleux bouleversements moraux, si seulement les hommes étaient aussi rigoureux et précis dans la réflexion sur eux-mêmes et sur les vrais problèmes humains qu'ils ne le sont dans l'application technique de leurs découvertes. Ulrich devient le secrétaire de l'Action parallèle, institution absurde chargée de célébrer les soixante-dix ans de règne de l'empereur, et s'amuse du fonctionnement de cette structure vide, qui, à travers ses lenteurs et ses difficultés à se trouver une « idée directrice » est emblématique de la Cacanie et de la misère de l'idéalisme. À la fois détaché et passionné, Ulrich met à nu tous les dysfonctionnements d'une société décadente, qui avance vers la destruction et l'apocalypse (le roman devait se terminer par l'entrée dans la Première Guerre mondiale). Ce regard critique ne l'empêche pas de formuler des utopies « rationnelles » (« utopie de la vie exacte », « utopie de la vie motivée ») ou poétiques (utopie de « l'autre état », qui vise à vivre la vie à partir de l'extase mystique et qui doit constituer « l'état fondamental de la morale »).

   Autour d'Ulrich gravite une nébuleuse de personnages qui sont autant de doubles de lui-même ou de symptômes de l'époque : les couples infernaux Arnheim/Diotima (le grand écrivain et la belle-âme), Walter/Clarisse (réplique parodique du couple Wagner/Nietzsche), ou encore Bonadea la nymphomane, Moosbrugger le fou et assassin de prostituées, ou Hans-Sepp le jeune nationaliste allemand. Au début de la troisième partie du livre, Ulrich retrouve sa sœur Agathe, avec laquelle il tente de redéfinir la morale (« Conversations sacrées ») et de réfléchir en véritable psychologue à la nature des sentiments et à leur rapport à l'esprit. L'aventure paroxystique entre le frère et la sœur les mène aux frontières de l'inceste (dans certains manuscrits apocryphes, Musil le fait se réaliser, dans d'autres non), qui constitue le point culminant de la remise en cause de l'ordre sur lequel repose la civilisation.

   La structure du roman reflète l'ambiguïté fondamentale de l'entreprise littéraire de Musil, et les titres des différentes parties suggèrent une hésitation entre ironie et utopie, satire et poésie : En manière d'introduction (livre I), Toujours la même histoire (livre II), Vers le règne millénaire, ou les Criminels (livre III) et En manière de conclusion (titre projeté du livre IV), parodient la structure traditionnelle du roman sans en rejeter tous les codes (la langue, notamment, demeure parfaitement classique). L'inachèvement du roman symbolise l'aporie de la démarche intellectuelle de Musil qui tente de concilier l'inconciliable, la raison et le sentiment, la science et la littérature, et essaie de rendre compte dans une forme close de l'ouverture fondamentale du monde. Compris ainsi, l'inachèvement est plus un symptôme de modernité qu'un échec de l'écrivain.

Muslim ibn al-Walid

Poète arabe (Kufa v. 750 – Gurgan 823).

Il fit carrière comme panégyriste des hauts personnages, à Bagdad, où ses amours lui valurent le surnom de « Victime des belles ». C'est l'un des chefs de file de l'école néoclassique.

Mussapi (Roberto)

Écrivain italien (Cuneo 1952).

Sa poésie se ressource dans le mythe classique et dans la grande littérature anglo-saxonne, mais toujours dans le prisme de préoccupations très contemporaines. On y décèle aussi une inspiration chrétienne (Lumière frontale, 1987 ; le Voyage de midi, 1990 ; Récit de Noël, 1995 ; la Poussière et le feu, 1997 ; Antarctique, 2000).

Mussche (Achilles)

Écrivain belge d'expression néerlandaise (Gand 1896 – id. 1974).

Poète expressionniste, de tendance engagée (les Deux Patries de mon cœur, 1927), il évolua vers un lyrisme plus classique (Choral de la mort, 1938) et évoqua dans une vaste fresque (Au pied du beffroi, 1950) la vie misérable des ouvriers du textile dans la Flandre du XIXe s. On lui doit aussi un drame historique (Christopher Marlowe, 1954) et des essais critiques (le Frère d'Hamlet, 1943).

Musset (Alfred de)

Poète français (Paris 1810 – id. 1857).

Après une enfance assez libre marquée par une grande facilité pour les études, il rencontre les romantiques, à l'Arsenal et chez Hugo : il y lit ses premiers poèmes, qui sont très bien accueillis, et publie les Contes d'Espagne et d'Italie (1829-1830), avec une « Ballade à la lune » qui amuse les uns et indigne les autres. Il tente ensuite sa chance au théâtre avec la Nuit vénitienne (1830) ; l'échec le pousse alors vers d'autres formes : revues fantastiques pour le Temps (1831), mais aussi poésie avec le Saule (1830) et la Coupe et les Lèvres, poème dramatique publié dans Un spectacle dans un fauteuil (1832-1833). Ce dernier ouvrage comprend encore Namouna et À quoi rêvent les jeunes filles, une comédie très littéraire, faite pour être lue plutôt que jouée, caractéristique qu'elle partagera avec la plupart de ses pièces. Musset a tout misé sur ce recueil : l'ouvrage surprend par son ton nouveau et plaît heureusement à Buloz, le directeur de la Revue des Deux Mondes, qui recrute cet auteur prometteur. Musset lui restera longtemps fidèle et lui donne dès 1833 André del Sarto et surtout les Caprices de Marianne, drame bien plus que comédie : celui de deux jeunes gens, Octave et Cœlio, qui, par des voies différentes, perdent leur vie. Marianne est la femme vertueuse de Claudio, vieux barbon méchant et jaloux, juge de surcroît. Cœlio, jeune homme timide, cultivé et sensible, brûle pour elle d'un amour sans espoir. Son ami Octave, débauché audacieux, lui propose de déclarer son amour à sa place. Marianne, finalement séduite, fixe rendez-vous à Octave. C'est Cœlio qui s'y rend, masqué, et qui se fait assassiner par Claudio et son valet. Après sa mort, Octave repousse l'amour de Marianne. Musset complique le schéma triangulaire classique en faisant d'Octave et de Cœlio les deux faces d'un seul et même individu, écartelé entre des tentations contradictoires : la sagesse et la débauche, la pensée et l'action, mais surtout l'amour véritable et silencieux et la comédie bavarde de l'amour. L'un est « heureux d'être fou », l'autre « fou de ne pas être heureux ». Face à cette figure double rayonne une femme qui, parce qu'elle est capricieuse et changeante et qu'elle donne d'elle-même des images inconciliables, suscite chez celui qui la regarde des pensées éternellement contradictoires. Cœlio aime Marianne vertueuse ; l'aimerait-il infidèle ? La pièce, qui ne sera représentée qu'en 1851, une fois remaniée et acceptée par la censure (Claudio, juge ridicule et assassin, heurtait quelques sensibilités), reste une des plus jouées du théâtre français.

   La même année paraît encore Rolla, long poème de 784 vers qui obtint un succès considérable et où Musset conte l'histoire de Jacques Rolla, le plus grand débauché de Paris, ville du monde « où le libertinage est à meilleur marché ». L'écrivain en profite pour régler ses comptes avec les philosophes du siècle précédent accusés d'avoir hâté la disparition de la foi et l'avènement de la volupté sans amour et d'être ainsi les responsables du désespoir sans fond qui explique l'époque et ses infamies. On retrouve les grands thèmes qui resteront chers au poète : le tragique et continu affrontement ambigu entre pureté et corruption ; la situation pathétique de l'enfant du siècle abandonné des dieux et sans autre raison de vivre que la quête d'une illusoire beauté. À travers Rolla, Musset tente, non sans une certaine grandiloquence, le portrait d'une génération empêtrée dans ses contradictions et qui finit par croire que, le bonheur devenu impossible, il ne reste que l'ivresse ou le suicide.