Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
S

symbolisme (suite)

La littérature et les arts

À mesure que le symbolisme s'impose dans les revues et sur la scène littéraire, se multiplient les tentatives de sa définition théorique, et ce n'est pas l'une des moindres caractéristiques de ce mouvement que cette pléthore de théories et de programmes qui anticipent sur les œuvres elles-mêmes : publiés en 1889, l'Art symboliste de Georges Vanor, et la littérature de tout à l'heure de Charles Morice, sont caractéristiques de cette démarche, ainsi que de la tentation d'ériger le symbolisme en doctrine, élaborant une véritable mystique de l'art conçu comme voie d'accès au monde des idées. Un texte célèbre de Remy de Gourmont (L'idéalisme, 1893) systématise les rapprochements déjà établis entre la philosophie et le symbolisme, faisant de ce dernier la forme esthétique de cette « vérité nouvelle » ; plus cérébral que mystique cependant, Gourmont tend moins vers l'ésotérisme que vers une attitude intellectuelle. Cet élargissement (et cette diversité) des perspectives théoriques du symbolisme va de pair avec une ouverture du champ esthétique : après la poésie, et en dépit des préventions que les symbolistes nourrissent contre le roman et le théâtre (coupables diversement de compromission avec le réel), ils vont tenter de faire souffler là aussi le vent du renouveau ; faisant sécession avec le réalité, le roman symboliste se nourrit d'impressions et, fidèle au subjectivisme schopenhauerien, tourne autour d'une conscience solipsiste : Dujardin, qui prétend adapter au roman les procédés musicaux de Wagner propose un bel exemple de monologue intérieur dans les Lauriers sont coupées (1888) ; Rodenbach dans Bruges la morte (1892) offre le roman de l'illusion et du rêve ; de même que Remy de Gourmont dans Sixtine (1891), sous titré « roman cérébral ».

   Le théâtre fascine bien davantage les symbolistes qui s'y essaient diversement, à la lumière des conceptions wagnériennes d'un art total, capable de s'adresser aux sens et à l'esprit, et surtout de faire accéder le spectateur à un au-delà de la représentation. A ces conceptions s'ajoutent celles de Mallarmé, paradoxales et abstraites, qui assignent au théâtre une fonction supérieure, à la fois opération spirituelle et métaphore de la création. Si dans ce domaine encore la théorie précède la pratique, les réalisations sont intéressantes à double titre. Sur le plan de l'écriture, les symbolistes font l'essai d'un théâtre anti-réaliste et lyrique qui élargit les limites admises du théâtre contemporain et en renouvelle les formes : Pierre Quillard (la fille aux mains coupées, 1893), Dujardin (la légende d'Antonia), Saint-Pol Roux (La Dame à la faulx, 1899) contribuent de manière intéressante à cette expérience, mais il revient surtout au belge Maurice Maeterlinck d'inventer dans son théâtre angoissé et balbutiant la formule véritable d'un théâtre du symbole, mystérieux et tragique (la Princesse Maleine, 1889 ; l'Intruse, 1890 ; les Aveugles, 1890 ; Pelléas et Mélisande, 1892). Dans Tête d'or (1889), et avec d'autres moyens, le jeune Claudel participe également à ce mouvement dont il dépasse la visée dans son œuvre ultérieure. Sur le plan des réalisations scéniques, accomplies au Théâtre d'Art de Paul Fort (1890-1893), puis au Théâtre de l'Œuvre de Lugné-Poe (1893-1897), les tentatives des symbolistes attestent l'importance esthétique de la correspondance des arts dans cette période, puisque les peintres nabis (Maurice Denis, Vuillard, Sérusier), dont les recherches esthétiques sont parallèles à celles des poètes, participent aux mises en scènes avec leur toiles colorées en aplats.

   À propos de Gauguin, de Van Gogh, et de Cézanne, le jeune Albert Aurier, du reste, s'est efforcé dans le Mercure de France, de définir, par opposition à l'impressionnisme resté du côté du réalisme, la peinture « idéïste » ou symboliste. Tout cela, qui marque la perméabilité progressive de tout le champ artistique aux valeurs et à l'imaginaire symbolistes, révèle le sens d'une profonde solidarité des arts formulée au cœur même du symbolisme littéraire. Plus que la peinture d'ailleurs, et que les arts plastiques pourtant omniprésents, c'est à la musique que rêvent les symbolistes : pour penser l'essence de la poésie nous l'avons vu, sur le mode de l'analogie, mais aussi de la rivalité (« reprendre à la musique son bien » selon la formule de Valéry) ; pour accomplir également cette « synthèse » des arts, dont l'opéra fournit le modèle (Debussy, le plus littéraire des musiciens de cette période, compose une suite orchestrale sur « l'Après-midi d'un faune » de Mallarmé ; il portera également Pelléas et Mélisande à la scène, en 1903).

Le symbolisme en Europe

Si l'histoire du symbolisme, de 1885 à 1900 environ, se déploie selon un axe franco-belge, pour prendre ensuite une extension plus large, en Europe au tournant du siècle, puis au-delà après 1900, le mouvement est marqué dès ses origines par une indéniable ouverture sur l'étranger, et par une forme de cosmopolitisme. Tout d'abord, et en amont, la culture française s'ouvre aux influences anglo-saxonnes, germaniques, slaves et scandinaves, qui nourriront de manière constitutive le symbolisme : Edgar Poe, les préraphaélites, le grand-œuvre wagnérien, le roman russe, l'œuvre théâtrale d'Ibsen... A l'héritage classique gréco-latin, aux clartés de « l'esprit français » pétri de rationalisme et de rhétorique, les symbolistes préféreront les « brumes du nord » et leurs cortèges de légendes, les œuvres empreintes de mysticisme, l'expression de l'irrationnel, de l'étrange et du rêve. A ce titre particulièrement, les Belges jouent un rôle important, en enrichissant de leur culture flamande l'imaginaire symboliste, en y acclimatant les préraphaélites anglais ou les romantiques allemands, et en constituant un lien vivant avec les différentes cultures du nord de l'Europe. Aux phénomènes d'imprégnation culturelle qui marquent l'esthétique et l'imaginaire du premier symbolisme s'ajoutent ainsi les origines de ses différents acteurs, parmi lesquels le Grec Jean Moréas, les Américains Stuart Merrill et Viélé-Griffin, le Polonais Teodor de Wyzewa. Un certain nombre de poètes et d'artistes étrangers, venus participer au bouillonnement de la vie littéraire parisienne et à l'esprit de renouveau qui soufflait alors, joueront par ailleurs un rôle de « passeurs », s'employant à faire connaître la production littéraire symboliste dans leurs pays d'origine (par la traduction souvent) et à diffuser les débats esthétiques qui animent cénacles et revues. Ce sont ces processus de transferts qui contribueront à enraciner le symbolisme dans les différentes littératures européennes, en l'adaptant à différents contextes culturels et esthétiques et en initiant toutes sortes de renouveaux.

   En Allemagne, la pénétration du symbolisme belge a été rapide : Verhaeren et Maeterlinck ont été très vite traduits et étudiés. Mais c'est le poète Stefan George qui joue un rôle déterminant : après avoir fréquenté en 1889 le salon de Mallarmé, et révérant Baudelaire (dont il traduit les Fleurs du mal), Villiers de l'Isle-Adam, Verlaine et Rimbaud, il fonde en 1892 la revue Blätter für die Kunst, revue d'art et de poésie qui durera jusqu'en 1900 et acquiert une réputation internationale. Les Hymnes (1890), Algabal (1892) témoignent du symbolisme de Stefan George, mais il ne tarde pas à s'éloigner de cette première inspiration et, malgré des initiatives comme la revue internationale Pan, on ne peut parler d'un groupe symboliste allemand. Peut-être parce que la tradition culturelle allemande, le romantisme, la philosophie, l'esthétique musicale (et particulièrement le wagnérisme) sont trop étroitement mêlés aux sources et au destin du symbolisme, celui-ci reste présent sans jouir d'une existence autonome.

   En Autriche, l'écrivain Hermann Bahr (1863-1934) qui vécut à Paris réfléchit aux nouvelles tendances de la littérature contemporaine (Le Dépassement du naturalisme, 1891 ; Étude pour une critique de la modernité, 1894) dont l'influence – celle particulièrement de Baudelaire, de Huysmans, de Villiers de l'Isle-Adam, de Verlaine et de Maeterlinck – s'exerce sur les poètes « fin de siècle » de la Jung-Wien : Leopold von Andrian-Werburg (1875-1951), Felix Dörmann (1870-1928), auteur de Neurotica (1889) et de Sensationen (1892). Les deux grands poètes autrichiens du début de ce siècle sont également tributaires du symbolisme dans leurs débuts. Hugo von Hofmannsthal collabore aux Blätter für die Kunst et commence par professer un « idéalisme magique » qui se réfère à Novalis, mais qui n'ignore ni Swinburne, ni Baudelaire, ni Mallarmé. Rainer Maria Rilke n'est pas éloigné de Maeterlinck dans ses premiers recueils (la Princesse blanche, 1898 ; le Livre des images, 1902) et la quête obstinée de l'invisible qui oriente son œuvre entière incite à voir dans l'auteur des Elégies à Duino et des Cahiers de Malte Laurids Brigge un de ceux qui ont approfondi le message symboliste.

   En Angleterre, le symbolisme, préparé par le préraphaélisme des années 1870, le baudelairisme d'un Swinburne, et l'esthétisme de Pater, trouve aussi un terrain favorable. Au début des années 1890, George Moore (1852-1933), Oscar Wilde, Arthur Symons (1865-1945), fréquentent le salon de Mallarmé. George Moore contribue, en 1891, à faire connaître Rimbaud et Verlaine (Two Unknown Poets) et il fait le récit de son expérience parisienne (Confessions d'un jeune anglais, 1889). Écrite en français, la Salomé (1893) d'Oscar Wilde témoigne de son attachement au symbolisme franco-bege qu'il contribuera à faire connaître dans son œuvre et dans The yellow Book, fondé par son ami le graveur Vincent Beardsley (1872-1898). Cette revue, support privilégié du Rhymer's Club qui réunit de jeunes poètes comme Richard Le Gallienne, W. B. Yeats, Ernest Downson, Lionel Johnson, se poursuit avec The Savoy où Arthur Symons joue un rôle de premier plan : dans The Symbolist Movement in literature, publié en 1899, il présente au public anglais les aspects divers de la littérature nouvelle, depuis l'œuvre de Mallarmé et celle de Villiers de L'Isle-Adam jusqu'à Maeterlinck et à la première d'Ubu roi. Cet ouvrage jouera un rôle essentiel dans la diffusion du symbolisme dans le monde anglo-saxon, marquant les débuts du poète irlandais W. B. Yeats, et surtout ceux de T. S. Eliot, et de l'Américain Ezra Pound.

   Le symbolisme connaît un développement particulièrement important dans la Russie tsariste de 1890, témoignant de la fortune des renouveaux esthétiques venus d'Europe occidentale et de leur aura progressiste. Valeri Iakovlevitch Brioussov (1873-1924) s'inspire des poètes francophones et fédère autour de lui un premier groupe de poètes, parmi lesquels Dmitri Merejkovski (Symboles, 1892) et K. D. Balmont (Dans l'immensité, 1895). La seconde génération est celle des poètes qui eurent vingt ans en 1900, comme Aleksandr Blok et Andreï Belyï (Petersbourg 1913). Leur maître est Vladimir Soloviov, mort en 1900, idéaliste et mystique, pour qui la poésie était une expérience spirituelle. La vie féconde et tourmentée du symbolisme russe se heurtera à partir de 1910 au futurisme et à l'acméisme, à toutes les formes de l'avant-garde, qu'il a contribué à créer mais qui se détachent de lui en se tournant résolument vers l'avenir.

   Dans les autres pays slaves, en Europe centrale également, tout comme en Scandinavie, le renouveau franco-belge imprègne durablement les cultures nationales, et l'on doit citer le rôle déterminant des revues dans la cristallisation de ce symbolisme européen : la Moderni Revue du tchèque Julius Zeyer (1841-1901) ; Zycie (La Vie) du polonais Stanislaw Przybyszewski (1868-1927) ; Viata nova (Vie nouvelle) en Roumanie à partir de 1905 ; Hyperion, en Bulgarie, après 1900 ; en 1908, la revue Nyugat (Occident) du hongrois Endre Ady.

   Dans le Sud de l'Europe, le symbolisme se répand aussi mais dans une moindre mesure. En Italie, Gabriele d'Annunzio, romancier et poète au style coruscant, plus décadent que symboliste, féru de Baudelaire, de Péladan et de Maeterlinck, popularise les thèmes décadents et symbolistes dans son œuvre, plus marquée par Nietzsche que par Mallarmé. Les poètes « crépusculaires », Guido Gozzano (1883-1916), Sergio Corazzini (1886-1907), Ferdinando Martini (1841-1928), plus néo-romantiques que symbolistes, sont proches de Laforgue ou de Jammes. Paradoxalement, à partir de 1910, ce sont d'autres mouvements plus modernistes, comme le futurisme, qui vont diffuser les idées symbolistes : F. T. Marinetti (1876-1944) dans sa revue Poesia, et Ardengo Soffici (1879-1964) qui publie en 1911 une étude sur Rimbaud. Les poètes Dino Campana et Arturo Onofri participent également de cet héritage symboliste.

   Au Portugal, le renouveau littéraire à partir de 1890 fait la part belle aux influences symbolistes, grâce au poète Eugénio de Castro (1869-1944) qui séjourna plusieurs fois en France, fréquenta Mallarmé, René Ghil et les cercles symbolistes, et composa une œuvre (Oaristos, 1890 ; Horas, 1898) marquée par Verlaine, Mallarmé, et Laforgue. Cette filiation sera visible par la suite dans les tendances nouvelles liées aux avant-gardes européennes, ce dont témoigne principalement l'œuvre multiforme de Pessoa qui allie dans un nationalisme culturel valeurs symbolistes et thèmes futuristes.

   Se diffusant dans le très vaste monde linguistique espagnol, et sortant ainsi des frontières européennes, le symbolisme va rencontrer le mouvement du « modernisme » en Espagne et en Amérique du Sud. Le modernisme est cosmopolite, non seulement parce qu'il est le fait d'écrivains venus de pays différents (Rubén Darío est originaire du Nicaragua, Manuel Gutiérrez Nájera du Mexique, José Asunción Silva de Colombie, etc.), mais aussi parce qu'il est ouvert aux influences étrangères. Darío parle de son « gallicisme mental » ; d'autres se réfèrent à Verlaine, à Rimbaud, à Laforgue. Le modernisme est sensible aux suggestions de la musique, celle de Wagner, celle de Debussy, à la magie de la peinture de Gustave Moreau. C'est un art aristocratique, qui s'oppose aux « barbares ». Mais il est également proche du Parnasse par le sens de la Beauté, et, si ses représentants ont conscience de la nécessité d'une rénovation du langage poétique, ils ont recours à la tradition populaire autant qu'à la recherche savante. Avec le début du XXe siècle le modernisme se détachera de l'esthétisme pour s'ouvrir aux problèmes politiques, particulièrement dans les pays de l'Amérique latine.

   Voudrait-on suivre au-delà des langues européennes le destin du symbolisme, on relèverait qu'en 1905 paraît au Japon une anthologie des symbolistes français qui a incité les poètes japonais à imaginer des structures prosodiques nouvelles, ou que les poètes occidentalistes chinois lui doivent beaucoup. Pour la première fois peut-être, un mouvement esthétique prend ainsi la dimension du monde moderne : né des aspirations de l'Europe du XIXe siècle le symbolisme ouvre d'une certaine façon à l'universalisme intellectuel et esthétique du XXe siècle.