Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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France (XVIIe siècle) (suite)

Vers l'esprit philosophique

La fin du siècle prend donc ses distances avec les questions trop doctrinales (comme le fut la grande affaire de la grâce et de la liberté qui anima les débats philosophiques et l'opposition entre les jésuites et les jansénistes), et trop spirituelles, la mystique du Siècle des saints est condamnée et dénoncée, ce que montrent tous les dictionnaires qui fleurissent alors, comme une « mystiquerie » ; les jansénistes ont dû accepter le formulaire de condamnation. La littérature enfin se laïcise et l'hypocrite dévot devient le personnage le plus propre à incarner l'empire des apparences et de l'amour propre. Se met alors en place, pour l'honnête homme, la lecture critique des textes sacrés. A la lecture traditionnelle des quatre sens de l'Écriture (que pratique Lemaître de Sacy pour la Bible de Port-Royal), se substitue une lecture chronologico-historique, puis critique, telle que la réalise Richard Simon, dont les analyses philologiques connaissent un succès réel, même si elles sont controversées.

   L'érudition historique ecclésiastique perd peu à peu du terrain (pour se développer en Allemagne, par exemple) et cède la place à l'esprit philosophique, en littérature et en histoire. La littérature se définit désormais à distance de la religion, et c'est elle qui impose sa vision à des clercs souvent réservés. La séparation du Parnasse et du Calvaire est réalisée, mais en un sens laïcisant que n'aurait pas accepté Port-Royal. S'il se trouve encore des écrivains comme Bossuet et Fénelon, dans l'ensemble, la littérature et la fin du siècle ignorent, puis combattent toute trace expresse d'une influence religieuse. L'espérance en un progrès laïque évince les fins dernières chrétiennes.

   Ainsi, dans une France qui perd les guerres, s'enfonce dans la crise économique et voit son vieux roi malade, à Marly, s'isoler dans une triste dévotion aux côtés de Madame de Maintenon, le centre de gravité se déplace de la cour à la ville. Depuis la suppression de « la Cour des Miracles » et la création d'une police un peu plus efficace, le sentiment d'insécurité se répand dans les villes et l'on craint pour soi. Alors on cherche des responsables, on a peur que les hiérarchies sociales s'estompent et que les anciennes valeurs cèdent sous les coups de l'intérêt personnel et du flux financier : on forge le mythe du valet-financier et l'on s'en prend aux « traitants ». La bourgeoisie parlementaire résiste encore et toujours à l'absolutisme et, majoritairement, épouse la doctrine janséniste tandis que les « gens de lettres » peaufinent toutes sortes de critiques – esthétique, historique, philosophique, religieuse. Dans les salons et les cafés « modernes », Paris parle, pense, converse, se pique de sciences, lit les gazettes du Refuge et, surtout, doute. Rue Quincampoix, les roués, les aristocrates et les bourgeois commercent, découvrent la valeur de l'agiotage et de l'argent facile. Malgré l'exil des Italiens, coupables d'avoir été trop critiques envers Madame de Maintenon, Paris se divertit au théâtre de la Foire et joue au lansquenet. Fontenelle écrit sur les superstitions : sur la comète à laquelle les esprits faibles donnent un sens caché, sur l'astronomie expliquée aux marquises à l'aune de la raison, sur les oracles antiques supposés annoncer la venue du Christ. Les écrits de Bayle franchissent les octrois, la littérature et la philosophie anglaises passent la Manche et les idées qui résultent de tout ce mouvement citadin s'inscrivent dans ce que Paul Hasard appellera « la crise de la conscience européenne ». Il faudra attendre 1715, et la mort de Louis XIV, pour que cette crise paraisse au grand jour et que la Régence de Philippe d'Orléans révèle de nouvelles conduites sociales, exprime la liberté et l'inquiétude qui les constituent.

   On le voit, ni la politique ni la religion, ni vraiment les règnes ne permettent de donner un découpage strict par périodes étanches au XVIIe s. : selon certains, cinq générations rythmeraient le siècle classique (génération de Richelieu, de Mazarin, de Pascal, de Versailles, de Fontenelle). Mais à y regarder de près, on voit mal comment concilier Molière, La Fontaine et Pascal, ni où classer Corneille dont la très longue carrière couvre une grande partie du siècle. Pour d'autres, et dans une perspective plus politique, l'année 1652 signerait, avec l'échec de la Fronde, la fin d'un monde et la victoire d'un autre, dont les racines remontent à François Ier, pour s'épanouir sous Louis XIV. Si l'on regarde du côté de Voltaire et de l'élaboration néo-classique du Grand Siècle, tout tourne autour de la notion de « goût », qui est le centre du système voltairien et de son Temple du goût (1733) où se dressera le premier grand palmarès des classiques « inimitables » (La Fontaine, Molière). À moins que le regroupement topologique de la périodisation ne doive être construit à partir des lieux de « querelles » : celle autour de Guez de Balzac entre « belles » (recherche du plaisir) et « bonnes » lettres (recherche du savoir) où l'on s'affranchit de l'humanisme, celle du Cid où l'«  auteur » se construit malgré les doctes, celle que la littérature mondaine et galante entame dans les années 1650, celle que mène Molière avec son Tartuffe et son École des femmes, celle de la Princesse de Clèves qui interroge publiquement la légitimité de raconter « l'histoire d'une femme mariée », celle enfin des Anciens et des Modernes qui fixe déjà les palmarès et entreprend de dresser la carte du classicisme.

   La littérature, au sens où nous l'entendons, naîtra de ces querelles, et avec elle une certaine idée de notre modernité dont il faut bien envisager le XVIIe comme le lieu d'une historicité non pas normative, mais au contraire faite de débats.

   La politique, la religion, la littérature (encore faudrait-il reprendre le dossier des mentalités et celui, plus récent, de la microhistoire et voir du côté des pratiques, des comportements, des différences sexuelles et de leur différenciation progressive, des cas singuliers, de l'exceptionnel et du banal, etc.), constituent quelques-uns seulement des espaces (d'écriture, de réflexion, de pratiques) qui permettent de se saisir du Grand Siècle et de coudre et découdre cette rhapsodie que constituent des périodes rapiécées trop souvent coincées entre le Baroque et les Lumières ou distendues dans le cadre flou de l'idéal d'ordre et de d'harmonie dont le règne louis-quatorzien serait l'apogée sublime.

Les institutions culturelles et la vie littéraire

Le XVIIe s. est marqué par un mouvement sans précédent de théorisation, d'institutionnalisation et de professionnalisation dans le champ artistique. Ce mouvement est lié à la volonté des artistes, soucieux de se donner une place sociale légitime, et de définir leurs champs de compétences, de façon à se distinguer à la fois des artisans, simples exécutants, et des amateurs, producteurs occasionnels. Mais il est également soutenu ou relayé par le pouvoir politique, qui a su discerner dans les activités artistiques un moyen de propagande à la fois intérieure et extérieure, pour célébrer et manifester la grandeur de la France et celle de son Roi. Ce mouvement est sensible dans de nombreux domaines différents, tant sur le plan de la diffusion matérielle des « textes » (où cohabitent encore diffusion orale – au théâtre, dans les salons –, diffusion manuscrite – salons, lettres, académies –, et diffusion imprimée) que sur celui de la formalisation abstraite.

Les moyens de diffusion

Tandis que la circulation manuscrite reste intense et efficace, qu'il s'agisse d'un moyen d'échapper à la censure (dans le cas des manuscrits libertins, qui peuvent aussi être publiés à l'étranger et entrer clandestinement en France), ou d'un moyen de limiter la circulation des textes à un petit groupe choisi (Voiture devint un auteur à succès sans avoir rien publié de son vivant), la « librairie » s'organise, à la fois politiquement et économiquement. L'auteur doit se procurer, avant toute édition, un « privilège » qui est à la fois un contrôle (le manuscrit est soumis aux censeurs royaux, institués en 1623) et une protection (contre les contrefaçons et copies, pendant une période limitée dans le temps) ; il vend son manuscrit à un « imprimeur » (éditeur) contre une somme qui dépend de sa notoriété, mais qui est versée une fois pour toutes, ce qui contribue à la pratique de la polygraphie et à la « stratégie du succès » (A. Viala) de la part de ceux qui tentent de « vivre de leur plume », ainsi qu'aux premières revendications tendant à instituer des « droits d'auteur ». À côté des imprimeurs parisiens de la « grande littérature » se développent des circuits provinciaux qui atteignent jusqu'au public « populaire » grâce à la « Bibliothèque bleue », petits ouvrages très bon marché diffusés par les colporteurs.

   Se crée peu à peu une presse qui diffuse les informations littéraires, ou plus largement culturelles : le précurseur est T. Renaudot, fondateur de la Gazette, publication hebdomadaire (1631), qui se développa bientôt, avec des suppléments ; le principe fut repris par J. Loret et ses successeurs, qui, dans une gazette rimée, donnaient les nouvelles de la cour et de la ville (notamment des spectacles). Donneau de Visé fonda ensuite le Mercure galant (1672), où il organise des débats littéraires, tandis que se créait (1665) le Journal des savants, périodique littéraire et scientifique français, où se jouèrent de nombreuses controverses. Mentionnons leur version populaire, les « canards », la presse à sensation de l'époque.

   Le succès d'un auteur dépend aussi de sa capacité à se gagner des mécènes et à se constituer un espace social où il soit « reçu » et protégé. Ces espaces sont de deux ordres : privé et institutionnel. Du côté des espaces privés, celui des salons, où une grande dame reçoit à la fois mondains et littérateurs, ceux-ci étant voués à distraire et divertir ceux-là, tandis que la « qualité » des hôtes apporte soutien (y compris financier) et protection aux écrivains : ainsi de Voiture dans le salon de Mme de Rambouillet, ou de La Fontaine chez le financier Fouquet, puis chez Mme de La Vallière. Le pouvoir monarchique tendit à limiter l'influence de ces espaces privés, en instituant un mécénat d'État, en valorisant le goût de la cour (et du roi) comme « arbitre des élégances », ainsi qu'en « étatisant » le mouvement académique.