Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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France (XXe siècle) (suite)

Le roman et l'autobiographie

L'entre-deux guerres

Le roman est en crise, comme la représentation du monde, du début du siècle aux années 1920, où Breton et Valéry le considèrent comme une forme périmée, trop lourde, trop explicite, simpliste dans ses effets. Avant la guerre, le roman d'analyse (Bordeaux, Marcel Prévost, Bourget) s'enlise dans les stéréotypes d'une psychologie très conservatrice. Barrès et France triomphent comme « maîtres à penser » et Roussel poursuit dans l'incompréhension totale une œuvre qui influencera profondément la fin du siècle (Locus solus, 1914). La littérature de divertissement connaît en revanche de grandes réussites, avec Benoit, Rosny aîné, Leroux, Leblanc (Arsène Lupin, 1907), Allain et Souvestre (Fantomas, 1911), Zévaco (Pardaillan, 1902).

   L'année 1913 est une date charnière, où sont publiés le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier et surtout le premier volume d'À la recherche du temps perdu, où Proust décrit un moi multiple, mobile et fragmentaire et le monde comme une constellation de rapports à élucider. Au cours des années 1920, on assiste à une révolution dans l'art du roman. Dans les Faux-Monnayeurs (1925), Gide met à nu les illusions romanesques et fonde l'engouement à venir pour les romans du romancier en train d'écrire un roman. La première expérience de monologue intérieur, Les lauriers sont coupés de Dujardin, ignorée en 1887, reparaît avec une préface de Larbaud en 1924, année où Ulysse de Joyce (1922) est traduit partiellement. En 1913, Rivière appelait de ses vœux un « roman d'aventure » plus poétique et plus libre : après la guerre, le récit poétique affranchit l'imaginaire du roman des contraintes réalistes. Alain-Fournier, Larbaud et Vialatte évoquent avec mélancolie l'adolescence. Giraudoux, Supervielle, Radiguet (le Diable au corps, 1923) ou Cocteau sont plutôt du côté de la fantaisie, fantastique ou parodique, et les récits surréalistes (Aragon, Soupault, Breton), du côté du rêve, Colette, de la sensualité. Le cosmopolitisme s'exprime avec noirceur chez Cendrars, avec une légèreté libertine chez Morand. Giono et Ramuz, proches du récit poétique par la démesure mythique de leurs célébrations du « chant du monde », se rattachent aussi à un courant rustique plus naturaliste (Genevoix). Le naturalisme engendre également les fresques sociales que sont les « romans-fleuves » (terme forgé par Romain-Rolland, Jean-Christophe, 1904) de Duhamel, Martin du Gard et Romains (les Hommes de bonne volonté, 1932).

   Avec la crise de la fin des années 1920, le roman se fait moraliste, voire métaphysique : Mauriac, Green et Bernanos (Sous le soleil de Satan, 1926), mais aussi Lacretelle, Jouhandeau, Bove, publient des romans très sombres autour des notions de péché et de culpabilité. Avec la découverte de Freud, certains romanciers explorent l'inconscient (Leiris, Crevel, Jouve). Le roman du peuple (dit « populiste » ou « prolétarien ») opte pour la représentation brute et réaliste de la misère : Dabit (Hôtel du Nord, 1929), Van der Meersch, Poulaille, Carco, Mac Orlan, Beucler. Les communistes prennent part au débat : Aragon entreprend la fresque pédagogique du Monde réel (1934) et Nizan appelle de ses vœux un « réalisme socialiste » (1935). Guilloux (le Sang noir, 1935), pacifiste de gauche, et Céline, dont les pires dérives antisémites sont encore à venir, partagent colère, style oral et choix narratifs très novateurs : le Voyage au bout de la nuit (1932) mène la forme romanesque à ses limites et ouvre la voie, par son travail radical sur la langue, aux écrivains des années 1950.

   Face à la montée des périls, des romans très en retrait sur les avancées céliniennes s'engagent, à la recherche d'une morale individuelle : Malraux (la Condition humaine, 1933) utilise des techniques cinématographiques pour dire une réalité chaotique. Montherlant, Drieu La Rochelle, Nizan, Saint-Exupéry recherchent tous, des tentations du dandysme aux complaisances fascistes, une forme d'héroïsme, de dépassement aristocratique de soi. L'occupation révèle les oppositions (de Brasillach et Rebatet à Jean Prévost et à Vercors, le Silence de la mer, 1942). L'abîme métaphysique creusé par la Shoah déplace la question de l'engagement : comment écrire l'indicible (Antelme, Rousset, Cayrol) et dire l'absurde (Sartre, la Nausée, 1938 ; Camus, l'Étranger, 1942). Le roman existentialiste (Sartre, Beauvoir, Camus), souvent assez lourdement didactique, ne se signale pas par son audace formelle, même si Sartre tente d'adopter les innovations narratives américaines (les Chemins de la liberté, 1945). Ce roman engagé côtoie des romans de la vie rurale et de la nature (Bosco, Pourrat, Frison-Roche, Vialar), ceux de la veine populiste et fantaisiste (Aymé) ou de la tradition psychologique (Bazin).

L'ère du soupçon

Mais l'après-guerre voit surtout l'entrée du roman dans l'Ère du soupçon (Sarraute, 1956) : « Le romancier ne croit plus en ses pouvoirs [...] il a mauvaise conscience », écrit Gadenne (1947). De nombreux romanciers ont disparu entre 1945 et 1955, et la nouvelle génération remet en cause le statut de l'événement, du récit et même du sujet. Certains traduisent ce soupçon par l'expression romanesque d'un désespoir métaphysique, tels Gadenne, Reverzy, Calet, Guérin, Hyvernaud, Dhôtel, Cendrars ou Gracq, qui exprime l'attente face à l'imminence de l'indicible (le Rivage des Syrtes, 1954), ou le Giono d'Un roi sans divertissement (1948). D'autres revendiquent contre « Jean-Sol Partre » l'autonomie de la fiction, et optent pour la virtuosité verbale et l'humour du désespoir : Vian, Vialatte et Queneau, dont les romans d'après-guerre exploitent avec bonheur les jeux sur les possibles narratifs (les Fleurs bleues, 1965). Autour de Nimier (le Hussard bleu, 1950), le groupe des « Hussards » (Blondin, Laurent, Déon, Huguenin, Perret, Nourissier, Fraigneau, voire Sagan, avec Bonjour tristesse, 1954) affiche des valeurs individualistes et cyniques et cultive un style désinvolte.

   Linguistique et psychanalyse déconstruisent le sujet en explorant les limites de la morale, de la parole et de la conscience. Le roman s'avance alors très loin dans la transgression morale : quête spirituelle de Bataille à travers la « part maudite » de la sexualité, confessions impudiques de Genet et de Violette Leduc, érotisme noir et raffiné de Klossowski et de Mandiargues. Des théoriciens déplacent la transgression du plan moral au plan littéraire, remettant en cause les conventions romanesques mêmes (Barthes, le Degré zéro de l'écriture, 1953 ; Blanchot, le Livre à venir, 1959). Les romans de Blanchot, de Des Forêts (le Bavard, 1946) et de Beckett ressassent une parole sans fin et sans incarnation, venue d'après la mort du sujet parlant.

   À partir des années 1950, le Nouveau Roman rassemble des écritures diverses (Sarraute, Simon, Robbe-Grillet, Butor et Pinget) mais qui partagent le refus du personnage, de l'intrigue et de l'illusion réaliste pour privilégier les « aventures de l'écriture ». Ricardou, analyste virtuose, est à l'origine d'une période plus formaliste au début des années 1970, tandis que les auteurs poursuivent leurs œuvres de manière plus individuelle, ainsi que Duras, Ollier, Pingaud, Claude Mauriac, de sensibilité proche. Parallèlement, les expérimentations formalistes et textualistes de plus en plus radicales qui se développent dans les années 1970 autour de Tel quel (Sollers, Paradis, 1981 ; Guyotat, Maurice Roche, Pleynet, Denis Roche, Jean-Pierre Faye) évoluent vers une remise en cause sans doute trop élitiste et théoricienne qui conduit à une impasse. En marge du nouveau roman, de grands romanciers font le choix d'un classicisme ouvert à l'innovation : en 1968 paraissent l'Œuvre au noir (Yourcenar), Belle du seigneur (Cohen) et les premiers romans de Tournier et de Modiano. Aragon s'éloigne du réalisme socialiste pour explorer à partir de 1958 le « mentir-vrai » et les innovations formelles de son temps.

Au-delà du soupçon

Dans les années 1980, de nombreux romanciers reviennent à un roman plus traditionnel. La nouvelle fin de siècle, toutefois, ne pratique pas la table rase, mais se réapproprie l'héritage riche et contradictoire du siècle pour relancer les interrogations concernant la possibilité et le sens du récit, le réel et la société, le sujet et la mémoire. Les genres, par ailleurs, se mêlent : fiction, récit de soi et métaphysique se confondent, le roman policier est beaucoup détourné, et nombre d'auteurs passent de la « noire » à la « blanche » chez Gallimard (Pennac, Benacquista, Belleto, Dantec). Le siècle a aussi été celui de l'avènement des romancières, qui passe dans les années 1970 par une phase de revendication féministe et de réappropriation du langage (Rochefort, Sarrazin, Cardinal, Chédid, Cixous, Chawaf, Wittig).

   Si le roman contemporain semble parfois s'épuiser dans des textes courts et minimalistes (Bobin, Delerm), il est surtout caractérisé par un retour du récit, la volonté de réintroduire l'histoire et l'Histoire, de retrouver le plaisir de la fiction. Le groupe de la « nouvelle fiction » (Tristan, Petit, Haddad, Berthelot) revendique avec force celui-ci et prône un fantastique moderne fondé sur la réécriture des mythes. De nombreux autres romanciers (Orsenna, Combescot, Decoin, Braudeau) mêlent les recettes du roman des siècles passés à celles du cinéma dans des récits combinant humour et péripéties. Les voix nouvelles des romanciers antillais (Glissant, Condé, Chamoiseau, Confiant) importent techniques et traditions orales. Fiction et philosophie se mêlent dans les quêtes initiatiques nomades de Le Clézio et les fables spéculatives et mythologiques de Kundera, D'Ormesson ou Tournier (le Roi des Aulnes, 1970). La tradition des romans de mœurs (Troyat, Sagan) et d'éducation (Nourissier, Sabatier, Déon) perdure. De nombreux héritiers de Proust s'attachent à transcrire la complexité de la conscience et de la mémoire, dans une langue classique (Bianciotti, Rinaldi, Laclavetine) ou plus crue et contemporaine (Salvayre, Detambel, Nobécourt).

   Le retour du récit entraîne un regain des sous-genres. Le roman historique rencontre un grand succès (Bourin, Merle, Desforges, Chandernagor, Clavel, Druon). Le roman policier a été dominé par Simenon (1931), puis Léo Malet dans les années 1940, enfin Boileau et Narcejac, Le Breton, Exbrayat, ainsi que le San Antonio de Dard dans les années 1950. Un « néopolar » engagé au style percutant et cinématographique (Manchette, Vautrin, Demouzon, puis Daeninckx, Jonquet, Raynal, Fajardie, Japrisot) naît de 1968. Dans les années 1990, le genre diversifie ses horizons (Benacquista, Pouy, Izzo, Reboux) et les romancières se multiplient (Vargas, Tabachnik, Aubert, Manotti). La France a été au début du siècle la patrie de la « littérature d'anticipation » dans la tradition de Jules Verne avec Rosny aîné, Renard, Messac, puis Barjavel (Ravage, 1943), Boulle et Merle. Dans les années 1950, Vian et Queneau contribuent à promouvoir la « science-fiction » américaine, que pratiquent Curval, Klein, Ruellan, Wul. 1968 suscite une nouvelle vague plus politique (Andrevon, Douay, Pelot, Walther), et si la génération suivante (Brussolo, Canal, Dunyach, Jouanne, Ligny) explore plutôt de sombres espaces intérieurs, les années 1990 sont celles d'un renouveau dans l'invention (Ayerdhal, Bordage, Genefort, Lehman, Wagner).