Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Merveilles de l'Inde
(Kitab adja'ib al-Hind)

Ouvrage arabe attribué au capitaine de navire Buzurg Ibn Shahriyar et rédigé vers le milieu du Xe siècle. Il regroupe quelque 135 récits de voyageurs, marins et marchands, qui ont dû naviguer, pour la plupart, dans l'océan Indien. Certaines anecdotes, relativement objectives, relèvent presque de l'observation ethnographique. Mais la part la plus importante et la plus singulière de l'ouvrage (montagne d'aimant, oiseau Rokh, femme-poisson, population aux coutumes extraordinaires) appartient sans aucun doute au merveilleux et se retrouve, par exemple, dans les célèbres voyages de Sindbad le marin ainsi que dans d'autres récits des Mille et une nuits ou dans des recueils analogues.

merveilleux

Le merveilleux est une catégorie esthétique opposable à l'étrange et au fantastique (T. Todorov) en ce qu'il suppose du lecteur, le temps de sa lecture, l'acceptation de nouvelles lois empiriques et l'imagination d'un autre « monde possible » (U. Eco), dans lequel l'événement merveilleux n'apparaîtra pas comme une remise en cause traumatisante. Mais le merveilleux doit être aussi distingué du surnaturel. Le surnaturel est, dans le contexte d'une croyance, normal (comme peut être normale, par exemple, la référence à Dieu pour un chrétien) ; le merveilleux est le surnaturel représenté hors de cette norme : données surnaturelles, récits extraordinaires, miracles ne deviendront merveilleux que dans la mesure où ils renvoient à un ailleurs (ou à un passé), où ce qui se donne à voir est (ou a été) objet de croyance. Suivant que s'établit ou non ce jeu d'emprunt et de distance, le merveilleux naît ou ne naît pas de la notation surnaturelle : ainsi le surnaturel de la Bible ne paraîtra pas merveilleux s'il est perçu culturellement comme lié à l'histoire et aux convictions actuelles, mais le paraîtra vu de l'extérieur de cet univers de croyance, où il sera tenu pour « étranger ».

   Les débats sur le merveilleux païen et le merveilleux chrétien sont à cet égard significatifs. À l'origine, le christianisme se trouva devant le legs de l'Antiquité : Histoire naturelle de Pline, Collection des choses mémorables de Solinus, Métamorphoses d'Ovide, Chorographie de Pomponius Mela, traités de Varron, l'Âne d'or d'Apulée, Physiologus, etc. Se fondant sur le Psaume 96, les premiers apologistes (Tertullien, Lactance, Arnobe, saint Augustin) considérèrent ces textes comme décrivant des manifestations démoniaques, avant que Fulgence (Mythologies, v. 500) entreprît de récupérer la théorie évhémériste et de rationaliser le panthéon antique. Seul fut épargné le merveilleux géographique et zoologique : les peuples monstrueux du bout du monde évoqués par saint Augustin (Cité de Dieu, XVI, 8) sont issus d'une désobéissance des « filles d'Adam » qui ont absorbé des plantes interdites. Le merveilleux païen survivra cependant à travers la culture des femmes et des chevaliers, fondée sur la tradition orale et populaire et qui, face à la culture cléricale, contaminera la littérature de chevalerie : culte des arbres et des sources (la fontaine du Roman de Rou), pratiques de magie et de sorcellerie (philtre de Tristan et Iseult). Les « renaissances » carolingienne et du XIIe s. ont également largement contribué, en retrouvant et recopiant des textes antiques, à remettre à l'honneur la mythologie païenne – du De universo de Raban Maur au De imagine mundi d'Honorius Augustodunensis et à la Physica de sainte Hildegarde. Lorsque, au beau milieu de la « querelle des Anciens et des Modernes », Boileau s'en prend à Desmarets de Saint-Sorlin, en affirmant d'une part que la religion chrétienne est trop sérieuse pour être traitée en poésie, d'autre part que l'Évangile pourrait être contaminé par la fable, il prouve qu'il ne peut y avoir de merveilleux sans acceptation de l'altérité et qu'une croyance dogmatique exclut de reconnaître en elle-même les signes de cette altérité.

   La perspective historique et le sens de l'exotisme ont restitué, avec le romantisme, le merveilleux : évocation légendaire du passé (Hugo, la Légende des siècles), formation de la légende napoléonienne, poèmes mythiques ou philosophiques (Lamartine, la Chute d'un ange ; Vigny, Éloa ; Quinet, Ahasvérus ; Hugo, Dieu, la Fin de Satan). Le recours aux traditions folkloriques (Nodier), l'imaginaire oriental (Nerval), l'actualisation de formes caduques de la croyance (Villiers de L'Isle-Adam), sous une forme qui fait de l'altérité une variable de l'identité des objets et des êtres, ouvrirent le merveilleux au fantastique, alors que Jules Verne jouait de l'ailleurs de l'invention scientifique pour suggérer l'objectivité d'un merveilleux qui est anticipation, donc rigoureuse altérité. Le merveilleux a trouvé, au XXe s., une double expression. D'abord avec le surréalisme, pour qui le merveilleux est une actualité de l'existence et de l'imaginaire dans la mesure où il est un prodige : il n'exclut cependant ni la distance ni le décalage parce qu'il dit l'étrangeté du désir et, en conséquence, celle de toute rencontre de l'Autre. Dans ces conditions, l'écriture tout entière relève du merveilleux puisqu'elle est un autre événement, à chaque fois une confrontation avec l'imprévisible (« c'est oracle ce que je dis », Rimbaud). L'actualité du merveilleux n'est rien d'autre que cette constante possibilité de l'altérité, et la certitude de sa lecture se confond avec la notation du seuil en deçà duquel la conscience imageante peut l'appréhender. C'est pourquoi le merveilleux surréaliste se donne, plus généralement, comme un autre rapport entre l'écrit et la vie – celle-ci se définissant comme altérité constante, ainsi que l'indique la théorie du hasard objectif. L'autre face du merveilleux moderne est à chercher dans l'heroic fantasy (« épopée fantastique »), qui, revenant explicitement aux légendes du passé, joue à la fois sur le rappel du révolu, sur l'anticipation et sur les mondes parallèles : elle définit ainsi l'imaginaire merveilleux à la fois comme inquiétant et comme gratifiant, suivant la dualité même du désir de l'autre ; elle marque que le surnaturel n'est qu'un traitement arbitraire de l'Histoire et, en conséquence, un moyen d'invention.