Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
A

Antilles (suite)

Antilles francophones

On ne peut pas parler des Antilles-Guyane littéraires comme on ferait d'une province de l'Hexagone. Cette spécificité n'est pas essentiellement le fait du rapport qu'entretient le centre français avec la périphérie insulaire – longtemps défini en termes d'exotisme et de dépendance culturelle, économique et politique –, mais le fait d'une histoire lourde, qui commande de comprendre que la qualité d'écrivain s'y double presque toujours d'une problématique idéologique. Ainsi l'œuvre d'Aimé Césaire, poète et dramaturge de Martinique, aura été multiplement émancipatrice : du colonialisme, du capitalisme, du stalinisme et des risques de dictature postcoloniale. À ces titres, il est sans doute en ce début de siècle le plus grand « auteur littéraire » français vivant.

   Littérature non autochtone puisque, dans les trois îles francophones, la question indienne était réglée par l'extermination dès 1660. Ethno-littérature cependant, produite d'abord par la caste des colons blancs, et accédant parfois à une autonomie littéraire sinon artistique : chroniques des pères Du Tertre et Labat, manuels de planteurs (Descriptions de Moreau de Saint-Merry) appréciés dans l'Amérique des XVIIIe et XIXe siècles.

   Avant la guerre d'indépendance de Saint-Domingue, devenant Haïti en 1804, avant les abolitions de l'esclavage (à quatre reprises), aucun Noir ne put écrire, à l'exception de quelques « hommes de couleur » affranchis, sans envergure. Après 1804, la situation politique et littéraire suivit deux cours différents (voir Haïti). Pour les territoires demeurés colonies, l'ensemble produit en langue française par les générations d'après l'abolition de 1848 se greva d'exotisme, tout en reproduisant les divers courants de la littérature de métropole : romantisme, symbolisme, Parnasse, réalisme... Ses caractéristiques locales : régionalisme, lyrisme suscité par les paysages, célébration « doudouiste » de la femme de couleur, ne laissaient pas d'être attachantes, comme l'a justement montré le critique Jack Corzani. Mais l'assomption survint avec le recueil Éloges (1911) du Blanc créole Alexis Leger (Saint-John Perse, prix Nobel).

   Le sentiment identitaire des descendants d'esclaves, en germe dans quelques essais, émergea à Paris avec la Revue du monde noir (1931), Légitime Défense (1932), l'Étudiant noir (1935), et le Cahier d'un retour au pays natal (1939) de Césaire, initiant avec l'Africain Léopold Sédar Senghor et le Guyanais Damas le mouvement de la négritude. Négritude : « une poétique qui se prend pour une anthropologie », dira le philosophe martiniquais René Ménil (Antilles déjà jadis, 1999). La culture rationaliste et marxiste de Césaire fit beaucoup pour que même les auteurs indépendantistes ne tombent pas dans la veine ethnico-nationale. Ainsi, dans la genèse d'une anthropologie critique aux Antilles-Guyane françaises, l'histoire, la situation sociale, la culture du « nègre quotidien » (Césaire) comptèrent plus que la biologie.

   Le mouvement de l'antillanité (1959), lancé par E. Glissant, puisa dans une géographie de désir du « pays » des identités tant enracinées qu'archipéliques. Puis l'Éloge de la créolité (1989) de P. Chamoiseau, R. Confiant, J. Bernabé, donna vigueur à la langue créole et au français créolisé. On observe aujourd'hui un multiculturalisme de haut niveau, une pratique des cultures de transit, non seulement caribéennes mais aussi mondiales. L'importance du référent national français s'en trouve relativisée, quand l'esprit de dissidence ne s'y affirme pas. Avec la Parole des femmes de Maryse Condé (1979) et les motifs de l'amour (doucines, limbés), la personne antillaise est traitée entre identité compromise et langue menacée.

Antilles hispanophones

Cuba, Porto Rico et Saint-Domingue forment un ensemble culturel original : hispano-américain par ses influences, caribéen par sa position géographique et sa problématique humaine. Une histoire commune, une ethnie semblable, une même langue et des migrations interinsulaires constantes lient les Antilles hispanophones dans un même devenir culturel. La trajectoire littéraire des trois îles est similaire, de la conquête espagnole à l'indépendance (1492-1898). Cependant, des différences notoires apparaîtront à l'époque contemporaine. Cuba et Porto Rico s'uniront aux courants antillanistes, tandis que Saint-Domingue restera dans la lignée d'une expression créole coloniale. Comme dans les îles francophones et anglophones, il faut mettre en évidence l'existence d'une littérature écrite dans la langue du colonisateur (ici l'espagnol) – fait de la colonisation – et signaler celle d'une littérature de tradition orale en langue créole – fait de l'esclavage.

   Il faut remarquer avant tout qu'il n'existe pas de littérature précolombienne. Cependant l'Indien, habitant autochtone des îles, sera dans une certaine mesure un sujet littéraire. La réalité historique engendrera la thématique littéraire : découverte, colonisation, esclavage, économie de plantation (café, canne à sucre, coton). En réalité, la littérature caribéenne, comme la littérature hispano-américaine, naît à l'aube du XIXe s. dans le feu de l'émancipation de la tutelle espagnole. Une grande partie de cette littérature est donc politique, voire pamphlétaire. Depuis lors, les États nés de l'indépendance ont connu de violentes luttes sociales et politiques. Il était donc inévitable que nombre d'écrivains – qui sont souvent orateurs, publicistes et politiciens – aient orienté leur production littéraire dans un sens « engagé ». Mouvements d'indépendance vis-à-vis de l'Espagne, action antiesclavagiste, luttes internes contre les dictatures et contre l'expansionnisme américain laisseront leurs traces dans les écrits antillais.

   Les premiers écrivains sont des conquérants et des religieux espagnols qui ont découvert le Nouveau Monde. Bien que leurs récits revêtent un caractère mythique, voire épique (la conquête, l'or, l'évangélisation), ils peuvent être considérés plus comme des témoignages historiques que comme des œuvres littéraires. Christophe Colomb dans ses Notes de voyage (1493) offre une description des différentes ethnies indiennes et met en évidence la préoccupation des conquérants : trouver l'or et christianiser les Indiens. C'est ce thème qui sera repris, sur un registre critique, par l'écrivain cubain contemporain Alejo Carpentier dans la Harpe et l'Ombre (1979). Dès 1518, Alonso de Zuazo, envoyé du cardinal Cisneros à Hispanolia, fait parvenir à Charles Quint un récit sur l'organisation des relations entre seigneurs blancs, travailleurs indiens protégés par la couronne et esclaves noirs. De même, un religieux établi à Porto Rico, le père de Diego Torres Vargas, publie en 1647 une histoire de l'île.

   Aux XVIIe et XVIIIe s., la littérature des îles n'est que le reflet de la littérature espagnole métropolitaine. C'est l'époque du théâtre baroque. Les colons représentent des œuvres qui sont souvent jouées par des indigènes dans les églises ; mais, en 1660, Philippe IV interdit cette pratique, et le théâtre s'installe sur les places et dans les cours.

   Le XIXe s. voit apparaître une littérature d'émancipation à l'égard de la métropole, bien que fortement marquée par les écoles européennes (romantisme, positivisme, costumbrismo). En réplique à la mode européenne, des salons littéraires apparaissent, à Porto Rico par exemple, chez les poètes Alejandrina Benitez et Rodolfo Gautier. Toutes les écoles littéraires exaltent la beauté du paysage et les valeurs de la nation américaine, dans une perspective plus ou moins romantique ou politique, avec les Cubains José Maria de Heredia (1803-1839), Domingo Belmonte, qui regroupe les jeunes intellectuels de l'île autour de la revue Revista bimestre cubana (1831-1834), et, dans la lignée du costumbrismo, José Jacinto Milanés. Eugenio Maria de Hostos (1839-1903), né à Porto Rico et mort à Saint-Domingue, vécut dans les trois îles et peut être de ce fait considéré comme un auteur antillais hispanophone au sens large : il projeta la création d'une fédération antillaise libre. De façon paradoxale, c'est aux Antilles, où l'Indien avait disparu, que la littérature « indianiste » commence à fleurir. Le thème de l'Indien est plus fréquent dans la littérature des Antilles d'expression espagnole que dans les îles d'expression anglaise ou française, avec le poème Anacaona (1830), de Salomé Ureña de Henriquez, et le roman Enriquillo (1882), de Manuel de Jesus Galván. L'indianisme sera d'ailleurs bientôt relayé par l'indigénisme, littérature antiesclavagiste dans laquelle le Noir prend la place de l'Indien, et qu'illustre le roman Francisco, d'Anselmo Suarez Romero, et surtout l'œuvre de Gabriel de la Concepción Valdés, dit Plácido (1809-1844), mulâtre autodidacte qui appelle Noirs et métis à la révolte contre les créoles. Un poète moderniste comme José Marti ne séparera pas non plus sa lutte contre le joug espagnol de son interrogation sur la question raciale (Miraza, 1893).

   La littérature du XXe s. fait plus que jamais appel à l'histoire. Henri Christophe, roi noir qui prit le pouvoir à l'indépendance, deviendra un personnage littéraire tant pour les écrivains de langue française (Aimé Césaire) que pour les auteurs d'expression espagnole comme Alejo Carpentier (le Royaume de ce ce monde). De façon générale, la littérature contemporaine est dominée par une prise de conscience de la négritude. L'esclavage, qui a été aboli dans toutes les Antilles en 1886, restera un thème cher aux écrivains (Alejo Carpentier, le Siècle des lumières, 1962). On date de 1927 l'apparition du mouvement afro-cubain ou afro-antillais. Au début phénomène intellectuel (prise de position des intellectuels antillais contre la culture gréco-latine), ce courant influencé par le surréalisme correspond aussi à la mode des arts nègres en Europe. Le mouvement se développe essentiellement à Porto Rico et à Cuba, où Fernando Ortiz fait figure de précurseur avec Dictionnaire afro-cubain (1924). En revanche, la République dominicaine, qui redoute toujours l'infiltration haïtienne, recherche, dans sa culture, des sources espagnoles. Les écrivains de Porto Rico et de Cuba découvrent, eux, la danse, les chansons et les superstitions africaines. L'afro-antillanisme se manifeste à travers la musicalité. La poésie s'affirme ainsi comme le mode d'expression immédiat avec Danse nègre (1926) de Luis Palés Matos, Motifs du son (1930) de Nicolás Guillén et Ecue-Yamba-O (1933) d'Alejo Carpentier. La recherche d'une esthétique noire conduit Palés Matos et Nicolás Guillén à louer les beautés de la femme noire et à s'opposer par là aux canons de la beauté classique européenne. D'autres écrivains, comme Lydia Cabrera (Chants nègres de Cuba, 1945), transcrivent des contes d'inspiration africaine transmis oralement dans les veillées populaires. Le mouvement, au départ intellectuel, aboutit à une révolte et les écrivains de langue espagnole se rallieront au poète antillais d'expression française Aimé Césaire (Discours sur le colonialisme, 1946). Les préoccupations politiques et sociales dominent la littérature antillaise hispanophone contemporaine : condition du paysan exposé à la répression et à la famine née de la sécheresse ou des cyclones, exploitation des grands propriétaires, discrimination raciale. La canne à sucre est devenue un thème littéraire majeur.