Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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France (XIXe siécle) (suite)

Le triomphe des genres narratifs

Quelles formules pour le roman moderne ?

Genre important, mais jugé « bas » et par là même inférieur aux genres nobles à l'époque classique, le roman conquit au XIXe siècle sa pleine légitimité. Le triomphe du roman est sans nul doute lié à la démocratisation du lectorat et à l'industrialisation croissante des médias artistiques. Mais il s'explique aussi par le fait qu'il permettait mieux que d'autres genres d'exprimer ces deux nouveaux objets qu'imposait le renouvellement de la sensibilité esthétique et, au lendemain de la Révolution, un monde en pleine transformation : l'intériorité du moi individuel et la complexité du social (vers Mme de Staël, Essai sur les fictions).

   Ces nouvelles conditions suscitèrent la transformation de l'héritage du XVIIIe siècle, plus que son évacuation, dans ses différentes formes : roman épistolaire, que prisèrent particulièrement les femmes romancières sous l'Empire, mais qui parut vite trop restreint dans sa forme de socialité ; roman noir ou « gothique », importé de Grande-Bretagne, qui exprimait selon une thématique moyenâgeuse les préoccupations modernes de la violence sociale et passionnelle (vers Sade, Hugo, Balzac), et inspira aux « petits romantiques » (Borel, Lassailly) de la mouvance dite « frénétique » (Nodier) des œuvres exaltées et désespérément ironiques où se disaient le mal-être et le « désenchantement » (Lautréamont, Barbey d'Aurevilly en hériteront) ; littérature fantastique, qui devint chez Nodier et Balzac interrogation simultanée d'un ordre secret du monde et d'une loi secrète de l'œuvre, et chez Mérimée et Gautier comme à la fin du siècle chez Maupassant mise en scène énigmatique d'un dérèglement des apparences et de la légalité rationnelle du réel ; idylle, genre de prédilection du XVIIIe siècle finissant et qui, renvoyée à son impossibilité par la violence de l'histoire, travailla toujours en creux les romans de Chateaubriand, de Senancour, de Balzac et de G. Sand, aboutissant aux Filles du feu de Nerval. À ces formes héritées et transformées s'ajouta celle du roman historique à la manière de W. Scott, qui fut sous l'Empire et la Restauration le modèle d'une nouvelle organicité du récit et d'une inscription du sujet dans la complexité du social, modèle adopté (Vigny, Mérimée) et dépassé (Balzac, Hugo), mais dont la leçon sera constitutive pour le roman réaliste. Au-delà de l'Histoire, toutefois, le roman romantique chercha rapidement la voie d'une refondation épique du romanesque, que Chateaubriand (Atala, les Natchez), Stendhal (le Rouge et le Noir, la Chartreuse de Parme), Hugo (les Misérables, les Travailleurs de la mer) illustrèrent très diversement.

Les statuts du sujet

Ces héritages, on le voit, furent féconds tout au long du siècle ; mais les paradigmes qu'ils proposaient figeaient l'Histoire dans des décors conventionnels, inaptes à rendre compte de la complexité d'une société en plein bouleversement politique, économique et social. Aussi les romanciers se tournèrent-ils dès avant les années 1830 vers l'évocation du présent ou d'un passé proche, devenant ce que Balzac appelait les « historien[s] des mœurs et des idées ». La grande Histoire, elle, passait à l'arrière-plan d'un essentiel qui ne relevait plus d'elle.

   Exprimer l'intériorité complexe du sujet dans un monde social lui-même complexe – enjeu du roman moderne – suppose de combiner dans les personnages le singulier et le général, l'éternité de la représentation morale (héritée des siècles classiques et toujours revendiquée) et l'historicité de la représentation sociale (exigée par les temps nouveaux). La formule du « type », inventée par Balzac pour la Comédie humaine concilie ces contradictions en multipliant pour chacun d'eux les figures possibles et les ancrages dans la société ; elle constitue par là même l'intégration et le dépassement exemplaire des solutions romanesques antérieures. C'est le modèle du roman d'apprentissage (repris du XVIIIe siècle) que requiert pour sa part Stendhal, qui s'inspire du sensualisme des idéologues : les différents personnages construisent leur individualité dans l'expérimentation ironique et lucide du monde des intérêts et des passions (vers la Chartreuse de Parme, le Rouge et le Noir, Lucien Leuwen), permettant, comme chez Balzac mais par de tout autres moyens, une exploration kaléïdoscopique de l'intériorité... et du moi du romancier lui-même. À cette capacité du personnage à incarner les valeurs ou la pertinence d'un apprentissage (fût-ce sur un mode négatif) s'oppose chez Flaubert, comme chez les Goncourt, Zola ou, par dérision, Villiers, l'impossibilité d'élaborer désormais une figure héroïque ou même individualisée du sujet : à l'individu expérimentateur se substitue le « cas » ; l'affirmation démiurgique et omnisciente (Balzac, Hugo) ou ironique et décalée (Stendhal) du créateur se voit opposer l'effacement du personnage et de l'écrivain lui-même derrière une représentation utopiquement neutre et objective (Flaubert, Zola, Maupassant).

   Ce statut à la fois central et critique du sujet se retrouve évidemment dans les autobiographies et les fictions à caractère autobiographique – genre profondément renouvelé par Rousseau. Chateaubriand, dans la continuité du Werther de Goethe, inaugura avec René une série de « héros problématiques » (Lukács) dont la « conscience malheureuse » (Hegel) manifestait l'impossibilité du moi à se définir, sa séparation d'avec le social et d'avec le langage, exil d'un manque à être qui assigne à la réflexivité de l'écriture une fonction réparatrice : ainsi les héros éponymes d'Adolphe (Constant), d'Oberman (Senancour), plus tard de Dominique (Fromentin) ou les narrateurs de la Vie de Henry Brulard (Stendhal) ou du Journal d'un fou (Flaubert). La singularité irréductible du moi vaut comme emblème d'un statut critique du sujet moderne – par-delà le partage secondaire entre biographie stricto sensu et fiction autobiographique. C'est cette figure d'un moi défini par sa confrontation aux dynamismes complexes et fluctuants de l'Histoire et de la mémoire, par son caractère à la fois exemplaire et insaisissable, que construisent les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand. C'est une totalisation comparable, mais plus axée sur le foisonnement des diffractions du sujet par les figures mythiques ou oniriques, que proposent le Voyage en Orient, Sylvie ou Aurélia (Nerval) : totalisation réconciliatrice du sujet, mais qui ne peut advenir qu'en affirmant l'autotélie de l'œuvre.

De l'œuvre totale à la ruine de la totalité

Balzac se réclamant des savants naturalistes comme des historiens, Stendhal revendiquant l'héritage matérialiste du XVIIIe siècle, Zola et les Goncourt fondant leur méthode sur l'observation positiviste manifestent le souci d'un fondement épistémologique du roman. La critique a pourtant relevé les failles qui lézardent l'édifice surmotivé de la Comédie humaine, les contradictions entre les projets rationnels et l'immédiateté de l'expérience sensible qui compromettent l'apprentissage chez Stendhal, l'abîme qui toujours menace la totalisation symbolique chez Hugo, l'émiettement des savoirs malgré la surabondance des documents chez Flaubert (vers Bouvard et Pécuchet), la fragilité d'une prétendue expérimentation scientifique que Zola ne fait que plaquer sur la construction poétique des Rougon-Macquart. Au-delà de ces convergences, les romans du second demi-siècle manifestent la crise des constructions totalisantes d'un Balzac ou d'un Hugo : l'Éducation sentimentale (Flaubert), la trilogie de Jacques Vingtras (Vallès) sont ainsi des antiromans d'apprentissage ; l'exactitude documentaire (Flaubert, les Goncourt, Zola) se dissout dans la prolifération des notations matérielles ou sensorielles et l'évacuation du sens – évacuation attestée par l'insignifiance délibérée des intrigues (Maupassant, Céard, le premier Huysmans) autant que par l'effacement délibéré de la présence du romancier dans le roman.

Fin de siècle

La fin du XIXe siècle fut marquée à la marge, pendant et après la publication des Rougon-Macquart, par une crise du positivisme par ailleurs toujours triomphant (Renan, Taine) et par celle du modèle dominant du roman naturaliste, dont Zola était l'incarnation écrasante. La réduction au physiologique, l'emprise d'une mécanicité scientiste sur le terrain de laquelle la France avait été battue en 1870 suscitèrent en réaction toute une production orientée vers l'expression de la spiritualité et la libération de l'imaginaire (Huysmans à partir d'À rebours, L. Bloy, des romanciers décadentistes comme J. Lorrain et R. de Gourmont, mais aussi toute une production ésotérique qui caractérisa un courant important du symbolisme), vers l'analyse psychologique qui prétendait restaurer l'identité du sujet (P. Bourget) ou vers l'affirmation convergente d'une problématique morale (Barrès) ou immoraliste (Gide, Rachilde), vers les prestiges retrouvés d'un romanesque faisant la part belle à la présence du conteur (Gobineau, Barbey d'Aurevilly, A. France, A. Daudet), ou à l'inverse vers une réflexivité ironique qui aboutissait virtuellement à l'autodestruction du genre (Villiers de L'Isle-Adam, Valéry). La trajectoire du roman au XIXe siècle apparaissait ainsi comme allant, avant de futures métamorphoses, d'une renaissance à un triomphe, d'un triomphe à un épuisement.

   Le XIXe siècle apparaît en définitive comme un siècle particulièrement décisif quant aux grandes mutations de la littérature moderne. Il a fait passer celle-ci de la domination rhétorique des poétiques des genres, propres aux « belles lettres », à une affirmation du sujet et de l'œuvre comme formes totalisantes, esthétiquement autonomes et par là même aptes à s'annexer tous les objets et tous les langages. Mais il a vu aussi bien la dislocation de ces formes et le retournement critique du théâtre, de la poésie et du roman contre les conquêtes du romantisme. Le processus ainsi entamé était déjà celui d'une négation de la littérature elle-même – de cette littérature dont il avait produit, dans son acception moderne, l'avènement.