Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
I

Inde

Il est courant, lorsqu'il s'agit de l'Inde, d'employer le terme « littérature » au pluriel, car chacune des quinze grandes langues de ce pays possède sa propre expression littéraire. Néanmoins, il existe un fonds culturel commun qui, tout en permettant à chacune de conserver sa spécificité et sa personnalité sur le plan linguistique et littéraire, constitue un patrimoine d'où se dégagent des tendances générales.

   Ces croyances, idées et préceptes sont contenus dans les textes sanskrits, véhicules de la culture indo-aryenne qui, du nord de l'Inde, s'est étendue au cours des siècles à toutes les régions du sous-continent, et même au-delà. Une importante tradition orale a souvent précédé de plusieurs siècles la fixation des textes par écrit, que ce soient les Veda, les Purana, les grandes épopées du Mahabharata ou du Ramayana, et les Tantras ou Agamas. D'autre part, bien que la langue sanskrite ne soit accessible qu'à une petite minorité de brahmanes et de lettrés, la diffusion en langue vulgaire a permis l'imprégnation de cette culture dans les diverses couches de la population qui ont réinterprété ces idées religieuses et ces mythes.

   Les concepts fondamentaux que l'on retrouve à toutes les époques, période contemporaine incluse, sont relatifs à la nature du divin, aux relations de l'homme et de la divinité et à la destinée humaine. L'hindouisme, religion très adaptable car non dogmatique, a permis la naissance d'écoles philosophiques diverses, de mouvements réformistes puissants, tout en conservant des concepts fondamentaux qui déterminent avant tout une attitude mentale et un mode de vie : la foi en une Réalité absolue dont la création, distincte ou non d'elle-même selon les théories dvaita (dualiste) ou advaita (non dualiste), est une émanation ; telle est la Vérité que l'homme doit essayer de rechercher et d'appréhender, par intuition directe de préférence, en suivant certains préceptes moraux adaptés à sa condition terrestre (dharma) qu'il assume pleinement, ayant toujours présent à l'esprit le karma, c'est-à-dire la conséquence inéluctable de ses actes sur sa destinée, et le désir de la libération finale (moksa) par le renoncement aux liens terrestres (artha-richesse et kama-plaisir). Quelles que soient les modalités proposées par les différents commentateurs (Manu par exemple), désireux d'affermir la puissance des brahmanes en donnant de l'importance au rituel et en préconisant de strictes règles d'observance dans le comportement social (préservation de la caste et système du mariage), quelle que soit l'ampleur des mouvements réformistes, comme le bouddhisme, le jaïnisme, la bhakti, le Brahmo et Arya Samaj à l'époque moderne, aucun ne s'est véritablement écarté de ces concepts fondamentaux, présents consciemment ou non dans la mentalité des Indiens, et par conséquent dans leur création littéraire. En se répandant dans l'Inde entière, y compris l'Inde dravidienne, ils ont contribué à universaliser les grandes croyances.

   Sur le plan strictement littéraire, on peut dire néanmoins que certaines œuvres du passé ont eu une influence prépondérante dans la formation des diverses littératures régionales. Le jaïnisme qui, dès le début de notre ère, adopte comme langue de prédication la langue vulgaire (prakrit et apabhramsa, puis les langues vernaculaires) a exercé une grande influence non seulement dans l'Ouest de l'Inde (Rajasthan, Gujarat) mais aussi dans le Sud à l'époque médiévale. Il a ainsi contribué au développement des littératures en langues régionales : hindi, gujarati, tamoul, kannara. L'accent mis par le jaïnisme sur la non-violence a largement influencé Gandhi et, à travers lui, toute une époque. Les grandes épopées du Mahabharata, la Bhagavad-Gita qui en fait partie, et le Ramayana ont été à la source de bien des littératures régionales : souvent leur adaptation en telle ou telle langue vernaculaire constitue la première œuvre littéraire en cette langue.

   Le grand mouvement de la bhakti à l'époque médiévale a peut-être plus qu'aucun autre contribué à une unification culturelle de l'Inde. Tirant son origine à la fois de la Bhagavad-Gita et des hymnes mystiques et passionnés composés en tamoul par les Alvars (VIIe s.), la bhakti se répand au Bengale, au Maharastra et dans toute l'Inde, utilisant comme véhicule l'imagerie populaire contenue dans le Bhagavata-Purana, en particulier le dixième livre consacré à Krisna (Xe s.). L'influence de grands religieux sivaïtes et visnuites tels Ramanuja (XIIe s.), Madhva (1197-1270), Nimbarka (XIIIe s.), Vallabhacarya (1479-1531), originaires de diverses régions du Sud, lui assure un large développement. De plus, elle reçoit du Bengale un apport des bouddhistes siddhas, des sahajayana et des nath yogi, liés au tantrisme. La bhakti est « participation » au Divin par cet amour qui s'exprime en chants collectifs (parfois accompagnés de danses), les kirtan, ou individuels (bhajan). Ce grand mouvement a inspiré des œuvres importantes telles la Jñanesvari, les chants de Namdev, Eknath et les hymnes de Tukaram au Maharastra. Au Bengale, il apparaît déjà dans la Gita-Govinda de Jayadeva (XIIe s.) pour s'épanouir, sous l'impulsion du mystique Caitanya, dans l'œuvre de Candidas (XIVe s.) et, s'étendant vers l'Ouest, fleurir en maithili dans les chants de Vidyapati (Bihar), de Surdas (pays braj), de Mirabai (Rajasthan). Dans la plaine Indo-Gangétique naît une autre forme, plus noble, de la bhakti, qui, suivant les préceptes de Ramananda (1400-1470), trouve son aboutissement dans le Ramcaritmanas de Tulsidas. L'islam même y contribue, car le soufisme indien s'imprègne aussi de ce sentiment de bhakti, par ses contacts avec les textes et les mystiques hindous, et donne entre autres la très belle épopée lyrique de Jayasi (Padmavat) et les chants de Kabir.

   À un niveau plus philosophique, le Vedanta, principalement constitué par les commentaires du sage sivaïte Sankara (IXe s.) sur le Brahma Sutra, les Upanisad et la Bhagavad-Gita, est la source d'une puissante inspiration poétique qui inspire les œuvres de nombreux poètes indiens, s'épanouissant à l'époque moderne dans la poésie de Tagore et des poètes hindi du mouvement chayavad.

   Il faut également mentionner l'immense corpus de la littérature tantrique (Tantra ou Agama) constituée à partir du milieu du premier millénaire, à la thématique multiple : philosophie, yoga, physiologie ésotérique..., où prédomine la notion de Shakti, Énergie cosmique divinisée.

   La rencontre des Indiens avec la civilisation occidentale du XVIIe s. et surtout à partir de la fin du XVIIIe s. renouvelle les moyens d'expression des littératures de l'Inde. Avec l'apparition de l'imprimerie, l'amélioration des moyens de communication, l'introduction de l'éducation britannique, la prose prend une importance considérable, la poésie transforme sa prosodie et renouvelle ses thèmes, les mouvements religieux de tendance syncrétique, influencés par le christianisme, infusent des idées nouvelles. Les Indiens prennent conscience des différences entre leur civilisation et celle des Occidentaux : ce qui les conduit simultanément à revaloriser leur tradition et à jeter un œil critique sur ses abus. Le Brahmo Samaj de Ram Mohan Roy (1772-1833) et l'Arya Samaj de Dayananda Sarasvati, fondé en 1875, cherchent à réinterpréter les textes fondamentaux de façon plus rationnelle, combattent les systèmes des castes et du mariage et préconisent (dans certaines limites) l'éducation des femmes. Acceptant la conception égalitaire de la société occidentale, des hommes de lettres comme B. C. Chatterji (Bengale), Hariscandra (hindi), H. N. Apte et Agarkar (marathi), Govardhanram (gujarati) et, plus tardivement, les divers auteurs des régions du Nord-Ouest et du Sud analysent les problèmes sociaux de l'Inde. Le mouvement nationaliste qui se développe dès la fin du XIXe s. et toute la période gandhienne inspirent de nombreux romanciers et poètes. Le marxisme fait son apparition en Inde dans les années 1930 mais, quelque peu adouci par son voisinage avec le gandhisme, il se confond peu à peu avec un progressisme social qui apparaît dans les œuvres de maints écrivains.

   Malgré l'hétérogénéité linguistique, les littératures de l'Inde présentent donc un fonds assez homogène ; les mêmes thèmes sont abordés dans une approche commune reposant sur les valeurs traditionnelles de l'hindouisme. Il faut y ajouter une esthétique très spécifiquement indienne codifiée dans les traités sanskrits, mais qui tire son origine des sentiments innés de tout un peuple.