Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
E

Espagne (suite)

Incertitudes et recherches

Les crises internes de la monarchie, la perte de l'empire colonial conduisent nombre d'Espagnols à s'interroger et à réfléchir, bien avant la date fameuse de 1898 (Ángel Ganivet, Miguel de Unamuno). Les écrivains rêvent d'une Espagne idéale qu'ils recherchent dans le passé, dans le paysage austère de la Castille et dans les œuvres des vieux auteurs. À l'influence française s'ajoutent celles des philosophes allemands et des romanciers russes ou anglo-saxons. Valle-Inclán, Pío Baroja, Pérez de Ayala ou Azorín rajeunissent la prose espagnole. Mais Ortega y Gasset impose le genre de l'essai au détriment du roman, même lorsqu'il est à thèse et qu'avec Blasco Ibáñez il jouit d'une résonance internationale.

   Le XXe siècle sera cependant d'abord le siècle de la poésie. Si le surréalisme espagnol s'est montré vivace à l'étranger à travers ses peintres (Picasso, Dalí, Miró) et ses cinéastes (Buñuel), le groupe catalan (Foix, Montanya, Cirlot) et celui des Canaries (Westerdahl, Espinosa, Pérez-Minik) ont joué leur rôle dans le renouveau du lyrisme illustré par Antonio Machado et García Lorca. Le symboliste Juan Ramón Jiménez s'impose comme le maître de la « génération de 1927 » (Gerardo Diego, Pedro Salinas, Rafael Alberti, Jorge Guillén). Cependant la guerre civile (1936-1939) clôt une époque d'effervescence et les lettres de la Péninsule se laisseront distancer, sous le régime franquiste, par les littératures d'Amérique latine.

La guerre d'Espagne

Dès le début du conflit, en 1936, une grande majorité d'écrivains proclamèrent leur fidélité à la République et c'est dans leur camp que l'activité littéraire fut la plus intense, comme le montrent les très nombreux périodiques et organes d'unités militaires ou de formations politiques et syndicales, dans lesquels furent publiées des poésies de guerre, parfois dues à des inconnus, surtout des romances, genre qui connut alors un essor remarquable. Plusieurs expériences de renouvellement du répertoire dramatique furent engagées, sans parler du théâtre aux armées, ou « d'urgence », traitant des thèmes d'actualité. Plusieurs écrivains firent alors sous l'uniforme républicain leurs débuts en littérature (Ramón de Garcíasol, Leopoldo de Luis, A. Buero Vallejo, etc.). Antonio Machado publia des poésies et de nombreux articles sur la situation politique espagnole et d'autres, prophétiques, sur le destin de l'Europe. Federico García Lorca, assassiné à Grenade en juillet 1936, fut la première victime de marque de la guerre. En 1942, Miguel Hernández mourait dans la prison d'Alicante. À la fin de la guerre, nombre d'écrivains de Max Aub à Luis Cernuda se résignèrent à l'exil (sauf Vicente Aleixandre, retenu par la maladie à Madrid, où il fut réduit au silence pendant plusieurs années) ; certains se réfugièrent en France (Machado mourut à Collioure en février 1939 ; Max Aub connut les camps de l'Ariège et du Sud algérien) puis se dispersèrent, quand éclata la Seconde Guerre mondiale, dans divers pays d'Amérique latine (surtout au Chili, au Mexique et en Argentine) ou aux États-Unis. Une fois de plus, comme en 1823 lors du rétablissement de la monarchie absolue, l'Espagne se retrouva en 1939 privée de son élite intellectuelle, et sa littérature, que faisaient rayonner les exilés hors de leur pays, sombra à l'intérieur de ses frontières dans une médiocrité aggravée par une censure pesante. Il fallut attendre les années 1950 pour voir une renaissance de la poésie et du roman espagnols. Les souvenirs ou l'image de la guerre d'Espagne devaient peser lourdement sur les générations suivantes (de José Camilo Cela qui portera le premier témoignage sur le « ténébrisme » à Ana María Matute et Juan Goytisolo) et marquer, dans des perspectives différentes, l'expérience et la création de nombreux écrivains étrangers (de Malraux à Roy Campbell, en passant par Orwell et Hemingway).

Renouveau

Le prix Nobel en 1977 a consacré en Vicente Aleixandre le chantre des valeurs fondamentales, mais le nouveau besoin de communication et de sympathie humaine s'exprime chez Blas de Otero, Gabriel Celaya, Eugenio de Nora, Victoriano Cremer. Si Ramón de Garciasol se veut disciple de Machado et si José García Nieto retrouve une inspiration néoclassique, d'autres mêlent à un amour passionné de leur pays un plus grand souci de recherches formelles (José Hierro, Ángel Crespo, José Agustín Goytisolo, Carlos Barral, José Ángel Valente). Tantôt intimiste et attachée au thème de l'amour, tantôt témoignant de préoccupations sociales (Félix Grande), ou stylistiques (Claudio Rodríguez), la poésie de la nouvelle génération révèle la reconquête des valeurs de l'imagination et de la sensualité.

   Quant au roman, d'abord confirmé dans son orientation traditionnellement réaliste (Arturo Barea, Juan Antonio de Zunzunegui, Ramón J. Sender), il se consacre bientôt à l'évocation de la guerre civile et de ses conséquences sociales (Ricardo Fernández de la Reguera, José María Gironella, Miguel Delibes, Ana María Matute, Luis Martín Santos). Mais la génération suivante est formée d'écrivains qui n'ont gardé de la guerre que de lointains souvenirs ; aussi, le nouveau roman espagnol est-il souvent nourri de réminiscences enfantines ayant la guerre pour contexte. C'est surtout la société actuelle que prennent à partie Sánchez Ferlosio (les Eaux du Jarama, 1955), Elena Quiroga (Vent du nord, 1950), Ignacio Aldecoa (Grand Soleil, 1957), Juan Marsé (Lieutenant Bravo, 1987), Antonio Ferres (Huit, sept, six, 1972), Francisco Umbral (Mortel et rose, 1975). Avec Juan Goytisolo, cette « génération du demi-siècle » se montre d'ailleurs très soucieuse de nouveaux modes d'expression, provoquant le renouvellement d'un Cela, d'une Ana María Matute ou les visions fantastiques d'Arrabal.

   Le théâtre se montre, lui, plus animé de préoccupations sociales avec Antonio Buero Vallejo, Lauro Olmo, Alfonso Sastre, Francisco Ors Jarrin (Vent d'Europe, 1986) et, surtout, Antonio Gala qui donne avec Séneca (1987) une réflexion sur le pouvoir et la moralité. En quelques années, la littérature espagnole est passée d'« un vieil espoir » à l'expression protéiforme d'une nouvelle sensibilité collective. Les écrivains d'aujourd'hui expérimentent avec frénésie les voie nouvelles de ce qu'ils nomment la fiction, explorant méticuleusement le langage. Ainsi il n'est pas rare que les poètes se convertissent au plaisir narratif, de Félix de Azua (Mansourah, 1984) à Vasquez Montalban (le Pianiste, 1985), inventeur du célèbre détective privé Pepe Carvahlo en 1974. Les figures emblématiques de ce foisonnement de l'écriture sont, entre autres, Julian Rios (Larve, 1983), Juan José Millas (Articontes, 2001), Alvaro Pombo (la Quadrature du cercle, 1999), Javier Marias (Un cœur si blanc, 1997) et Alejandro Gandara (les Premières Paroles de la création, 1998), Almudena Grandes (Atlas de géographie humaine, 1998). La littérature espagnole contemporaine, si elle retrouve la terre ferme du réel, n'entend pas pour autant revenir en arrière : riche de talents et de promesses, elle se diffuse en Europe avec fracas et brio.