Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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Rousseau (Jean-Jacques) (suite)

La rupture avec l'Encyclopédie

Les années 1756 à 1761 sont extrêmement fécondes mais aussi dramatiques, principalement à cause de la retentissante rupture avec Diderot et le parti encyclopédique à l'occasion de la publication de la Lettre à d'Alembert sur les spectacles au début de l'été 1758. Rousseau y prend avec véhémence au nom de la vertu ses distances à l'égard des thèses dominantes d'encyclopédistes très favorables au théâtre, au moment même où Diderot et ses amis sont l'objet d'attaques violentes. L'atmosphère s'est en effet durcie depuis 1757 et l'attentat de Damiens ; la révocation en mars 1759 du privilège de l'Encyclopédie résulte de ces menées des ennemis des philosophes, auxquelles Rousseau paraît apporter sa caution en se séparant de ses amis. Le succès immense de la Nouvelle Héloïse, dès sa mise en vente à Paris en janvier 1761, ne constituera qu'un court répit. La forme épistolaire y permet l'expression des sentiments dans leur violence et leur authenticité, le recueil se donnant comme une correspondance réelle. Y sont insérées des lettres qui forment débat sur des problèmes moraux (le suicide, le duel) et pédagogiques. Est ainsi longuement décrite la microsociété établie par Wolmar et Julie à Clarens, sur les bords du lac de Genève, occasion d'une description pittoresque d'une Suisse idéalisée à l'instar de la patrie genevoise. Grâce à une stricte économie et au paternalisme social, la communauté peut vivre en autarcie. Aux trois premières parties, qui représentent les tourments des amants, s'opposent les trois dernières, qui évoquent le bonheur de Clarens même si les contradictions demeurent entre Wolmar l'athée et Julie la pieuse, entre le devoir et un amour mal éteint, et sont difficilement transcendées par la mort de l'héroïne. Le roman, qui joue avec maestria du pathos et réussit, par delà une forme romanesque choisie à regret, à développer certaines interrogations clefs de la pensée de Rousseau (comment vivre ensemble ? comment être soi ? que faire des passions ? être libre à quel prix ? etc.), rencontra un immense succès. Il fit pleurer toute l'Europe du temps et exerça une influence déterminante sur la littérature jusqu'au romantisme.

   Ce triomphe dissimule quelque temps au philosophe l'isolement dangereux dans lequel il se trouve et qu'il va mesurer au moment de la répression violente qui suivra les œuvres qu'il se prépare à publier (« Je suis destiné à être mécompris »). Car, dans ces moments de crise, il a réussi à écrire, outre l'Essai sur l'origine des langues, Émile et Du contrat social. En mai 1762, le directeur de la Librairie s'oppose à l'entrée en France du Contrat social en juin, l'Émile est condamné par le Parlement : Rousseau, décrété de prise de corps, est obligé de s'enfuir. Il arrive à Yverdon tout d'abord puis à Môtiers, dans une terre administrée par la Prusse, car à Genève aussi on poursuit le « Citoyen » après avoir fait brûler Du contrat social et l'Émile, suivis bientôt des Lettres écrites de la montagne (1764). Le Sentiment des citoyens, pamphlet de Voltaire qui révèle au monde que Rousseau a abandonné ses enfants et l'accuse en outre de débauche, enfonce le clou en se répandant à Genève la même année et Rousseau se décide à entreprendre une grande œuvre autobiographique qui devra le justifier : les Confessions.

   Expulsé de l'île Saint-Pierre, Rousseau accepte l'invitation de Hume, mais ses relations avec le philosophe anglais s'enveniment assez rapidement et il rentre en France, où il achève les Confessions. Sa maladie (il souffre d'une affection des voies urinaires) et le trouble de son esprit ne lui laissent guère de repos. L'écriture des Dialogues (Rousseau juge de Jean-Jacques), commencée en 1773, porte la marque de cette agitation. Cependant les Rêveries du promeneur solitaire (composées entre 1776 et 1778) témoignent par instants d'une certaine sérénité. Rousseau meurt le 2 juillet 1778 à Ermenonville, dans le dernier asile qui lui fut offert par le marquis de Girardin, et y est inhumé dans l'île des Peupliers. Ses cendres seront transférées au Panthéon dès octobre 1794.

   Au moment où l'Encyclopédie construit la modernité et où, dans une alliance de toutes les élites culturelles européennes, s'écrit l'épopée du progrès, la pensée et l'écriture de Rousseau constituent un espace d'interrogation continue tant des faussetés du langage que du nouveau dogme du progrès. C'est dans cet ébranlement critique que son œuvre trouve son unité, laquelle n'est pas systématique mais en constant mouvement. L'ébranlement dénonciateur des deux Discours permet le geste fondateur de l'Émile et du Contrat social. Rousseau, s'écartant ainsi de Locke, refuse de fonder la société dans la nature ; aussi le contrat social est-il avant tout convention. Mais cette convention ne doit pas être illégitime et se réduire à la justification après coup d'un rapport de forces. Le contrat est une convention antérieure à toutes les autres ; c'est un acte, forcément unanime, par lequel et dans lequel un peuple devient un peuple. Cet acte intervient au moment critique où l'état de nature est devenu état de guerre au sens que Hobbes lui a donné. C'est une forme d'association qui « protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant ». Rousseau forge ainsi le cadre même de la pensée démocratique : la politique se voit assigner la fonction de réaliser l'individuel. Le projet politique tout comme le projet pédagogique visent à retrouver et à restaurer, non l'état de nature, mais « l'ordre » de la Nature. Antérieur à tous les autres et indestructible par définition, cet ordre est moins langage qu'harmonie. Le vicaire savoyard l'entend au fond de son cœur, le pédagogue doit l'écouter et la respecter chez son élève, le législateur la retrouve dans la volonté générale, et l'écrivain, dans la musique originaire des mots qui préexiste à la langue comme institution.

Modernité de l'œuvre

La société du Contrat ne peut se concevoir (Rousseau est ici tout proche de Montesquieu) que si les hommes qui la composent sont réellement des hommes libres, c'est-à-dire élevés dans la liberté par Saint-Preux ou Wolmar, les héros de la Nouvelle Héloïse, ou par le précepteur d'Émile. Ce n'est pas un recueil de recettes pédagogiques que l'Émile présente ; c'est plutôt la clef de voûte théorique de l'œuvre. Rousseau propose une éducation dont l'objectif est de former un citoyen. Il ne s'agit pas, comme certains l'ont cru, d'abandonner l'enfant à la liberté naturelle. Ce serait le livrer à une seconde nature, celle qui a été transformée par l'homme de la société perverse. Il s'agit de l'éduquer en le traitant dès l'origine en sujet libre, donc d'évaluer à chaque étape la mesure que la nature – et elle seule – donne à la liberté de l'enfant. Cette liberté naturelle fonde l'égalité réelle de l'élève et du pédagogue, celle des citoyens, et, lorsqu'Émile découvrira l'inégalité des conditions, il verra en elle le fruit d'une société mauvaise. Rousseau ne préconise pas une adaptation au réel mais un nouveau rapport de transformation dialectique de l'homme et du réel. Ce n'était pas être utopiste, mais profondément moderne. C'est aussi une solution « moderne », celle de Kant, qu'il esquisse en distinguant l'entendement (comme Locke et Condillac, il exclut l'innéisme des idées) de la conscience morale, empreinte innée de la nature dans le cœur de l'homme.

   Car Rousseau « invente » le sujet plébéien de l'âge des révolutions démocratiques. Il n'est pas en quête du repérage d'un nom propre dans une filiation ou dans les ordres de l'Ancien Régime. Il veut sortir de la sphère étroite du sujet cartésien, celui de l'entendement ou de la grammaire. Le moi rousseauiste est sujet d'un savoir sensible, moral, affectif, voire sensuel. Il est agent moral et politique ; il se sait libre, principe d'égalité entre les individus. C'est au nom de ses droits que l'écrivain combat dans les Confessions, les Dialogues ou dans la Nouvelle Héloïse. Ses contemporains l'ont bien senti, qui n'attaquèrent pas seulement ses idées mais aussi sa personne, ne reculant devant aucune calomnie. Mais Rousseau ne construit pas son œuvre autobiographique sur le modèle de la Vie des hommes illustres. L'exemplarité n'est pas d'abord du modèle décrit, mais dans la sincérité de l'écrivain : « Voici le seul portrait d'homme, peint exactement d'après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais », écrit-il en tête des Confessions, entreprise de justification par l'aveu. Aussi Rousseau veut-il tout dire sans hiérarchiser car l'exhibitionnisme adolescent dit autant que l'abandon de ses enfants, le vol d'un ruban détermine l'évolution du moi quand les mensonges ou les gaffes en révèlent les failles. L'écriture autobiographique sert ainsi à traquer les motivations les plus secrètes, à permettre en partie leur élucidation avec une précision, voire une cruauté qui annoncent les méthodes de Nietzsche ou de Freud. Rousseau découvre et montre l'importance fondamentale de l'enfance et de la sexualité : il vient, après coup, y nouer les fils de ce qui s'écrit comme destin. Cette « invention » psychologique est fondatrice. Montaigne avait affirmé (Essais, III, II) qu'« on attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée qu'à une vie de plus riche étoffe », mais c'est Rousseau, ancien laquais, gueux, homme de rien, qui invente le moi du plébéien, fondement imaginaire de son droit à l'écriture. La nostalgie, en permettant un retour à une origine irrémédiablement perdue (« Les moindres faits de ce temps-là me plaisent par cela seul qu'ils sont de ce temps-là. Je me rappelle toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je récitais ma leçon. »), confère une valeur littéraire au souvenir le plus ténu pourvu qu'il s'inscrive comme émotion. Rousseau invite à la sensation en partant du langage et de l'idée. Le bonheur vient alors, pour l'auteur, pour le lecteur, confirmer la véracité et la sincérité de l'autobiographie. Dans la seconde partie de l'œuvre, ces moments de bonheur sont rares, le regard de Rousseau sur le passé devient amer, l'écriture elle-même est, comme dans les Dialogues, menacée de ressassement, d'insignifiance. C'est que, comme l'écrit J. Starobinski, Jean-Jacques « a été le premier à vivre d'une façon exemplaire le dangereux pacte du moi avec le langage, la nouvelle alliance dans laquelle l'homme se fait verbe ». Le « style » de Rousseau, tant admiré, tant craint aussi pour ses puissances captieuses, n'est pas un ornement. Il correspond à une nécessité tout à la fois vitale et théorique. Dès l'Essai sur l'origine des langues et le Deuxième Discours, le contempteur des sciences et des arts voit dans les tropes non pas un écart par rapport à une norme ou un embellissement de la pensée, mais l'origine même du langage, son cri premier, sa seule attache avec la nature. Retrouver la singularité de sa voix, c'est pour Rousseau arracher le texte littéraire à la malédiction de l'écrit, remonter de la culture, de la langue, à la nature. C'est là que, pour lui, écrire a un sens (« Il faudrait pour ce que j'ai à dire, inventer un langage aussi nouveau que mon projet »). Effaçant l'obstacle de la représentation, l'écriture idéale autant qu'impossible vise à établir une communication pure entre les êtres grâce à une langue qui « persuaderait sans convaincre et peindrait sans raisonner ». Un objectif d'une ambition démesurée que certains passages des Confessions ou des Rêveries ne sont pas loin d'atteindre, constituant ainsi pour les générations qui suivirent un formidable défi.