Écrivain et philosophe français (Genève 1712 – Ermenonville 1778).
Au Panthéon républicain, nulle ombre ne s'est vu accorder de place plus centrale que celle de Rousseau ; aucune pensée ne fut plus détestée que la sienne par les adversaires de la République. Le « Citoyen », inventeur de la liberté, est rendu responsable de la Terreur, voire du totalitarisme. Celui qui chercha à être sincère, jusqu'à la provocation, qui voulut enfin être soi-même, élargissant sans relâche la sphère du sujet, est victime de la calomnie, de la suspicion et de la légende qu'il a contribué à construire. Mais si la réception de l'œuvre et sa fortune sont organisées par ces paradoxes, c'est qu'ils sont l'image des contradictions et des conflits douloureux qui épuisèrent l'homme (« Rien n'est si dissemblable à moi que moi-même »).
Constitution d'une pensée
Les Confessions montrent un Rousseau coupable par sa naissance de la mort de sa mère et précocement condamné au savoir par d'innombrables et désordonnées lectures : « En peu de temps j'acquis par cette dangereuse méthode, non seulement une extrême facilité à lire et à m'entendre, mais une intelligence unique à mon âge sur les passions... Ces émotions confuses que j'éprouvais coup sur coup n'altéraient point la raison que je n'avais pas encore : mais elles m'en formèrent une d'une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l'expérience et la réflexion n'ont jamais bien pu me guérir. » La vie de Rousseau, très largement au moins, est placée dès lors sous le signe d'une fiction romanesque jugée profondément nocive. En apprentissage chez un maître graveur, première figure de tyran, il s'enfuit en 1728 et commence une vie errante qu'il mènera, malgré quelques arrêts prolongés, souvent par nécessité, parfois par goût, peut-être par folie, jusqu'à la mort. Il arrive à Annecy, où il est pris en charge par Mme de Warens qui, mère adoptive incestueuse autant que volage, lui fait découvrir les premiers tourments de l'amour et de la jalousie : l'idylle édénique des Charmettes se termine par un nouvel exil et l'approfondissement de sa réflexion constituera un moment déterminant sur les conditions du bonheur dans une société fondamentalement corruptrice (qu'on songe à l'épisode quasi contemporain du presque viol à l'hospice du Saint-Esprit de Turin). Converti au catholicisme, Rousseau ne cesse de voyager entre 1729 et 1739 : on sait qu'il fera de la marche une condition essentielle de son inspiration et donnera au genre de la « promenade » ses lettres de noblesse. Quelque temps fixé à Lyon où il exerce le métier de précepteur, il se rend à Paris en 1742 avec un projet de notation chiffrée de la musique qui est distingué par l'Académie des sciences. Il s'affirme comme spécialiste dans le domaine en rédigeant des articles sur la musique pour l'Encyclopédie en 1749 et en faisant représenter en 1752 un opéra intitulé le Devin du village devant le roi Louis XV, œuvre qui devait connaître un grand succès et où il se montre très proche de Pergolèse (ses positions dans la « querelle des Bouffons » en témoignent) et de l'opéra-comique. Mais entre-temps sa carrière toute tracée de musicien est bouleversée par son entrée en philosophie. Alors que, en octobre 1749, il va rendre visite à Diderot, emprisonné alors au château de Vincennes, les Confessions le montrent découvrant sur le chemin, dans le Mercure, la question proposée pour le prix de l'académie de Dijon : « Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ? » La formulation de ce problème constitue une sorte d'illumination, dans une mise en scène qui doit beaucoup à la conversion de saint Paul et le condamne autant à une forme de grâce qu'au martyre : « À l'instant de cette lecture, je vis un autre univers et je devins un autre homme... Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l'effet inévitable de cet instant d'égarement. » Il rédige immédiatement la prosopopée de Fabricius, et le Discours sur les sciences et les arts (Premier Discours) est couronné par l'académie de Dijon en 1750. L'ouvrage, où est fustigée une décadence des mœurs en partie due au mauvais usage des sciences et des arts, obtient, dans sa défense d'une vertu rustique et grâce à d'indéniables qualités expressives, un grand succès. Une nouvelle question des académiciens de Dijon offre cinq ans plus tard au philosophe l'occasion d'un Discours sur les fondements et origines de l'inégalité parmi les hommes, qui prolonge la réflexion du premier et constitue un moment déterminant tant dans la mise en place de la réflexion philosophique de Rousseau que dans l'évolution de la pensée des Lumières. On y voit apparaître la figure de « l'homme naturel », condamné par la souffrance du besoin au travail puis à la propriété et dès lors à l'aliénation. Refusant de reconnaître l'homme dans les hommes, de confondre la nature de l'homme social avec la nature de l'homme « nu », Rousseau inaugure la démarche de l'anthropologie. Dans une vaste remontée à l'origine (dont il ne méconnaît pas, quoi qu'on ait dit, la nature purement hypothétique de concept régulateur), il démêle tout ce qui en a éloigné l'homme : l'apparition de la propriété, du langage, des arts et de la société civile. Bien avant Hegel, comme l'a justement remarqué Engels, Rousseau a découvert la dialectique : le dogme du progrès, si important dans la pensée des Lumières, est saisi dans son procès contradictoire : progrès des civilisations et décadence morale, perfectionnement de l'individu et dégradation de l'espèce. Rousseau tente de dégager de son masque social le visage de l'homme et de lui rendre ce que J. Starobinski nommera sa « transparence » perdue.