Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
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France (Moyen Âge)

Parler de « littérature » pour le Moyen Âge dans son acception moderne n'est pas sans ambiguïté. Le terme n'existe pas en ancien français : apparaît simplement sa transposition en langue vernaculaire, letreüre, qui réfère à l'écriture, au savoir ou au statut social du clerc par opposition à celui du laïc. Dérivé de « lettre », le mot « littérature » implique l'écrit, alors que les œuvres médiévales n'existent jusqu'au XIVe siècle qu'accompagnées par la voix, le chant, la récitation ou la lecture à voix haute. Et pourtant, seuls l'écrit et le livre font autorité, le modèle absolu étant les Écritures. Le paradoxe est donc que se conjoignent simultanément la primauté de l'oral et celle de l'écrit. S'y ajoute une tension entre le latin, la langue savante, et le romanz, la langue vernaculaire. Les œuvres médiévales sont certes les héritières des lettres antiques dont elles s'inspirent et qu'elles continuent, leur traduction ou adaptation en romanz constituant la clef de voûte du nouveau système littéraire. Mais elles introduisent dans cet héritage des sources celtiques et germaniques. La littérature vernaculaire s'élabore donc grâce aux lettres latines et en marge d'elles, sans faire disparaître pour autant une latinité médiévale qui se perpétue dans les monastères et les cours, et sans ôter au latin son statut de langue savante, qu'il conservera pendant de longs siècles.

   Longtemps tombée dans l'oubli, la littérature médiévale a fait, au XIXe siècle, l'objet d'une redécouverte : parce qu'elle était considérée comme une littérature populaire (collective et spontanée), elle semblait aux origines de l'identité nationale. L'intérêt s'est donc porté d'abord sur les textes à dimension historique (chroniques) et réaliste (fabliaux), avant d'aborder la poésie lyrique et les romans. Dès la fin du XIXe siècle, on a porté un regard nouveau sur les textes médiévaux et ont été progressivement pris en compte leur caractère formel et leur valeur esthétique. La poésie lyrique, les romans et les chansons de geste ont ainsi acquis le statut d'œuvres à part entière, mettant en jeu un travail très concerté sur le langage lui-même, en parallèle au riche arrière-plan mental et culturel dans lequel elles s'inscrivaient. La redécouverte du Moyen Âge s'est donc faite de manière complexe, dans les débats idéologiques, historiques et littéraires, mais aussi dans une perspective résolument scientifique, par des médiévistes attachés à connaître, en s'appuyant sur un fonds documentaire, les mœurs et la langue de l'époque et à produire des éditions critiques. D'éminents savants, parmi lesquels Gaston Paris, Paul Meyer, Joseph Bédier, forment à partir de 1860 une école de pensée qui accorde une place nouvelle à des institutions comme l'École des chartes, fonde des revues dont la Romania, établit les principes de l'édition des textes médiévaux. Aujourd'hui, la littérature médiévale se prête à de multiples approches, selon les grilles de lecture de la critique contemporaine. Les éditions et les nombreuses traductions publiées, tout en facilitant l'accès aux textes, permettent d'en mesurer l'altérité : proche et lointaine, cette littérature est et reste un objet opaque dont on est loin d'avoir épuisé les apports et les richesses.

Repères historiques

Le Moyen Âge commence officiellement en 476 (chute de l'Empire romain d'Occident) et s'achève dans la seconde moitié du XVe siècle. La littérature médiévale en langue vernaculaire y fait une entrée tardive : les plus anciens textes s'échelonnent entre le IXe et le XIe siècle, la Vie de saint Alexis puis, en langue d'oc la Chanson de sainte Foy marquant dans la seconde moitié du XIe l'avènement de textes associant vocation didactique et dimension littéraire. Au XIIe siècle, la production française et occitane s'inscrit dans un espace, l'Europe occidentale, uni par la notion de chrétienté. Dans ce monde structuré par le système féodal, existent au XIIe siècle des États indépendants, les principautés, dont les possesseurs, véritables souverains, reconnaissent toutefois comme seigneur le roi de France. Certaines principautés ont été de très grands centres culturels ; ainsi des territoires regroupés sous l'autorité d'Henri II Plantagenêt et d'Aliénor d'Aquitaine, un espace qui va des Pyrénées à l'Écosse, englobant donc l'Angleterre normande. La fin du XIe et le XIIe siècle sont marqués, dans le Midi d'abord, par le développement d'un nouveau modèle de société, la courtoisie, qui traverse la production lyrique (les troubadours) puis romanesque. Un autre mouvement culturel important – on a parlé de la « Renaissance » du XIIe siècle – est le retour à l'Antiquité dont témoignent les romans dits « antiques » et la diffusion du mythe des origines troyennes de l'Occident. La fin du XIe et le XIIe siècle sont également marqués par les croisades, en Espagne ou en Terre sainte. Ces expéditions n'ont pourtant guère fait progresser la mise en contact des cultures ou la connaissance de l'islam par les chrétiens (et réciproquement). L'Orient byzantin reste alors un modèle artistique autrement important.

   Le XIIe siècle a été une période faste d'expansion démographique, de progression économique, de dynamisme qui ont favorisé l'épanouissement d'une société de cour, puis l'émergence de la ville et de nouvelles structures urbaines qui ont très vite joué un rôle important, notamment en Picardie, dans les domaines culturel et artistique. Au XIIIe siècle, le long règne de Louis IX (1226-1270) est aussi une époque de paix, de prospérité et de rayonnement pour la France. S'y accentuent le rôle du monde urbain (c'est aussi le siècle des cathédrales gothiques) et le développement des universités, qui détermine un nouveau type de rapport à l'écrit, au savoir et à son organisation dans le cadre de la méthode scolastique. L'expansion des ordres mendiants (Franciscains et Dominicains) est en outre facteur de renouvellement dans la relation de l'homme médiéval à Dieu et à lui-même. La fin du XIIIe siècle, où s'amorce avec Philippe le Bel une conception nouvelle du pouvoir royal, est marquée par l'essor des légistes, le retour progressif au droit romain, mais une crise majeure est ouverte par la querelle entre Philippe le Bel et la papauté (installation de la cour papale en Avignon en 1309).

   La fin du Moyen Âge (XIVe-XVe s.) est une longue période de crise politique, religieuse, morale et de dépression économique. Les causes principales en sont la réapparition de la famine (à partir de 1315), celle de la peste, qui bouleverse durablement l'équilibre démographique, et surtout la guerre de Cent Ans : aux calamités causées par les défaites et les ravages des troupes s'ajoute une mise en question généralisée des valeurs, qu'accentue le Grand Schisme (l'existence à partir de 1378 de deux papes, à Rome et en Avignon) et qui se traduit par un dérèglement certain des mœurs, une perte des repères moraux et sociaux dont se fait l'écho tout un pan d'une littérature engagée au plan moral et politique. En cette période d'affaiblissement du pouvoir royal et d'atroces guerres civiles (sous le règne de Charles VI) s'accroissent le rôle et le prestige de nouvelles « principautés », dont les maîtres comme Louis d'Orléans et son fils Charles d'Orléans, Jean de Berry, René d'Anjou, comte de Provence, ont joué un rôle artistique et littéraire de tout premier plan – la plus importante étant celle, toute-puissante, des États bourguignons qui, au XVe siècle autour de Philippe le Bon, a tenu une place prépondérante dans la vie intellectuelle, artistique et littéraire de la fin du Moyen Âge.

Repères linguistiques

Dans le haut Moyen Âge le latin, langue officielle de l'administration, du culte et de l'enseignement – ce qu'elle restera tout au long du Moyen Âge –, est aussi le seul mode d'expression littéraire. Transformer en langue littéraire la langue maternelle, le « roman », langue de la communication quotidienne, tel fut l'enjeu majeur de ceux qui, à partir du XIe siècle, firent accéder à l'écrit l'une ou l'autre des langues vernaculaires issues de la fragmentation linguistique de la Romania. Rédigés en « roman » et en « tudesque », les Serments de Strasbourg (842) sont avec les Gloses de Reichenau, la Séquence de sainte Eulalie (880) et le fragment d'un Sermon sur Jonas (vers 938-952) les plus anciens témoignages d'écrits en langue vulgaire.

   Dès les débuts de son histoire, la langue romane diffère selon les régions. La plus importante différenciation est entre parlers du Nord – langue dite d'oïl – et parlers du Sud – langue dite d'oc –, la limite s'établissant d'abord à la Loire. Cette différenciation s'est creusée dans la mesure où langue d'oc et langue d'oïl ont chacune donné naissance à une langue de culture supradialectale et à une littérature distincte. La langue d'oc (oui [oïl] se disant oc au sud de la Loire) se divise en plusieurs parlers comme le gascon, le languedocien, le limousin, le provençal, etc. C'est le languedocien (ou limousin) qui, utilisé par les troubadours, est devenu langue littéraire et langue de culture au Moyen Âge dans tout le Sud. La langue d'oïl regroupe des parlers comme le « francien » (dialecte de l'Île-de-France), le picard, le wallon, le normand, le champenois, le lorrain, le bourguignon, les dialectes de l'Ouest, Maine et Touraine, etc. Entre oc et oïl, une zone d'interférence est, à l'est, le domaine du franço-provençal (autour de Lyon, de Genève, en Savoie, dans la vallée d'Aoste). Sur le plan littéraire, deux parlers d'oïl importants sont, à partir de la fin du XIe siècle, le normand et le picard. Sous sa variante l'anglo-normand, le normand est devenu, de la bataille de Hastings en 1066 à la guerre de Cent Ans, langue officielle (avec le latin) et langue littéraire et culturelle de l'Angleterre. Une part très importante de la production du XIIe siècle a été écrite dans ce parler et à l'intention du public anglo-normand (historiographie, romans antiques, textes arthuriens, romans de Tristan). À partir du XIIIe siècle, la Picardie a été un centre économique, culturel et littéraire de très grande importance, et le picard marque de nombreux manuscrits littéraires. Quant au « français », il semble issu non exclusivement du dialecte parlé en Île-de-France, le « francien », mais d'une sorte de langue commune (une koïné) d'abord élaborée par les clercs. Même dans sa forme littéraire (écrite), cette langue commune reste souvent tissée de traits dialectaux (anglo-normand, champenois, lorrains et surtout picards). À partir du XIIe siècle toutefois le français tend à s'imposer comme langue officielle et comme langue littéraire.