Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
E

États-Unis

Du lexicologue Noah Webster (1828) à H. L. Mencken (la Langue américaine, 1919) se forge une conviction : la langue américaine, issue de l'anglais, est un idiome spécifique, qui a ses manières de nommer choses et lieux, d'inventer des néologismes et d'utiliser l'argot. C'est là plus qu'un constat linguistique. La langue est matériau littéraire et une langue américaine permet l'affranchissement par rapport à la littérature britannique. Cette identité linguistique est une sorte de démocratie des discours sans hiérarchie, où toutes les voix participent de l'engendrement de la langue. Cela se marque, chez les poètes, à partir de Walt Whitman, par le souci de faire passer l'oral dans l'écrit et par le soin à noter que l'apprentissage littéraire commence lorsqu'on s'attache à écouter parler les immigrés, comme l'a rappelé William Carlos Williams. Chez les prosateurs s'impose le lien avec le discours le plus direct qui soit, celui du journalisme, pour conduire à un objectivisme du mot, dont Gertrude Stein fait la théorie et dont Ernest Hemingway est le représentant le plus connu.

Un nouveau monde

La littérature américaine se caractérise par quelques données fondatrices qui influent sur les rapports entre les divers genres littéraires. L'histoire américaine impose les thèmes du « Nouveau Monde » et de la « Frontière »  : doubles symboles de la rationalité et de la splendeur et base d'un imaginaire obsédé de renouvellement, concret et moral, historique et spirituel. À travers le mythe de la Prairie, Fenimore Cooper évoque dans ses romans ces promesses ambiguës, où se formule le caractère manifeste de la destinée nationale. Ni le XIXe s. ni le XXe n'effacent ces thèmes premiers : l'Ouest est le but obligé du voyage, même quand il n'est pas le lieu de naissance du héros légendaire (Gatsby), ou ce point d'appel qui fait de tout écrivain américain un écrivain continental et du territoire une vaste île-tortue, chantée par Gary Snyder et attestée dans les récits amérindiens. Les bordures océanes fixent des limites, mais elles sont surtout des lignes qui imposent le retour et la reprise du mouvement. Contre le temps, contre le devenir même, qui apparentent l'écriture à un traitement du vieillissement, comme le savait William Carlos Williams, cette possibilité constante du recommencement et cette présence d'un horizon prêtent à l'œuvre un pouvoir de totalisation et offrent à l'écrivain ces points de fuite à partir desquels il peut effacer la disparité du réel et rassembler les images américaines. Tel est l'hégélianisme de Whitman qu'il prête au poète une position toujours centrale en même temps qu'il permet le chant de la route ouverte.

   Le puritanisme des pionniers et l'organisation politico-sociale de la nouvelle république (démocratie et fédéralisme) définissent un statut particulier de l'écrit et du livre, comme l'avait remarqué Tocqueville. La religion voit dans la littérature un moyen de déchiffrer le rapport avec Dieu et de la destinée. L'égocentrisme de l'écrivain est ainsi replacé dans un théocentrisme. L'effacement de la tradition puritaine maintient cet égocentrisme pour le rapporter au monde. Il n'y a donc pas de limite à l'écriture, qui touche toujours au plus loin et au plus global. La démocratie prête une égale autorité à tout discours et le langage est somme de tous les langages. Tout écrivain américain parle par lui-même et, dans sa singularité, atteint le cercle du monde. La littérature nationale est inévitablement mythopoétique, alors même que la vocation de l'écrivain est d'abord celle d'un être mineur. Cette originalité de l'Amérique commande un rapport polémique à l'Europe, qui très vite devient un moyen d'exposer et de dramatiser ses propres défauts culturels et d'identifier les grands thèmes nationaux par un jeu de contrastes.

   Ce partage de l'ancien et du nouveau s'inscrit dans l'imaginaire américain : opposition de l'homme de l'intellect et de celui de l'expérience, de l'homme de la convention et de celui qui s'en remet à la brutalité des choses. C'est l'antithèse exemplaire de James et de Hemingway. La littérature nationale allie inévitablement intellectualisme et anti-intellectualisme : il y a loin d'Ezra Pound à Neal Cassady. Ces divisions et ces compositions sont reprises dans le jeu d'une raison à la fois pragmatiste et utopiste et d'une imagination libre à cause de la vacuité figurée du continent et soucieuse d'empirisme : dans la vacuité, l'objet s'impose.

   Plus remarquablement encore, comme l'a noté William Carlos Williams (Au grain de l'Amérique, 1925), cet imaginaire et cette pratique littéraire restent déterminés par l'évidence que l'Américain est toujours face à son « autre » : spatial (le clivage de la Frontière, du Nord et du Sud), temporel (passé européen ou amérindien, présent américain), ethnique (esclavage, immigration), économique (le vagabond, figure générique de la littérature nationale). Butor l'a suggéré : cette littérature est doublement œdipienne, par ces dualités qui sont autant de (dé)négations de l'origine et par son obsession de l'origine qui s'exprime dans une symbolique de la génération et de l'autogénération. Rappeler l'interrogation de Dos Passos : « Que faire après la mort du père ? », c'est marquer le paradoxe de cette littérature de la bâtardise et du manque de légitimation. « En étrange pays dans son pays lui-même », l'écrivain américain se donne comme l'autre de l'ensemble culturel national : l'exil de vient tradition.

   Cet écrivain construit sa vocation sur un jeu de la singularité et de la totalité, particulièrement net avec le transcendantalisme et dont Whitman reste exemplaire : le titre de son recueil de poèmes, Chant de moi-même, est significatif. Le subjectivisme qui domine la littérature américaine n'exclut pas le réalisme de l'objectivité, car l'écrivain se constitue comme un moi impérial, point qui parcourt le réel et où se rassemble le réel. Une œuvre aussi antiaméricaine, dans ses affirmations idéologiques, que celle d'Ezra Pound, obéit à cette logique : ego scriptor, dit Pound, et cela suffit pour appeler tous les temps et tous les discours. Ce syncrétisme littéraire est particulièrement adapté à une culture qui, suivant les constats successifs de Fenimore Cooper, de Hawthorne et de James, n'offre ni les institutions publiques ni l'articulation sociale indispensables à un véritable réalisme littéraire. Le propos de l'écrivain américain, comme l'a montré Richard Chase dans Point de vue démocratique, est toujours celui d'un assent et d'un dissent, plus soucieux de reproduire par la dynamique de l'imaginaire le mouvement de la réalité que de le représenter. Ce mouvement est, en lui-même, « métamorphique »  : la réalité américaine, dans ses déterminations socio-économiques, ne cesse de se nier elle-même pour se créer à nouveau, en une totalité originale et organique. Cette logique commande une création contradictoire : idéaliste et réaliste, romantique et matérialiste, toujours mythopoétique.

   Cette continuité littéraire a ses contreparties, notamment dans la littérature du Sud, dans la littérature noire et dans la littérature des minorités (féminine, par exemple). L'écrivain sudiste, parce que régional, va apparemment contre l'imaginaire du continent neuf. Mais il suffit de considérer Faulkner pour constater que cet effort d'identification de l'entreprise culturelle à une entité culturelle retrouve tous les problèmes de la généalogie américaine et de l'autre, ici le Noir. La littérature noire, établie avec Langston Hughes, Richard Wright, James Baldwin, décentre la création américaine par le problème de la langue, par la contestation sociale de l'histoire blanche, par une inversion de l'imaginaire de l'origine (le Blanc est l'usurpateur). C'est imposer un réalisme original, où coexistent la quiddité du quotidien et le mysticisme de l'idéal. La littérature contemporaine, dans son expression féminine (Eudora Welty, Sylvia Plath, Barbara Guest), présente le même jeu de discontinuité. Sud, Noir, femme constituent ainsi trois « extérieurs » d'une littérature américaine, qui, malgré Stephen Crane, Frank Norris ou Theodore Dreiser, a manqué l'éradication du moralisme puritain. Ainsi chez Dos Passos, la trilogie U.S.A., véritable panorama des États-Unis au début du XXe s., rapporte les figures des réformateurs politiques, syndicaux, intellectuels, à la promesse idéologique nationale orthodoxe, celle des pères fondateurs, sur le mode de la trahison. Gatsby le Magnifique de Fitzgerald exhibe aussi cette fiction nationale, de même que les écrivains de la « beat generation » (Sur la route de Kerouac ; Hurlement de Ginsberg).

   L'originalité de la littérature américaine est de ressortir, face à un tel défaut de dehors, à un traitement direct de l'objet, placé sous le signe de l'émerveillement. C'était déjà la leçon de Gertrude Stein reprise par Hemingway. Si la réalité est une « terre gaste » (titre du poème de T. S. Eliot devenu expression commune), il n'en résulte pas que l'objet soit négligeable : sans l'objet, prévaut le vide. Robert Lowell et Richard Wilbur ont établi leur poésie sur ce constat qui peut être généralisé aux romanciers et aux dramaturges, pour lesquels le conversationnel et l'image référentielle dans le discours sont centraux. Dès lors, dans toutes les évidences américaines, du supermarché au billet de banque, il y a du littéraire, comme le montrait déjà Sherwood Anderson (Winesburg, Ohio) à propos d'une bourgade du Middle West. L'agent romanesque même devient objet, de l'humour chez John Updike ou du jeu sur les stéréotypes culturels chez John Barth. Cet objet fait aussi symbole (même s'il n'est pas aussi magnifique que la baleine blanche de Melville), parce qu'il est toujours à chercher « au cœur du cœur du territoire », pour paraphraser un titre de William H. Gass, et dans la surcharge des signes de la société de consommation. Thomas Pynchon s'est engagé dans le traitement de ce désordre entropique marquant l'entreprise littéraire de l'évidence et du « blanc » de l'objet, aussi troublants que la trace des codes socioculturels. Il faut dire l'histoire de l'objet, dans un impressionnisme imagiste et dans une enquête, quasi journalistique et ainsi revenir à un des paradoxes préférés de Gertrude Stein : l'Amérique est plus vieille que l'Europe. Cela ne défait pas la prégnance de l'espace américain, mais le révèle soudain habité dans tous ses détails. Si au XIXe s. l'Amérique ne présentait pas d'objet véritablement constitué, c'est-à-dire digne d'intérêt et d'usage pour l'écrivain, celui-ci a souvent soupçonné, au XXe s., son pays de lui voler les objets et de falsifier les mots. Histoire d'une déception, commencée avec la Première Guerre mondiale, qui commande, à la suite de William Carlos Williams, toute une théorie et une pratique du contact – et son mouvement inverse, la recherche du déplacement symbolique calculé (ainsi de Pourquoi sommes-nous au Viêt-nam ? de Norman Mailer, qui ne dit rien du Viêt-nam), mais tout de l'Amérique). L'image générique de l'écrivain contemporain est donnée par Donald Barthelme : c'est une manière de nain qui, pris dans la multitude des discours, des objets, des images, les recycle et les recompose tous.

   Ainsi déterminée, la vocation de l'écrivain américain comporte un élément négatif, noté par Robert Creely : « Cruel, cruel de décrire ce qui n'a pas de raison d'être décrit. » La remarque vaut du puritain William Bradford au contemporain Robert Coover. Elle est ambivalente : l'entreprise littéraire paraît illégitime et contrainte à un coup de force constant, parce que la réalité nationale est à la fois un quasi-signe de l'absolu (l'histoire de l'Amérique conçue comme reprise de l'histoire biblique) et la preuve que toutes choses y sont à l'abandon. Il y a là une tension qui, à l'exception de l'humour et de l'urbanité de Longfellow ou Lowell (expressions du sens aristocratique de la Nouvelle-Angleterre), place la poésie américaine dans un déséquilibre, lisible dans les catalogues de mots d'un Whitman. Du moi aux mots, il y a la quête d'une vision derrière les choses et les mots et la peur d'une cécité que souligne Emily Dickinson. À partir de l'imagisme, qui fait du poème une transcription des donnés de la perception, la voie est double. On peut jouer de la fragilité de l'objet regardé pour s'engager dans quelque « suprême fiction », ainsi que l'ont fait Wallace Stevens, Eliot et Pound. On peut aussi retenir la perception, inévitablement provisoire, pour l'associer à la voix de la solitude et de la nature (Robert Frost), à la fiction nationale qui ne permet pas d'abord de légitimer la description (Hart Crane), et plus remarquablement pour trouver, avec William Carlos Williams, la voix de cette perception. L'évolution était inévitable jusqu'au projective verse de Charles Olson, pour qui la poésie doit aller rigoureusement de perception en perception, en un mouvement qui reprend l'objet et le souffle du poète. Le surréalisme de Ted Berrigan exalte ce jeu jusqu'à identifier la page du livre au bleu du ciel. Seuls les poètes noirs semblent rompre cette logique créatrice parce que, eux-mêmes voués par l'histoire au négatif, ils attachent une particulière importance aux faits du monde présent marqués par l'attente d'une réalité renouvelée.

   L'équivoque de l'entreprise descriptive caractérise l'histoire du roman américain et les incertitudes de son réalisme. James l'a dit : novel ou romance, récit étroitement lié au réel ou récit, non pas fantaisiste, ni irréaliste, mais détaché du réel, fût-ce dans la vraisemblance et le strict jeu référentiel. Mais ce contrôle de l'écart au réel est sapé par le « pouvoir du noir », qui est celui du mal et d'une secrète inconsistance du monde américain. Aussi, dans une crise constante du réalisme, n'est jamais effacée la tentation du gothique et du symbolique, patente chez Faulkner. Lorsque la description paraît illégitime, s'impose une écriture des extrêmes, en un dessin manichéen de l'aventure humaine, dont le meilleur exemple reste Moby Dick. L'histoire de l'Amérique présente de tels extrêmes, dont James Baldwin fait un usage paradoxal dans ses évocations de Harlem. Le réalisme est tragique (Dreiser, Dos Passos) ou appelle l'humour des recompositions picaresques de Mark Twain ou des écrivains juifs (Saul Bellow). Par un retournement de l'illégitimité de la description, l'œuvre peut porter un émerveillement perceptif : cette approche de la lumière réclame d'abord la plus grande attention au noir, pour que l'œil devienne un œil cosmologique, comme le rappelle Henry Miller.

   Les antinomies, inscrites dans le roman américain, traduisent l'effacement d'un monisme premier, celui du théocentrisme puritain, réformé par le transcendantalisme. L'évocation de la Prairie chez Fenimore Cooper est à la fois constat d'un partage de l'espace qui ruine l'unité de l'homme et du monde et effort pour rétablir l'image de cette unité dans la composition des traits du Blanc et de l'Indien. Le naturalisme de la fin du XIXe  s. et du début du XXe reporte le constat de l'unité sur le seul monde social, animé par des forces économiques hostiles. Les images du cow-boy et du private eye du roman policier sont des stéréotypes qui permettent de coder cet affrontement, tandis que la « mystique de l'expérience » est reprise dans les variantes du récit de formation. L' obsession de la survie est omniprésente et ambivalente : elle assure la représentation sociale ; elle impose aussi, comme l'a remarqué Saul Bellow, une falsification morale qui nourrit les images de l'attente au milieu des cendres du quotidien. Le romancier américain est fondamentalement attaché à l'homme du commun, mais dans la peur d'un examen véritable des strates de l'ensemble américain. Le préjugé démocratique commande, de Melville à Hemingway, un didactisme et place le héros symboliquement hors de l'état civil, dans une tradition qui va de Huckleberry Finn au Chant du bourreau de Norman Mailer. Personnalité et impersonnalité s'affrontent dans le dessin fantasmatique de l'ordre et du désordre chez William Burroughs. La représentation de la violence, interprétable en termes sociaux, reste le plus souvent (ainsi de Sanctuaire de Faulkner) le moyen de fixer l'opposition générique de l'homme et de la nature. Le grand remue-ménage du théâtre des années 1960 et 1970 confirme que la littérature américaine, contrainte par l'histoire de la nation à une visée culturelle, se confond avec une vaste entreprise de self-identification, projet dont ce titre d'une œuvre de Gertrude Stein pourrait alors être emblématique : l'Autobiographie de tout le monde.

   Dans ses récents développements, cette littérature américaine est marquée par l'émergence d'écrivains qui tentent de problématiser leur statut à la fois dans une perspective diachronique, par rapport à la tradition américaine de la Frontière, de la réflexion psychologique ou de l'investigation, et dans une perspective synchronique focalisée sur l'engagement personnel, le rapport au réel, au social et au langage. Un des romanciers les plus représentatifs de cette double évolution est sans doute Paul Auster dont Moon Palace reprend la thématique de la route et de l'errance en y associant quête du moi et travail réflexif sur les enjeux de la narration. Le théâtre est aussi investi de ces missions dans les pièces de Sam Shepard et de David Mamet, où le rapport entre parole, action personnelle et geste collectif est constamment au coeur du drame. D'une manière plus aiguë encore ces préoccupations se retrouvent dans les expérimentations des poètes, David Antin sur la narration poétique, Charles Bernstein et Bob Perelman sur le pouvoir du langage, les questions paradoxales de l'engagement par l'hermétisme chez Michael Palmer. Les années 1990 voient une montée en puissance d'une littérature où les questions de la légitimité d'un discours spécifiquement américain sont balayées par l'originalité et la force conceptuelle de ce discours même.