Dictionnaire de la Littérature 2001Éd. 2001
L

La Fontaine (Jean de) (suite)

« Si Peau d'âne m'était conté » ou l'univers merveilleux de la fable

C'est ainsi que les Fables, sous les apparences d'un genre mineur, composent une véritable somme poétique. La démarche de La Fontaine est conforme, pour les principes fondamentaux, aux préceptes de l'esthétique classique. Il se présente comme un simple adaptateur des Anciens : d'Ésope, tout d'abord, dont il place une biographie en tête du recueil de 1668, de Phèdre aussi et de Bidpay, surtout dans les volumes de 1678 (le savant Bernier, rencontré chez Mme de La Sablière, lui avait fait apprécier ce fabuliste oriental). Il affirme, de plus, que la littérature doit avant tout être utile autant qu'agréable (« Le conte fait passer le précepte avec lui », le Pâtre et le Lion). Il sait d'ailleurs que plaire est le meilleur moyen pour instruire : lecteur de Platon, il en a assimilé la psychagogie. Et il ne vise pas seulement l'instruction des enfants. Certes, son premier recueil est dédié à l'enfant qui, parmi tous, est l'élève de choix pour le poète : le Dauphin – mais là encore, comme plus tard dans le fait qu'il s'adresse au jeune duc de Bourgogne, il faut voir la part de la tradition (« Le monde est vieux dit-on, je le crois ; cependant/Il le faut amuser encor comme un enfant », le Pouvoir des Fables). Pour instruire et plaire, il innove beaucoup. Première innovation, souvent négligée, mais non la moindre : le choix du genre. Avant lui, la fable, rédigée en prose, est considérée comme une simple ressource de la rhétorique ; c'est à ce titre que l'art de l'apologue figure dans les exercices de collège. La Fontaine lui confère, en même temps que le statut poétique, la dignité (« L'apologue est un don qui vient des immortels/Ou si c'est un présent des hommes/Quiconque nous l'a fait mérite des autels », Dédicace à Mme de Montespan du Second Recueil).

Une forme-protée

La fable était aussi héritière de l'art de l'emblème, où un précepte moral était illustré à la fois par une gravure et par quelques vers. La Fontaine reprend ces bases étroites (ses Fables étaient illustrées et cela contribua à leur succès), mais il donne à ses poèmes une dimension nouvelle. Il construit des narrations souples, animées par des dialogues au style direct, des notations précises de mouvements ou de détails du décor, si bien qu'ils offrent les éléments d'une mise en scène. Surtout, il introduit dans ces récits d'ordinaire impersonnels le ton singulier que crée l'intervention d'un narrateur dont le « je », à la fois omniprésent et sans cesse se dérobant, commente, juge l'action et interpelle le lecteur. Enfin, à l'enchaînement mécanique entre un récit exemplaire et un précepte moral, il substitue un jeu varié : ses Fables ont parfois une morale explicite, parfois non ; il leur arrive d'en avoir deux différentes ; d'autres fois encore, à l'inverse, une même réflexion suscite deux récits distincts. Tout cela, dans une versification sans cesse modulée, où les vers irréguliers permettent des variations virtuoses de rythme et de ton, et à travers un vocabulaire étendu, volontiers technique, parfois délibérément archaïsant, toujours très précisément étudié pour offrir des jeux multiples de connotations.

La morale de l'histoire

La Fontaine est un poète moraliste, et non pas moralisateur. Son œuvre n'exprime pas une pensée systématique, mais une attitude de pensée, avec ses évolutions, variations, contradictions même. Aussi toutes les exégèses qui visent à en réduire l'explication à une seule rubrique sont vaines. Il est de toute évidence ridicule de voir dans l'œuvre une description de la nature, et d'y noter du même coup des erreurs de zoologie : les cigales ne survivent pas en hiver, sauf dans les Fables où l'imagination est reine... D'une autre façon, s'il est vrai que La Fontaine prend certains de ses sujets dans l'actualité (en particulier la façon dont Colbert a manigancé la chute de Fouquet a des échos dans son livre), il ne faut pas faire non plus de la Cigale et la Fourmi une allégorie du conflit entre les deux ministres. Il convient au contraire de saisir cette œuvre comme l'action d'un regard qui se veut lucide, donc qui ne s'immobilise pas dans une position fixe, et constater que la pensée s'y interroge autant ou plus qu'elle ne répond. Il est certain que La Fontaine est nourri de philosophie épicurienne, de gassendisme, de libertinage, qu'il déteste les superstitions (l'Astrologue ; l'Horoscope). Mais il est certain aussi qu'il a éprouvé des sympathies pour les jansénistes. De même, en matière de politique, il a critiqué les monarques absolus, victimes de leurs ambitions, de leurs conseillers flatteurs, de la facilité de la violence (les Animaux malades de la peste). S'il témoigne de l'intérêt et de la pitié à l'égard du peuple, il le perçoit aussi comme un « enfant », incapable de se conduire seul, et qui a donc besoin d'être dirigé et protégé, par un pouvoir donc nécessairement fort (et si possible juste). La rédaction et la publication des Fables s'étendent sur trente années, et la situation du poète a changé, aussi bien que le contexte sociopolitique, au fil des décennies. Aussi le voit-on parfois La Fontaine soutenir la politique royale au moment d'une guerre (la Ligue des rats), et d'autres fois, en des temps où la politique de puissance risque de ruiner l'économie, et singulièrement l'agriculture, rappeler les mérites du travail, contre les spéculations et les visées de prestige (le Marchand, le Gentilhomme, le Pâtre et le Fils de roi). Il y a cependant, dans son attitude, quelques constantes. Le monde, tel qu'il le voit, est impitoyable : y règnent seuls les rapports de force. Contre la « raison du plus fort » (le Loup et l'Agneau), les faibles ne peuvent rien, à moins d'être capables de contrebalancer la force par la ruse. Souvent, d'ailleurs, il conçoit des situations redoublées, où un fort s'incline devant un plus faible mais plus adroit, et où ce dernier trouve à son tour son maître : cette structure complexe peut aussi bien montrer les apparences vaines des rapports de pouvoir (le Lion et le Moucheron) que des jeux où un trompeur est pris par un trompeur et demi (le Renard et la Cigogne). La vision n'est pas alors moins noire, mais elle a l'avantage de prêter à des effets comiques. Sans cesse attaché à dénoncer les illusions de tous ordres, La Fontaine est proche de La Rochefoucauld, qu'il cite élogieusement (l'Homme et son image). Pourtant, on n'entend ni cri de révolte, ni plaintes de ressentiment. Parfois, le « je » omniprésent se laisse aller à la mélancolie (« Ai-je passé le temps d'aimer ? », les Deux Pigeons). Plus profondément, il laisse deviner le désir latent du « repos », d'une retraite en marge de ce monde violent, et parfois il l'avoue plus ouvertement (le Songe d'un habitant du Mogol, les Deux Amis). À défaut, il suggère de s'accommoder de son sort et de son état, en renonçant aux ambitions et aux chimères (le Berger et la Mer, la Laitière et le Pot au lait, le Savetier et le Financier).

Le piège de la fable

Le sens des Fables, loin de se réduire à une leçon, est inépuisable. Ou, plus précisément, leur polysémie est indéfiniment ouverte. Replacées dans l'ensemble de l'œuvre, elles révèlent les contradictions de toute une époque : comme beaucoup de ses contemporains, La Fontaine, grand liseur de l'Astrée, rêve d'un paradis pastoral mais, comme les plus lucides, il constate en même temps que le déclin sans remède des rêves nobiliaires d'héroïsme et de générosité la montée irrésistible des pouvoirs de l'État et de l'argent. Face à une telle situation, il a choisi de préserver les puissances du langage.