Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
P

Philippe IV le Bel (suite)

Le conflit avec la papauté

L'un des grands événements du règne de Philippe le Bel est incontestablement le conflit qui oppose durant plusieurs années la couronne de France à la papauté. Un premier différend éclate en 1296, à propos de la décime (impôt correspondant au dixième du revenu ecclésiastique) que le souverain entend lever sur le clergé de France. Ce dernier proteste, et le pape Boniface VIII prend aussitôt sa défense. Au nom de la toute-puissance du Saint-Siège sur les princes, il interdit aux clercs de verser des subsides aux laïcs sans autorisation expresse de l'Église (bulle Clericis laicos, février 1296). Pontife orgueilleux et irascible, pénétré du sens de sa mission, Boniface VIII nourrit sans doute quelques illusions sur sa puissance réelle, et sous-estime la détermination de son adversaire. Il finit d'ailleurs par s'incliner, et promulgue la bulle Etsi de statu (31 juillet 1297), qui annule la précédente. Le conflit trouve une occasion supplémentaire d'apaisement dans la canonisation de Louis IX (Saint Louis), grand-père du roi de France.

Quatre ans plus tard éclate une affaire beaucoup plus grave, lorsque Philippe fait arrêter l'évêque de Pamiers, Bernard Saisset, accusé d'avoir outragé l'autorité royale et comploté avec l'Aragon. Le pape réagit aussitôt, rappelle avec force que « Dieu l'a établi au-dessus des rois » (bulle Auscula fili, décembre 1301) et dresse un violent réquisitoire contre la politique arbitraire et brutale du roi de France ; il invite également les évêques français à se réunir en concile à Rome, le 1er novembre 1302, de manière à « préparer la réformation du royaume de France et la punition du roi de France ». Philippe le Bel, qui a pris soin de faire circuler un résumé falsifié du discours de Boniface VIII, riposte en réunissant à Notre-Dame de Paris, le 10 avril 1302, une assemblée de barons, prélats et représentants des villes qui interdit aux évêques de se rendre au concile. De plus, le roi propose de mettre en œuvre lui-même la « réforme du royaume et de l'Église gallicane ». Le pape réaffirme son autorité suprême par la promulgation de la célèbre bulle Unam sanctam (novembre 1302) : « Le glaive spirituel est dans la main du pape, écrit-il ; le temporel, dans la main des rois. Mais les rois ne peuvent l'utiliser qu'au service de l'Église et selon la volonté du pape. Et si le glaive temporel dévie de sa route, c'est au glaive spirituel de le juger. » Il menace Philippe le Bel d'excommunication, et délie les sujets du roi de France du serment de fidélité à leur souverain. Le conflit atteint un point tel d'exaspération que Philippe se laisse convaincre par le plus influent de ses conseillers, Guillaume de Nogaret, qui préconise de s'emparer de la personne même du pape, pontife indigne et usurpateur puisque son prédécesseur, Célestin V, a abdiqué. S'assurant l'aide des Colonna, puissante famille ennemie de Boniface, Nogaret se charge lui-même de l'opération, et se rend à Anagni, ville natale du pape, où ce dernier est en villégiature à la fin de l'été 1303. Lorsqu'il arrête le pape et prétend l'emmener, il se heurte à l'opposition des habitants de la ville, et doit s'enfuir avec ses compagnons. Mais Boniface VIII ne survit pas à ces émotions doublées d'une cinglante humiliation : il meurt le 11 octobre 1303, peu de temps après son retour à Rome. Ses successeurs Benoît XI et surtout Clément V (l'archevêque de Bordeaux Bertrand de Got, élu pape en 1305 grâce à l'appui de Philippe le Bel) lèvent les peines prononcées contre le roi de France et finissent même par absoudre Guillaume de Nogaret. Clément V vient d'ailleurs s'installer en Avignon dès 1309, et ses successeurs y résideront jusqu'en 1377. La victoire de Philippe le Bel est totale. Par-delà le choc de deux tempéraments intransigeants, l'un et l'autre peu portés au compromis, l'épisode est significatif d'une époque nouvelle et s'ordonne autour d'enjeux de pouvoirs essentiels : il marque, sans espoir de retour, la fin de l'aspiration pontificale à un Empire chrétien, et l'affirmation d'une monarchie nationale, sûre de son bon droit, appliquée à définir ses intérêts propres hors de toute ingérence.

Le gouvernement du royaume

Ce souci de récuser les sources d'autorité extérieures au royaume se traduit, à l'intérieur, par la poursuite de la construction de l'État amorcée sous Philippe Auguste. Tandis que l'activité des baillis et des sénéchaux s'accroît au sein des fiefs, perfectionnant l'encadrement administratif du pays, les institutions centrales évoluent dans le sens d'une spécialisation des compétences. Les précédents souverains capétiens se sont toujours appuyés, pour gouverner, sur la cour du roi (curia regis), composée des grands vassaux et des principales personnalités de l'entourage royal. Mais, sous Philippe le Bel, les « légistes », formés à l'étude du droit romain, entrent plus nombreux dans cet organe de gouvernement et deviennent des personnages clés de l'appareil politique et administratif. L'affirmation de la monarchie française leur doit évidemment beaucoup : au souverain médiéval, dont le pouvoir est limité, de fait et de droit, par la puissance et les privilèges de ses vassaux, les légistes opposent l'idéal d'un monarque tout-puissant, dégagé du réseau complexe des liens de suzeraineté. Souvent critiqués pour l'emprise excessive qu'ils auraient eue sur Philippe le Bel, les principaux conseillers sont Pierre Flote, Guillaume de Nogaret et Enguerrand de Marigny. Guillaume de Nogaret a dit de Philippe le Bel - le propos a naturellement valeur de plaidoyer pro domo - qu'il « craignait toujours de mal se comporter envers Dieu et envers les hommes s'il n'avait pas pris de sages décisions après en avoir délibéré avec son Conseil ». L'hypothèse d'un roi manipulé par ses conseillers apparaît aujourd'hui hautement improbable : le discernement avec lequel Philippe le Bel a choisi et soutenu ces derniers témoigne de sa volonté directrice et de la cohérence de ses orientations personnelles.

Sous l'influence des légistes, la cour du roi se spécialise : tandis que le Grand Conseil examine les affaires politiques, la Chambre des comptes se charge des affaires financières et le parlement s'occupe des affaires judiciaires. En matière financière, l'œuvre du roi ne peut que susciter un jugement contrasté : soucieuse de clarté et d'efficacité, elle ne répugne cependant pas aux manipulations retorses ni aux extorsions brutales. Après avoir réorganisé le Trésor royal avec l'aide de Marigny, Philippe le Bel prévoit de même l'établissement d'un budget (ordonnance du 14 janvier 1314). L'habileté des légistes a su procurer des revenus supplémentaires au Trésor royal, par le biais des emprunts forcés, des diverses tailles et taxes. Confrontés au besoin nouveau de financement de la guerre, le roi et ses conseillers ont tenté de transformer en impôts permanents ces ressources temporaires. L'opinion a refusé catégoriquement de se soumettre à ce qu'elle considère alors comme une tyrannie fiscale, et l'irritation est devenue telle, à la fin du règne, que des ligues de résistance nobiliaires (1314-1315) se sont formées en Normandie, en Picardie et en Champagne car l'impôt royal concurrence les prélèvements seigneuriaux. Mais c'est surtout dans le domaine monétaire que Philippe le Bel s'est attiré une violente impopularité. Les cours commerciaux de l'or et de l'argent ne cessant de fluctuer, le roi procède à des réajustements : il n'hésite pas à changer le taux de métal précieux dans les pièces de monnaie sans en changer la valeur, ou bien à modifier cette valeur sans changer les pièces. Le peuple le qualifie de « roi faux-monnayeur », et regrette la « bonne monnaie » stable du temps de Saint Louis.