Dictionnaire de l'Histoire de France 2005Éd. 2005
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gothique (art) (suite)

Enfin, la fascination de la verticalité, le caractère diaphane de la maçonnerie, la richesse de l'ornement, la finesse et l'harmonie picturale ne sont pas que les effets de conditions économiques, sociales ou politiques. Ils ne s'expliqueraient pas sans le formidable élan spirituel qui soulève alors toute la chrétienté d'Europe. L'esprit de l'ordre de Cîteaux, avivé par saint Bernard, et la sensibilité franciscaine, stimulée par saint Bonaventure, modifient les comportements. Une conception plus sereine des rapports de l'homme avec un Dieu plus accessible s'instaure. Le souci de la destinée ou l'angoisse, comme le plaisir de vivre ou le sourire, s'inscrivent dans la pierre et modifient couleurs et graphisme. Une esthétique moderne surgit qui se nourrit de valeurs profanes autant que religieuses.

Deux protagonistes : l'ogive et l'arc-boutant

En architecture religieuse, la voûte sur croisée d'ogives et l'arc brisé révolutionnent l'espace. Ni celui-ci ni celle-là ne sont des inventions des maîtres du gothique ; c'est leur emploi systématique qui conduit les architectes du domaine royal à porter l'édifice à son point de perfection. Mais cette « invention de maçon », comme l'appelle Henri Focillon, n'aurait pu s'implanter de façon aussi magistrale sans l'avènement d'un organe de contrebutée : l'arc-boutant (vers 1180, à Paris). Là encore, le génie gothique n'est pas tant l'invention de la contrebutée, déjà connue, que le fait de l'avoir conçue comme un arc. Cette heureuse disposition décharge les murs et permet à l'arc de s'élever en même temps que la nef, à la rencontre exacte des points de poussées. Plus les nefs montent, plus l'arc dédouble ses volées. Le moment vint où l'on dut faire appel à de nouveaux renforts complices, pinacles et culées, pour dériver et neutraliser toute pesanteur. Un ingénieux système, pragmatique et élégant, enserre des nefs de plus en plus audacieuses. Cette dynamique verticale est à l'origine du vif succès de l'art gothique. Elle sert magnifiquement l'orgueil du roi et celui de l'évêque. Mais, plus profondément, sa puissante évocation ascensionnelle répond à l'aspiration universelle et existentielle de surpassement. « Le haut est une catégorie inaccessible à l'homme comme tel : elle appartient à des êtres surhumains » (Mircea Eliade) ; symbolisme que la spiritualité chrétienne célèbre avec faste dans la liturgie, et dont elle investit la flèche de ses cathédrales.

Confort et prestige

Dans les édifices civils et militaires, une nouvelle conception du mode de vie se greffe sur ces concepts architecturaux et symboliques. L'exemple le plus typique et le plus complet est le Palais des papes à Avignon, monument à la fois civil, religieux et militaire : la forteresse austère et défensive de Benoît XII (1334/1342), devient, avec Jean de Louvres, l'architecte de Clément VI (1342/1352), un palais confortable et luxueux. Et, si les villes continuent à s'entourer de remparts (Carcassonne, Aigues-Mortes...) ou à s'enrichir d'éléments fortifiés (le pont Valentré de Cahors, 1308-1335), l'aspect résidentiel et somptueux des palais l'emporte (l'hôtel Jacques-Cœur à Bourges). Par ailleurs, en son centre, la cité gothique affiche un décor exprimant le prestige économique et social : la richesse et la hauteur des beffrois est le corollaire laïc de la flèche ou des tours ecclésiales. Le marché couvert de Saint-Pierre-sur-Dives (XIIIe siècle) et l'hôpital de Tonnerre (fin XIIIe siècle) offrent de beaux exemples de cette architecture urbaine.

Une nouvelle venue : la statue-colonne

La statuaire grandeur nature apparaît vers 1140 dans l'ébrasement des portails de Saint-Denis. Techniquement, la formule est particulière : c'est une « statue-colonne » qui fait corps avec l'architecture, sans être pour autant encastrée dans la maçonnerie comme ses sœurs aînées romanes. Le sculpteur lui donne vie et autonomie. Conforme aux canons de verticalité, la morphologie est svelte et étirée, et le plissé des vêtements retombe selon les cannelures des colonnes. Tout est fonction de la dynamique ascensionnelle de la façade. Esthétiquement, les modèles sont ceux de l'Antiquité classique, en référence à la représentation du corps et de la nature dans la pensée médiévale. Théologiquement, la statue, vue de biais dans l'ébrasement du porche, ne peut se trouver dans un face-à-face idolâtre avec le fidèle, et s'inscrit dans une thématique typologique et mystique qui la dépasse. Car ce qui caractérise la façade gothique depuis l'édification de Saint-Denis, c'est l'interprétation scolastique et liturgique qui lui est conférée. Cette lignée d'hommes et de femmes debout aux porches est celle qui a attendu, préfiguré et annoncé la théophanie proclamée au tympan. Elle forme une sorte de corpus de l'enseignement de l'Église, auquel tout est ordonné, y compris la flore et la faune qui l'accompagnent. Aussi, lorsque dans son Dictionnaire raisonné de l'architecture (1854-1858), Viollet-le-Duc attribue la déformation des corps à des corrections optiques - il fallait éviter, dit-il, que les statues ne soient perçues écrasées par la masse d'architecture ou difformes à cause de la hauteur -, on reconnaît bien la perspicacité de son esprit fonctionnel mais, précisément, là se situe la fine pointe de l'esprit gothique, capable « d'architecturer » l'homme et la nature selon des formes fonctionnelles et symboliques qui ne s'excluent pas. Aucune époque, par la suite, ne reprendra ce flambeau artistique.

Réalisme et sentiment

C'est au XIIIe siècle, avec l'art marial, qu'est introduit dans la sculpture gothique le raffinement formel qui fera l'excellence française. La Sedes sapientiae s'efface au profit de la Vierge à l'Enfant, au déhanchement si caractéristique. La courbe qui humanise le corps sied si bien à l'esprit nouveau qu'elle se répercute sur toute forme statuaire, même masculine. Ce réalisme du XIVe siècle fait naître d'authentiques chefs-d'œuvre que les ivoiriers et les orfèvres parisiens diffuseront jusqu'à la Renaissance. Autour de 1400, le nom du sculpteur Sluter domine. Originaire de Hollande, il travaille pour Philippe le Hardi en Bourgogne, exécutant l'ensemble de statues du Puits de Moïse, à la chartreuse de Champmol (1396). La poursuite de la vérité d'apparence va naturellement conduire à la peinture de chevalet et à l'art du portrait individuel (Jean II le Bon, Louvre). Les cours princières sont des rendez-vous d'artistes (Paris, Prague, la Bourgogne...). C'est l'époque des donateurs, où s'affirme progressivement l'image du généreux mécène vivant ou défunt, hardi chevalier ou gracieuse dame (Philippe le Bel et Jeanne de Navarre, à Paris). Enfin, l'art funéraire (dalles et gisants) hésite entre idéalisation sereine ou lucidité rationnelle. La première effigie funéraire qui reproduit les traits réels du défunt est celle de Philippe le Hardi.